Date limite : 15 novembre 2024 — Publication : printemps 2025
S’il était vrai, en effet, que la folie soit, dans tous les cas, un mal, ce serait bien parler.
Mais le fait est que les biens les plus grands nous viennent
d’une folie qui est, à coup sûr, un don divin.
Platon
Les hommes m’ont appelé fou; mais la science
ne nous a pas encore appris si la folie est ou
n’est pas le sublime de l’intelligence.
Edgar Allan Poe
J’ai perdu la raison, mais je ne suis pas folle.
Madeleine Gagnon
Pour son seizième numéro, la revue d’études littéraires Chameaux se propose d’explorer le thème de la folie en littérature. Des fous ou folles dans la société médiévale, aux artistes psychiatrisé·es, en passant par les hystériques de Charcot et de Freud, la folie, ou ce que l’on juge comme telle, hante depuis longtemps notre imaginaire collectif. Que ce soit la folie des écrivain·es devenue moteur de leur créativité – nous pouvons penser à l’urgence d’écrire d’un Antonin Artaud ou d’une Sylvia Plath – ou la folie des personnages, qui ont fasciné plusieurs générations de lecteur·rices, tels Don Quichotte ou le Dr Jekyll et son alter ego Mr Hyde, ce thème attire tout autant qu’il repousse les lecteur·rices; car réfléchir à la folie, c’est toujours, semble-t-il, interroger tacitement la normalité.
Concept polysémique, la folie est difficile à définir tant elle désigne des phénomènes différents. Rapidement, elle se révèle contingente aux normes établies par une société et une époque données. Est fou ou folle celui ou celle dont l’attitude est marginale, déviante, démesurée ou motivée par une passion excessive; autrement dit, qui transgresse les normes et, par le fait même, ébranle l’ordre établi et sa prétendue naturalité. C’est pourquoi Michel Foucault, dans son Histoire de la folie à l’âge classique, écrivait que « [l]a folie n’existe que dans une société, elle n’existe pas en dehors des normes de la sensibilité qui l’isolent et des formes de répulsion qui l’excluent ou la capturent. »
Historiquement utilisée pour discréditer les paroles dissidentes et subversives des personnes issues de groupes non dominants, tels que les femmes, les personnes racisées non blanches, les autochtones ou les minorités sexuelles, la folie, explique Alison Jaggar, se fait outil de contrôle social, hiérarchisant et opposant les types de discours (raison vs déraison, objectivité vs subjectivité, savoirs scientifiques vs savoirs expérientiels, esprit vs corps). Elle devient une manière de marquer l’étrange, le dérangeant; à cet égard, la littérature fantastique contribue à rendre tangibles, sous la forme de créatures ou de phénomènes effrayants, l’aliénation ou la folie vécue par les personnages. Toutefois, les manifestations de la folie ne semblent pas totalement insensées, d’où, peut-être, notre intérêt renouvelé pour cette thématique. Derrière l’absurdité apparente des discours de la folie, la réalité qu’ils dépeignent résonne étrangement avec la vision du monde qu’ont les lecteur·rices, ce qui peut provoquer un sentiment d’inquiétant familier (das Unheimliche) où ils et elles se reconnaissent dans la folie des personnages hors normes. Philippe Ménard écrit justement, à propos des fous et folles dans la société médiévale: « La sagesse des hommes sensés est parfois à courte vue, alors que les fous voient haut et loin. » C’est que les fous et folles, en renversant les situations et les valeurs établies, montrent leur caractère arbitraire, fictionnel, prescriptif; la folie, dans ce contexte, est brutalement lucide, comme celle de l’Éloge de la folie d’Érasme, qui déclare sans ambages qu’elle parvient, par sa capacité de dissimulation lacunaire, à une sincérité désarmante: « Pas de fard sur ma figure, elle ne dit rien qui ne soit dans mon cœur. Partout et toujours on me trouve identique à moi-même ; personne ne parvient à me dissimuler, pas même ceux qui mettent toute leur ambition à passer pour des sages. » Cette nudité de la folie ouvre la voie, dans ce contexte, à la critique de la sophistique, de la complaisance intellectuelle, de la tartufferie dans l’Église, etc.
