On a touché à la prose
Expériences typographiques (XIXe-XXIe)
Matthieu Corpataux et Émilien Sermier (dir.)
Appel à contributions pour un ouvrage collectif
Les réinventions typographiques qui ont bouleversé l’écriture poétique, depuis le fameux Coup de dés (1897) de Mallarmé, n’ont cessé d’alimenter les discours critiques. On a abondamment étudié les mots en liberté de Marinetti, les calligrammes d’Apollinaire, les blancs d’André du Bouchet, etc. Mais qu’en est-il du récit et, plus encore, du roman ? Si on pense habituellement, comme en témoigne Roland Barthes, que « c’est la poésie et la poésie seule qui a pour fonction de recueillir tous les faits de subversion concernant la matérialité du livre[1] », les renouvellements typographiques touchent aussi la prose narrative. C’est ce que ce volume collectif voudra rappeler, en revenant sur une composante presque toujours négligée dans les études sur le récit. L’ouvrage constituera ainsi une sorte de pendant à la récente somme sur les « jeux d’espace » des « livres de poésie »[2].
Au vrai, dans le domaine de langue française, plusieurs écrivaines et écrivains modernes ont éprouvé des procédés relevant de la typographie (entendue en son sens le plus large) pour bousculer la linéarité discursive de la prose. Des dispositions excentriques de Charles Nodier dans Histoire du roi de Bohème et de ses sept châteaux (1830) aux récits contemporains de Nathalie Quintane (Début, 1999) ou de Dany Laferrière (L’Énigme du retour, 2009), la prose narrative n’a cessé d’être reconfigurée à la faveur de spatialisations plus ou moins spectaculaires. Les exemples ne manquent pas : que l’on pense aux alinéas dramatiques de Victor Hugo (Les Travailleurs de la mer, 1866), aux espacements lyriques des Nourritures terrestres (1897) d’André Gide, aux « syntaxes » élastiques de Pierre Reverdy (Le Voleur de Talan, 1917), de Blaise Cendrars (Dan Yack, 1929) ou d’Hélène Bessette (MaternA, 1955), aux agencements des Nouveaux Romanciers (Michel Butor, Robert Pinget, Nathalie Sarraute et Claude Simon) ou encore aux expériences de Samuel Beckett (Comment c’est, 1961), Maurice Roche (Circus, 1972), Monique Wittig (Le Corps lesbien, 1973) ou Frankétienne (Les Affres d’un défi, 1975)… Parfois informés par des modèles visuels ou musicaux, toutes ces proses expérimentent diversement les possibilités des blancs, des italiques, des astérisques, des lignes pointillées, des caractères (gras, majuscules), voire des polices, mais aussi des chapitrages et des paragraphes[3].
Or toutes ces expérimentations participent à l’émergence d’effets esthétiques inédits. Loin de considérer ces éléments typographiques comme décoratifs ou simplement « poétiques », on les appréhendera au contraire comme constitutifs de la poéticité des textes et de leur expressivité, de leur rythmicité. L’enjeu sera dès lors d’examiner la fonction de ces formatages visuels – soit qu’ils ré-accentuent la narrativité des textes (sans forcément l’entraver) ; soit qu’ils participent à des recherches énonciatives comme le monologue intérieur, la simultanéité ou la polyphonie ; soit qu’ils réalisent d’autres visées plus subversives quant à la nature même du récit ou des discours en créant de nouveaux régimes d’attention. Dans le sillage des réflexions pionnières d’Henri Meschonnic ou d’Anne-Marie Christin[4], une enquête assez pittoresque reste ainsi à mener sur ce que l’on pourrait appeler la physionomie des proses, leur « signalétique[5] », leur « allure[6] », leur « texture[7] » ou encore leur « topographie[8] », où le lu et le vu se combinent dans un même geste. Au-delà des approches narratologiques, généralement centrées sur la construction des actions fictionnelles, il est possible de mener une « critique superficielle[9] » (Ugo Dionne) apte à considérer les surfaces de la prose, afin de saisir autrement les formes et les forces du récit.
