Appel à contributions pour la journée d’étude « Traducteurs en série »
7 avril 2025 – Université de Strasbourg
La fabrication en série de grandes quantités de produits standardisés, visant à satisfaire une appétibilité commerciale et à optimiser les profits, s’est vite imposée comme un mode de production rentable dans la société de masse contemporaine ; les récits, à leur tour, n’échappent pas à ce phénomène et subissent eux aussi un effet d’homogénéisation, de standardisation (Leiduan, 2016, 3). Qu’il s’agisse d’un roman-feuilleton publié par tranches, d’une bande dessinée, d’un roman graphique en plusieurs volumes, d’une série télévisée ou cinématographique, ces genres textuels ne peuvent pas être séparés de leur mode de production sériel. La formule « suite au prochain numéro » crée un passage métaphorique dans lequel tout est mis en œuvre pour séduire le lecteur et garantir sa fidélité (Aubry, 2006, 25). La sérialité peut contribuer à la fois à une hypertrophie de l’intrigue, au développement des règles de rhétorique narrative indissociables de la commercialisation de l’écriture, ou même à professionnaliser l’auteur (ibid., 26-29).
Avec leurs stratégies de diversification partielle élaborées à partir d’invariants, les séries littéraires et télévisuelles créent une dialectique entre continuité et rupture : elles maintiennent l’intérêt des destinataires en assurant la reconnaissance d’un schéma narratif, grâce à un noyau diégétique fixe (Leiduan, op. cit., 5). Pour le dire avec les paroles d’Umberto Eco, la série répond au besoin infantile d’entendre toujours la même histoire (1994, 15). Le produit sériel a une vocation dialogique qui présente, tout au long de la progression du récit fragmentaire, son jeu d’attentes confirmées ou infirmées entre auteur et destinataire. Prenons l’exemple des séries à personnages récurrents, qui ne sont pas structurées uniquement à partir des effets d’intertextualité produits par cette récurrence, « mais avant tout par une unité architextuelle qui ne peut se résumer à aucune des œuvres et en excède la somme » (Letourneux, 2017, 41). Si l’architexte constitue le véritable référent des destinataires de la langue-culture source, à quoi les destinataires de la version traduite vont-ils se référer ? La question de la traduction de corpus sériels ouvre un chantier riche d’enjeux épistémologiques, notamment lorsque le texte source fait partie d’un ensemble polysémiotique, comme dans le cas des bandes dessinées ou des séries télévisées ou cinématographiques.
Sérialité et multimodalité sont inhérentes à la structure textuelle des BD, tant au niveau de la construction graphique de la planche qu’au niveau narratif de l’enchaînement d’actions. La structure sérielle de la suite de textes ou d’albums est traditionnelle en BD (Maigret et Stefanelli 2012, 257) puisqu’elle dérive du feuilleton au sein de la presse. Comme le déploraient déjà Zanettin (2008) et Kaindl (2008, 122) dans la première décennie du 21e siècle, la traduction de BD suscitait peu d’intérêt dans la recherche. Picout (2008, 19) avait affirmé, quant à elle, que les rares études sur la traduction des BD ne s’intéressaient qu’aux éléments verbaux par exclusion automatique des éléments iconiques pourtant fondamentaux (Borodo 2015, 24) dans un texte multimodal. Dix ans plus tard, le constat reste le même, malgré un net élargissement de la littérature scientifique sur les BD, au point que Rodriguez parle d’une « rareté inexplicable des études sur la traduction de ce genre de texte » (2021, 164). Multimodalité et sérialité du texte bédéique influent nécessairement sur le traduire puisque « la forme du signifiant (et non pas donc le signifié seul) nécessite une attention particulière » (Becker 2023, 315). C’est pourquoi nous jugeons l’étude des liens entre traduction et série de textes multimodaux aussi légitime que nécessaire pour remédier à un manque d’intérêt scientifique dans ce domaine.
À l’écran, la restitution en langue cible des références intertextuelles et architextuelles typiques de la sérialité se heurte aux contraintes posées par la scène filmée. Les règles du synchronisme voco-labial dans le doublage limitent considérablement la liberté d’action de l’adaptation. Le sous-titrage, quant à lui, constitue un cas limite de traduction : il accompagne l’original sans l’effacer, il n’apparaît qu’une seule fois et il se doit d’être immédiatement compréhensible (Sandrelli, 2014, 2), obligeant à la condensation et à la réduction de l’effort de lecture. La tâche se complexifie lorsque plusieurs personnes se relaient dans l’adaptation d’une même série télévisée. Dans ce cas, c’est la « bible » qui joue un rôle capital ; ce document, qui regroupe des informations pertinentes pour la traduction tout au long du récit sériel (ATAA 2014, 8), devient le fil rouge unissant récurrences diégétiques et stratégies adaptatives recommandées. Il s’agit là aussi de pratiques professionnelles qui méritent un approfondissement théorique.
