Le roman politique en Europe et les défis de l'ère numérique (Projet "Cartography of Political Novel in Europe", Berlin)
Le roman politique en Europe et les défis de l'ère numérique
Dans son roman épistolaire La Toile (2017), Sandra Lucbert présente le langage littéraire et le langage numérique comme résultant de deux contraintes qui s'opposent et s'entrechoquent : la contrainte technologique, économique et politique imposée par des plateformes conçues pour capter l'attention et en tirer profit d'une part ; la contrainte du roman, d'autre part, forme souvent réflexive ancrée dans un passé séculaire qui poursuit un travail de symbolisation et de mise à distance. Ou, pour reprendre les termes de l'autrice : "Un régime de présentation se heurte à un régime de représentation." Ce roman, porté par l'espoir que le hiatus qui s'ensuit permette de mettre à distance nos pratiques, s'inscrit dans une littérature de plus en plus riche qui réfléchit aux vastes et multiples questions soulevées par les outils numériques d'un point de vue politique .
Notre atelier vise à explorer les défis littéraires et politiques que l'ère numérique pose au genre romanesque. Dans son essai Digital Modernism. Making It New in New Media, Jessica Pressman définit le "modernisme" comme "une stratégie d'innovation qui utilise les médias de son temps pour réformer et refondre les pratiques littéraires plus anciennes de manière à produire un art nouveau" (2014, 4). Ce qu'elle appelle le "modernisme numérique" transpose cette logique aux pratiques et aux questions actuelles : "Le modernisme numérique [...] nous permet de reconsidérer comment et pourquoi les médias sont (et ont toujours été) un aspect central de la littérature expérimentale et de la stratégie visant à la rendre nouvelle" (5). Il s'agit pour nous de relier ces considérations formelles à des questions plus explicitement politiques.
L'ère numérique engage tous les aspects du processus littéraire. Les relations interpersonnelles qu'il implique (entre auteurs, éditeurs, agents, critiques, lecteurs, etc.) sont particulièrement bouleversées par les nouvelles technologies : le geste littéraire se déploie sur différentes plateformes, le livre se détache de son support physique, l'auteur·ice peut disparaître face aux possibilités offertes par la génération automatique (intelligence artificielle), les hiérarchies et les médiations éditoriales sont remises en cause. Mais comment ces changements se reflètent-ils dans le roman lui-même ? Comment ce nouveau contexte a-t-il redéfini les relations avec la sphère politique (si tant est qu'il les ait redéfinies) ? Quel roman politique est-il possible à l'ère numérique ?
Trois axes principaux seront envisagés :
1. Comment les technologies numériques redéfinissent-elles les liens entre le roman et la sphère politique ?
- Déplacent-elles la dépendance de la sphère politique vers la sphère économique ? On sait que la plupart de ces technologies sont détenues par des entreprises privées : quels sont les enjeux de ces situations de propriété ?
- Quelles possibilités offrent-elles (ou non) pour, par exemple, résister à la censure ou la contourner ?
- Comment la sphère numérique interagit-elle avec l'espace physique des États, des institutions et des zones géopolitiques ? Et comment ces interactions se reflètent-elles dans l'écriture littéraire en général et dans le roman politique en particulier ?
2. Dans quelle mesure et de quelles manières concrètes la numérisation généralisée a-t-elle un impact sur les modes de création et de lecture de la littérature ?
- La création collective, encouragée par un écrivain ou sollicitée par une communauté de fans, s'oppose au mythe du créateur génial. Peut-on parler de démocratisation dans ce contexte ?
- Dans quelle mesure l'intelligence artificielle redéfinit-elle la notion d'auteur·ice - et celle de lecteur·ice ?
- Quelles sont les implications linguistiques des technologies numériques pour l'écriture romanesque ? Est-il possible de concevoir un roman politique algorithmique ?
- La numérisation généralisée redéfinit l'objet des études littéraires : par exemple, le blog d'un écrivain fait-il partie de son œuvre ? Une œuvre publiée par une maison d'édition reste-t-elle pertinente et, si oui, de quelle manière ?
- Comment les hiérarchies éditoriales sont-elles renégociées par les pratiques d'édition numérique ? Ces renégociations remettent-elles en cause la division établie entre centres et périphéries ?
- Quelles (nouvelles ?) communautés ces technologies numériques facilitent-elles ?
3. Comment le roman politique des XXe et XXIe siècles représente-t-il et interroge-t-il les enjeux numériques ? Nous ne considérons pas seulement les romans écrits au moment de l'avènement des technologies numériques : bon nombre des nouvelles possibilités offertes par les outils les plus récents avaient déjà été envisagées ou revendiquées par des écrivain·es qui voulaient rompre avec la linéarité narrative et le format du livre (Borges, par exemple).
- Théorie du complot, paranoïa, propagande : quelle place le roman politique assigne-t-il aux manipulations linguistiques et narratives qui prolifèrent sur les réseaux sociaux et autres plateformes ?
- Le roman politique permet-il de subvertir la désinformation circulant sur les réseaux sociaux ?
- Comment le roman politique traite-t-il le piratage numérique, à la fois sur le plan thématique et sur le plan pratique ?
- Que pouvons-nous apprendre des romans politiques concernant les défis politiques posés par les technologies numériques ? Dans quelle mesure le roman politique peut-il nous aider à réfléchir et à traiter ces questions ?
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Soumission des propositions
Cet atelier fait partie du projet Europe Horizon financé par l'Union européenne "Cartography of Political Novel in Europe" (CAPONEU). Il est organisé par le Leibniz Center for Literary and Cultural Research de Berlin en coopération avec l'Université de Nicosie.
https://www.zfl-berlin.org/project/the-cartography-of-the-political-novel-in-europe.html
Il aura lieu les 16 et 17 janvier 2025 au Leibniz Centre for Literary and Cultural Research à Berlin. Nous ne sommes pas en mesure de couvrir les frais de déplacement et d'hébergement, mais les installations du ZfL offrent un moyen stable et fiable de participer en ligne si vous ne pouvez assister à l'événement en personne.
Les présentations ne dureront pas plus de 10 minutes mais seront basées sur des contributions qui auront circulé et auront été lues avant l'événement. Chaque présentation sera suivie d'une réponse, l'objectif étant de laisser une large place à la discussion.
Veuillez envoyer avant le 15 octobre vos résumés d'environ 300 mots et une courte note bio-bibliographique aux adresses suivantes : artemis.r@unic.ac.cy ; caponeu@zfl-berlin.org.
Les articles complets devront être envoyés au plus tard le 10 décembre 2024.
Nous prévoyons de publier les contributions sur le site web de CAPONEU. Les participant·es à l'atelier seront également invité·es à soumettre de courtes présentations d'un roman politique et ainsi de contribuer à la carte des romans politiques en Europe qu'est en train de constituer le consortium CAPONEU.