Outre les approches poétiques, cette réflexion voudra intégrer des perspectives historiques : existe-t-il des pratiques prédominantes selon les périodes, les réseaux éditoriaux, les mouvements artistiques, l’histoire du livre et de ses formats ? De même, il s’agira de documenter en amont la fabrique de tous ces jeux d’espaces. On fera ainsi droit aux approches génétiques : comment les auteurs et les autrices élaborent-ils/elles ces aspects visuels sur leurs brouillons (à la main, à la machine ou sur le clavier) ? Quelles sont les différentes étapes de la mise en espace (sont-elles immédiates, différées) ? La problématique est dès lors aussi éditoriale : quels rôles peuvent avoir les éditeurs dans la disposition typographique des textes ? Quelles sont les contraintes pratiques, et même économiques, liées aux imprimeurs ou aux formats des collections ? Et, en aval, comment les dispositifs typographiques sont-ils repris, retouchés, voire caviardés d’une réédition à l’autre – en sachant que les blancs, par exemple, sont probablement moins respectés par les (ré)éditeurs en prose qu’en poésie ?
En somme, cette recherche collective (qui accueillera aussi bien des études de cas que des réflexions transversales) permettra d’examiner combien les plastiques du récit sont orientées par diverses conditions de production tout en agissant, en termes de réception[10], sur le lecteur et la lectrice en opérant différents réglages de l’attention – et en orientant peut-être les choix de lecture, dès les premiers feuilletages en librairie.
Calendrier :
1) Les propositions de contribution, sous forme de descriptif de 10 à 15 lignes, sont à adresser par mail à emilien.sermier@unil.ch et matthieu.corpataux@unifr.ch d’ici le 1er décembre 2024.
2) Réponse du comité de lecture au plus tard le 20 janvier 2024.
3) Soumission de l’article (entre 25'000 et 35'000 signes) avant le 1er juin 2025, pour une parution en 2026. Cet ouvrage sera soumis auprès de la collection «Théorie de la littérature » aux Classiques Garnier.
Notes
[1] Roland Barthes, « Littérature et discontinuité », Essais critiques, 1964, Paris : Le Seuil, « Points », p. 183.
[2] Voir Isabelle Chol, Bénédicte Mathios et Serge Linarès (dir.), LiVres de pOésie Jeux d'eSpace, Paris : Honoré Champion, 2016.
[3] De récents travaux ont relancé l’intérêt pour ces unités narratives. Voir Claire Colin et alii (dir.), Pratiques et poétiques du chapitre du xixe au xxie siècles, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2017 ; ainsi que : Mark Algee-Hewitt, Bryan Heuser et Franco Moretti, « Des paragraphes : échelle, thèmes et forme narrative », in Franco Moretti (dir.), La Littérature au laboratoire, trad. Valentine Leÿs, Genève : Ithaque, « Theoria Incognita », 2016, p. 186-215.
[4] Henri Meschonnic, Critique du rythme, Lagrasse : Verdier « Poche », 1982 ; Anne-Marie Christin, L’image écrite ou la déraison graphique [1995], Paris : Flammarion, « Champs-arts », 2009.
[5] Franck Neveu, « De la syntaxe à l’image textuelle. Ponctuation et niveaux d’analyse linguistique » [en ligne], La Licorne, « La Ponctuation » (Jacques Dürrenmatt, dir.), 2000. URL : https://licorne.edel.univ-poitiers.fr/index.php?id=2450
[6] Jean-Paul Goux, « De l’allure » [en ligne], Semen, n° 16, « Rythmes de la prose » (Éric Bordas, dir.), 2003. URL : http://semen.revues.org/2664
[7] Michel Charles, Composition, Paris : Seuil, « Poétique », 2018. L’auteur rappelle l’importance d’examiner tout ce qui fonde la « texture » narrative dans laquelle le lecteur est immergé plus « réellement » que dans la fiction : « Nous devons aussi prendre en compte tout ce qui permet de scander le texte, d’observer et mesurer son “allure”, qu’il s’agisse de changements de régimes ou de la répartition des masses textuelles. » (p. 429).