L’hétérogénéité des corpus sériels et la multiplicité des solutions traductionnelles envisageables nous amènent ainsi à une diversité de problématiques. Quelles sont les conséquences de la sérialisation sur la traduction ? Et de la traduction sur la sérialisation ? Que faire des traductions d’une série littéraire qui bénéficierait d’une adaptation transmédiatique ? Quid des réseaux de citations intertextuelles explicites et implicites entre numéros ou épisodes ? Quelle place accorder à l’image dans la traduction d’une série de textes multimodaux ? Aussi serait-on en droit de se demander si le mode de réception fragmentaire d’une série, où l’ordre de lecture/visionnage peut être modifié par le récepteur, pose des contraintes, voire des limites, à la traduction. Ou encore, si la traduction instaure un nouveau rapport entre public récepteur et compréhension de l’invariance, changeant dans un nouveau contexte socioculturel. Stéphane Benassi le rappelle : « si les invariants ne sont pas suffisamment originaux et/ou cohérents, la fiction peinera à trouver son public, de même que si les variations possibles sont trop limitées (ou trop prévisibles), elle peinera à le conserver » (Benassi, 2016, 2). Comment le rapport invariance-variation se modifie-t-il quand on exporte une série dans une autre langue- culture ? Et si, de manière plus large, traduire c’est inventer une œuvre, donner à lire un contenu qui serait inaccessible, mettre en jeu « une certaine forme de découverte, analogue à celle qui consiste à mettre au jour un trésor ou une statue » (Marchaisse, 2020, 78), quel rôle la traduction joue-t-elle dans la découverte et dans la diffusion d’une matrice sérielle inconnue dans la langue cible ?
C’est autour de ces questionnements que se déroulera à l’Université de Strasbourg, le 7 avril 2025, la journée d’études « Traducteurs en série », autour du thème fédérateur de la traduction d’un corpus sériel et multimodal. Les communications étudiant les rapports entre sérialité, multimodalité et traduction pourront faire l’objet d’une multitude d’approches et d’angles de lecture pluridisciplinaires : traductologique, narratologique, linguistique, sémiotique, littéraire ; elles veilleront notamment à illustrer les liens entre stratégies traductionnelles, nature multimodale des textes, procédés textuels de répétition et contraintes d’édition ou de production. Par exemple, seront bienvenues les communications mettant en lumière :
⁃ La relation entre la traduction et la nature de la logique narrative générale de la série (si télévisée, feuilletonante ou modulaire, voir Soulez, 2011, 33) ;
⁃ Le rapport entre traduction et récits dans un texte multimodal ou un ensemble polysémiotique (iconotexte, petit écran, grand écran) et plus généralement l’importance accordée à la relation verbo-iconique dans le traduire ;
⁃ Le transfert des archétypes narratifs entre langues-cultures différentes et la transposition de références culturelles liées à des phénomènes hypertextuels ;
⁃ La prise en compte dans le texte cible des différentes stratégies de fabulation entre numéros/épisodes ;
⁃ L’adaptation du lettrage dans la traduction en série, le lettrage étant un élément iconique du verbal dans les BD (voir Becker 2022 ; 2023, 357) ;
⁃ La possibilité d’une paratraduction (Yuste Frías 2011 ; 2022) et son application sérielle dans une attention portée à la traduction du paratexte ;
⁃ La recherche d’une cohésion textuelle en cas de coupes dans le texte cible ou de rééditions de séries BD ;
⁃ Letraitementdenouveauxapportsdiégétiquesinattendus,venantmodifierlerécitune fois que les premières versions de la traduction sont déjà en circulation ;
⁃ Le respect des normes textuelles, linguistiques et pragmatiques dans les différents genres littéraires ou télévisuels (comédie ou drame) ;
⁃ Lesrapportsdeforceentreéditeursettraducteurs–ouentresociétésdeproduction, diffuseurs, scénaristes et adaptateurs – pouvant modifier la mise en série des textes, ainsi que le pacte de lecture. Les contraintes éditoriales telles que les délais de traduction trop courts (Sanz-Moreno et Ferrer Simo 2021, 205), la forme ou le processus de traduction imposés par certaines maisons d’édition (Collognat 2011, 165) ou la faible valorisation professionnelle (Becker 2023, 218) sur le marché de la traduction.