Dans ce cadre, la folie se révèle donc particulièrement féconde; déjà, chez Platon, on en faisait la condition sine qua non de la création, car elle est le canal par lequel les Muses s’adressent au poète, celle qui permet le jaillissement mystique des idées et des récits. Ce n’est sûrement pas la pure raison qui aura amené Aristophane, Apulée ou Rabelais à offrir au peuple Les Nuées, L’Âne d’or ou Gargantua; ces œuvres prennent plutôt à bras-le-corps, tout en la sublimant, la folie qui les a inspirées. Toutefois, cette folie demeure encore intelligible, elle n’a pas le mystère de la maladie ayant, elle aussi, investi le champ littéraire. En ce sens, nous pouvons aussi penser aux nombreux textes littéraires écrits dans la foulée des mouvements antipsychiatriques des décennies 1960 et 1970. Selon Aurore Turbiau, « [l]e motif de la folie permet aux autrices de révéler l’absurdité du monde dans lequel elles vivent: folles, elles sont contagieuses. » Qu’il s’agisse des diagnostics psychiatriques permettant aux médecins, psychiatres ou psychanalystes de contenir la rébellion des femmes en pathologisant leur résistance aux exigences morales de la société, ou la célébration de la puissante révolution de la parole délirante comme le font certaines féministes qui voient dans la folie un moteur de transformation politique et sociale, la folie se révèle fondamentalement politique. Pour plusieurs écrivaines, l’hystérie devient une marque d’agentivité qui permet d’exprimer sa lucidité, son exubérance, sa liberté. Comme l’écrit l’écrivaine Madeleine Gagnon, « [l]a parole déstructurée agresse les structures » et « [l]’Idéologie bourgeoise dominante passe d’abord par le langage. Seuls les fous qui le décodent et le discordent le savent. Et l’éprouvent. L’ordre grammatical, lexical, syntaxique, stylistique, protège autant que les asiles. Autant que les prisons. Les fous sont des prisonniers politiques. » La folie apparaît alors comme une modalité de subversion, ce qui fait dire à Silvia Lippi et Patrice Maniliger que « la folie et la psychose ont des choses à nous apprendre, et cela non seulement d’un point de vue clinique, mais aussi dans le champ des luttes [politiques]. »
Étranger·e au monde social, ceux et celles que la société juge fous ou folles voient la réalité depuis un autre lieu, ce qui leur permet de poser un regard neuf sur celle-ci. Pensons au fou du Roi Lear, qui n’est pas puni de sa sincère insolence – il bénéficie de la « liberté du fou » (die Narrenfreiheit) –, et soutient, par ses remarques et chansons impertinentes, que la folie n’est pas que l’apanage des fous: « Les fous n’ont jamais eu de moins heureuse année, / Car les sages sont devenus sots / Et ne savent plus comment porter leur esprit, / Tant leurs mœurs sont extravagantes. »
Dans un tout autre registre, on peut aussi penser à l’amour qui rend fou. Que ce soit Tristan qui se fait passer pour fou à la cour du roi afin de transmettre un message codé à Iseut ou Hervé Guibert qui écrit : « Comment j’aime Vincent: prêt à m’ouvrir la poitrine pour déposer mon cœur à ses pieds », les œuvres littéraires où amour et folie se rencontrent ne manquent pas.
Et si, au final, nous étions tous et toutes un peu fous et folles? C’est à ce genre de réflexions profondément perturbantes que nous invite Ken Bugul, dont le pseudonyme signifie littéralement en wolof « celle dont personne ne veut », lorsqu’elle rythme son roman par cette injonction présidentielle : « N’oubliez pas, Mesdames et Messieurs, mes chers compatriotes, sans oublier Mesdemoiselles évidemment, le décret qui décrète que tous les fous qui raisonnent, et tous les fous qui ne raisonnent pas, donc tous les fous, doivent être tués sur toute l’étendue du territoire national. »
Chameaux vous invite donc à explorer les différentes formes que peut revêtir la folie en littérature. La thématique de ce numéro ouvre la porte à une multiplicité d’axes et d’approches, dont voici une liste non exhaustive et non restrictive:
La folie des écrivain·es (ethos, autofiction, autobiographie, récit d’internement, etc.);
La folie comme moteur de la création (Muses, songes, inspiration mystique, etc.);
La folie dans le texte (personnage, narrateur·rice, etc.);
La folie dans la littérature fantastique;
La poétique de la folie (délire, asyntaxie, exubérance, etc.);
La critique que sous-tend la folie (de la norme, des savoirs, etc.);
La réception des textes (de) fous (ou folles) ;
Les implications politiques de la folie (ludicité, intelligibilité dissidente, etc.);
La folie à travers différentes traditions littéraires et époques;
La perception de la folie;
La folie dans le folklore et les mythes;
Etc.