[8] Julie Lefebvre et Rudolf Mahrer, « Entre typographie et topographie : le blanc dans le livre imprimé occidental (xix- xxe siècles), Linguistique de l’écrit, n° 1, « Blancs de l’écrit, blancs de l’écriture » (Pierre-Yves Testenoire et Julie Lefebvre, dir.), 2019.
[9] Ugo Dionne, La Voie aux chapitres. Poétique de la disposition romanesque, Paris : Seuil, « Poétique », 2008, p. 11.
[10] Sur le versant de la réception, voir Aude Leblond, « Le lecteur à l’heure du chapitre : vers une rythmique de la lecture », Poétique, 2022, p. 63-82.
Bibliographie indicative :
Adam Jean-Michel, Le paragraphe : entre phrases et texte, Paris : Armand Colin, 2018.
Algee-Hewitt Mark, Heuser Bryan et Moretti Franco, « Des paragraphes : échelle, thèmes et forme narrative », in Franco Moretti (dir.), La Littérature au laboratoire, trad. Valentine Leÿs, Genève : Ithaque, « Theoria Incognita », 2016, p. 186-215.
Bordas Éric (dir.), « Rythmes de la prose » Semen, n° 16, 2003. URL : http://semen.revues.org/2664
Campaignolle-Catel Hélène, Lesiewicz Sophie, Théval Gaëlle (dir.), Livre/Typographie : une histoire en pratique(s), Paris : Éditions des Cendres, 2020.
Charles Michel, Composition, Paris : Seuil, « Poétique », 2018.
Chol Isabelle, Mathios Bénédicte et Linarès Serge (dir.), LiVres de pOésie Jeux d'eSpace, Paris : Honoré Champion, 2016.
Colin Claire, Conrad Thomas et Leblond Aude (dir.), Pratiques et poétiques du chapitre du xixe au xxie siècle, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2017.
Dionne Ugo, La Voie aux chapitres. Poétique de la disposition romanesque, Paris : Seuil, « Poétique », 2008.
Dürrenmatt Jacques, Bien coupé mal cousu : de la ponctuation et de la division du texte romantique, Paris : Presses universitaires de Vincennes, « Essais et savoirs », 1998.
Goux Jean-Paul, La Fabrique du continu. Essai sur la prose, Paris : Champ Vallon, 1999.
Lefebvre Julie et Testenoire Pierre-Yves (dir.), « Blancs de l’écrit, blancs de l’écriture », Linguistique de l’écrit, n° 1, 2019.
Linarès Serge, « Typographie », in Antonio Rodriguez (dir.), Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias, Paris : Classiques Garnier, 2024, p. 357-360.
Philippe Gilles et Piat Julien (dir.), La Langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris : Fayard, 2009.
Purnelle Gérald, « Le “vers de prose” : vers et prose ? entre vers et prose ? (ni vers ni prose ?) », Formes Poétiques Contemporaines, n° 4, 2006, 69-82.
Rabaté Dominique, Petite physique du roman, Paris : José Corti, 2019.
–, La Passion de l’impossible. Une histoire du récit au XXe siècle, Paris : José Corti, 2018.
Sandras Michel, Idées de la poésie, idées de la prose, Paris : Classiques Garnier, 2016.
Sangsue Daniel, Le Récit excentrique. Gautier, De Maistre, Nerval, Nodier, Paris : José Corti, 1987.
Sermier Émilien, Une Saison dans le roman. Explorations modernistes : d’Apollinaire à Supervielle (1917-1930), Paris : José Corti, 2022.
Smadja Stéphanie, Cent ans de prose française (1850-1950). Invention et évolution d’une catégorie esthétique, Paris : Classiques Garnier, 2018.
Tadié Jean-Yves, Le Récit poétique [1978], Paris : Gallimard, « Tel », 1994.