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Modalités de soumission :
Les propositions de communication (en langue française) sont à envoyer à Simone Bacci et à Paul Chibret à l’adresse e-mail: traducteursenserie@gmail.com avant le 31/12/2024, accompagnées d’une brève notice bio-bibliographique.
Calendrier :
Date limite de soumission des résumés : mardi 31 décembre 2024
Notification d’acceptation : vendredi 28/02/2025
Journée d’étude à Strasbourg : lundi 7 avril 2025
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Comité d’organisation :
Simone BACCI (CHER, Université de Strasbourg)
Paul CHIBRET (LiLPa, Université de Strasbourg / ICAR, ENS de Lyon)
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Bibliographie :
ATAA (2014), ‘Glossaire de la traduction audiovisuelle professionnelle’, L'écran traduit. Revue sur la traduction et adaptation audiovisuelles, Hors-série (2), disponible à l’adresse : https://beta.ataa.fr/documents/ET-HS2-complet.pdf (consulté en ligne le 18 juin 2024).
Aubry, D. (2006), Du roman-feuilleton à la série télévisuelle: pour une rhétorique du genre et de la sérialité. Bern ; New York : P. Lang. Becker, R. (2022), ‘Lost in trans-lettering : pratiques du lettrage dans la bande dessinée allemande’, Textimage : revue d’étude
du dialogue texte-image, 15, (Espaces et formes du texte dans la bande dessinée).
Becker, R. (2023), Reprodukt : portrait d’un éditeur allemand de bandes dessinées (1991-2021), Langues et littératures étrangères.
Études germaniques,Thèse de doctorat soutenue à l’École Normale Supérieure de Lyon le 18/12/2023.
Benassi, S. (2016), ‘Sérialité(s) et esthétique de la fiction télévisuelle’, Belphégor [Preprint], (14), disponible à l’adresse :
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Eco, U. (1994), ‘Innovation et répétition : entre esthétique moderne et post-moderne’, Réseaux. Communication - Technologie - Société. M.-C. Gamberini (trad.), Les théories de la réception (68), pp. 9–26.
Kaindl, K. (2004), ‘Das Feld als Kampfplatz. Comics und ihre Übersetzung im deutschen Sprachraum’, Internationales Archiv für Sozialgeschichte der deutschen Literatur, 29 (2), pp. 211–228.
Kaindl, K. (2011), ‘Astérix le Germanique : les premières traductions d’Astérix en Allemagne’, in B. Richet (éd.) Le tour du monde d’Astérix. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle (Monde anglophone), pp. 207–218, disponible à l’adresse: http://books.openedition.org/psn/7018 (consulté en ligne le 16 novembre 2022).
Leiduan, A. (éd.) (2016), ‘Sérialité narrative. Enjeux esthétiques et économiques’, Cahiers de Narratologie [Preprint], (31), disponible à l’adresse : https://doi.org/10.4000/narratologie.7541 (consulté en ligne le 11 juin 2024).
Letourneux, M. (2017), Fictions à la chaîne : littératures sérielles et culture médiatique. Paris: Éditions du Seuil (Poétique). Maigret, E. and Stefanelli, M. (éd.) (2012), La bande dessinée: une médiaculture. Paris: Armand Colin.
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Sandrelli, A. (2014), La sottotitolazione: Una panoramica (p. 7). Accademia Giuseppe Aliprandi Flaviano Rodriguez, disponible à l’adresse : https://www.accademia- aliprandi.it/public/relazioni/2014/sandrelli_sottotitolazione.pdf (consulté en ligne le 9 juin 2024).
Sanz-Moreno, R. and Ferrer Simó, M.R. (2021), ‘Les enjeux de la traduction professionnelle de bandes dessinées. Les Chemins de Malefosse : une étude de cas’, Synergies Espagne, (14), pp. 195–287.
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Yuste Frías, J. (2022), ‘Aux seuils du traduire’, Meta, LXVII (3), pp. 503–518.
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Zanettin, F. (éd.) (2008), Comics in translation. Manchester, U.K. : Kinderhook, NY: St. Jerome Pub. ; InTrans Publications.