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Informations pratiques
La revue Chameaux encourage les approches pluridisciplinaires et comparatives portant sur la littérature, la philosophie, le théâtre, le cinéma, l’histoire, l’histoire de l’art, la peinture, la sculpture, les jeux vidéo, la musique, la sociologie, l’anthropologie, les études médiatiques, les sciences politiques, à la condition que le texte ait au moins une composante liée aux principaux domaines abordés par la revue, soit la littérature, le théâtre et le cinéma.
Nous vous demandons de bien vouloir consulter notre Protocole éditorial se trouvant dans la section « Protocole de rédaction » du site internet, afin de vous assurer que votre article respecte les normes de rédaction de la revue; tout article ne respectant pas ces critères pourra se voir renvoyé à l’auteur avant la lecture ou refusé : https://www.revuechameaux.flsh.ulaval.ca/protocole-de-redaction
Les textes proposés, articles critiques ou essais entre 4000 et 8000 mots, doivent être inédits et soumis avant le 15 novembre 2024. Chameaux offre également un espace hors dossier pour les textes de qualité ne suivant pas la thématique proposée. Veuillez nous faire parvenir votre texte accompagné d’une courte notice biobibliographique qui précise votre université d’attache à l’adresse suivante : chameaux@lit.ulaval.ca. Les auteur·rices de textes retenus – obligatoirement des étudiant·es universitaires, tous cycles confondus – devront participer à un processus de réécriture accompagné par un membre du comité éditorial avant la publication.
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Direction du numéro
Marilyne Brick, Camille Beaudet
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Bibliographie
ALAIN-FOURNIER, Le Grand Meaulnes [1913], Paris, Gallimard (Folio), 2009.
ARTAUD, Antonin, L’Ombilic des limbes suivi de Le Pèse-Nerfs et autres textes [1925], Paris, Gallimard (NRF), 1968.
BUGUL, Ken, La folie et la mort, Paris, Présence africaine, 2000.
CERVANTES SAAVEDRA, Miguel de, Don Quichotte [1605], tomes 1 et 2, éd. dirigée par Jean Canavaggio, Paris, Gallimard (Folio classique), 2010.
CHESLER, Phyllis, Les femmes et la folie [1972], trad. de l’anglais par J. P. Cottereau, Paris, Payot, 1979.
DELVAUX, Martine, Femmes psychiatrisées, femmes rebelles. De l’étude de cas à la narration autobiographique, Paris, Institut Synthélabo, 1998.
ÉRASME, Éloge de la folie [1509] et autres textes, trad. du latin médiéval par Jean-Claude Margelin, Paris, Gallimard (Folio classique), 2010.
FOUCAULT, Michel, « La littérature et la folie. Une conférence inédite de Michel Foucault », dans Critique, vol. 835, n° 12 (2016), p. 965-981.
FOUCAULT, Michel, Histoire de la folie à l’âge classique [1972], Paris, Gallimard (Tel), 2003.
GAGNON, Madeleine, Autographie 1. Fictions, Montréal, VLB, 1982 [1962-1979].
GOGOL, Nicolas, « Journal d’un fou » [1835], dans Nouvelles de Pétersbourg, trad. du russe par Sylvie Luneau, Paris, Gallimard (Folio classique), 2017.
GUIBERT, Hervé, Fou de Vincent, Paris, Minuit, 1989.
JAGGAR, Alison M., « Love and Knowledge : Emotion in Feminist Epistemology », Inquiry, vol. 32, n° 2 (1989), p. 151-176, .
LEGROS, Huguette, La folie dans la littérature médiévale, étude des représentations de la folie dans la littérature des XIIe, XIIIe et XIVe siècles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013.
LIPPI, Silvia, et Patrice Maniglier, Soeurs. Pour une psychanalyse féministe, Paris, Seuil (La couleur des idées), 2023.
NIETZSCHE, Friedrich, Aurore [1881], traduit de l’allemand par Julien Hervier, Paris, Gallimard (Folio essais), 1989.
PLATH, Sylvia, The Bell Jar [1963], Londres, Faber and Faber, 2019
PLATON, Phèdre, trad. du grec ancien par Luc Brisson, Paris, Flammarion (GF), 2006.
POE, Edgard Allan, Histoire grotesques et sérieuses [1864], trad. de l’anglais par Charles Baudelaire, Paris, Flammarion (GF), 2008.
STEVENSON, Robert Louis, L’étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde [1886], trad. de l’anglais par Charles Ballarin, Paris, Gallimard (Folio classique), 2003.
TURBIAU, Aurore, « L’engagement littéraire en 1970-1980 : féminisme de la deuxième vague », thèse de doctorat, Sorbonne Université, 2023.