Appel à contribution pour une journée d’étude
L’émancipation, les savoirs et les œuvres dans la pratique théâtrale d’éducation populaire
3 avril 2025, de 9h à 19h - EA 3274 LESA « Laboratoire d’Études en Sciences des Arts » / Aix Marseille Université
L’enjeu de cette journée d’étude est d’amplifier les études théâtrales dans le domaine de l’éducation populaire. Ce champ théâtral est caractérisé par l’élaboration de modalités de production qui permettent à l’individu d’œuvrer et d’être œuvré par son activité artistique. Cette fonction se donne à lire dans son étymologie, à savoir « ce qui est fait et demeure fait, à l’aide de la main [1] ». Un atelier de théâtre dirigé par des éducateurs populaires nécessite l’association de participants qui sont mis en situation d’apprendre, de se prendre en main, de se réaliser eux-mêmes, de développer leurs capacités de se découvrir, de s’inventer à partir de leurs potentialités créatrices. Les éducateurs populaires cherchent à élaborer de nouvelles manières de voir et de faire qui transforment les modes de sensibilité des individus associés. Ces procédures ne peuvent que modifier notre approche de la notion d’œuvre théâtrale. Si la visée émancipatrice semble constituer l’horizon d’attente des éducateurs, cette transformation telle qu’elle est censée opérer chez les participants n’obvie-t-elle pas la réalisation d’une œuvre d’art ? Qu’est-ce qui pourrait caractériser cette œuvre d’art d’éducation populaire ?
Cette question nous semble opportune dans le moment actuel des politiques culturelles, fortement focalisées sur le fonctionnement social du champ culturel et sa nécessité unificatrice relevant d’une approche globalement médiatique, plutôt que sur les conditions des dimensions émancipatrices de la pratique théâtrale engagée elle-même.
Les références théoriques et pratiques sous-tendant cette journée
Bertolt Brecht qui ne s’est jamais revendiqué du courant d’éducation populaire, élabore en 1929, un théâtre « comme une école de pratique [2]» où les participants, jeunes et ouvriers, sont coauteurs de leur savoir. Ce théâtre pédagogique peut rejoindre notre champ d’étude, car sa mise en pratique nécessite l’élaboration d’une méthode. En tant que pièces qui enseignent ou pièces d’études, les Lehrstücke sont des procédures exemplaires qui permettent de « pratiquer le théâtre et ceci comme une école de la pratique [3] ». B. Brecht les a écrites pendant la crise de l’entre-deux guerres alors qu’il rejoint le mouvement communiste dans une république de Weimar crépusculaire, pour expérimenter par le jeu théâtral une pédagogie matérialiste. La méthode des Lehrstücke consiste à confronter les acteurs à des situations conflictuelles. Elle les exerce à se forger une attitude, une éthique, pour apprendre à analyser et mieux comprendre une réalité sociale et partant, réussir à la transformer. Cette méthode interroge également les capacités du théâtre à faire politique comme l’expliquent le Philosophe et le Dramaturge dans L’Achat du cuivre :
« LE PHILOSOPHE. Si l’évènement ne fait qu’advenir, cela ne suffit pas à instruire le spectateur. Voir l’évènement, ce n’est pas le comprendre.
LE DRAMATURGE. Il te faut donc un commentaire ?
LE PHILOSOPHE. Oui, ou tout autre élément qui, à la représentation, ait valeur de commentaire [4]. »
Parce qu’elles participent du développement d’un commentaire de l’action dramatique et du monde, les pièces didactiques peuvent constituer une méthode d’apprentissage par l’étude et l’exploration artistique et collective de l’action dramatique. B. Brecht rejoint en cela, la pensée de Karl Marx du Dix-huit brumaire de Louis Bonaparte qui comme le montre Isabelle Garo, peut établir un lien de « parenté entre le théâtre et la politique [5] ».
« Les révolutions prolétariennes, comme celles du XIXème, se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à chaque instant leur propre cours, reviennent sur ce qui semble être déjà accompli pour le recommencer à nouveau, raillent impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères des premières tentatives [6]. »
Il s’agit d’apprendre des actions passées pour transformer celles à venir. L’action historique ne peut être pensée, représentée qu’en étant interrompue pour laisser place à sa mise en débat, son procès. Transposée dans le champ théâtral, cette dimension autoréflexive de l’activité d’analyse suppose que le théâtre puisse faire l’objet de sa propre critique et interroge ses capacités à faire politique. Pour cela, les pièces didactiques peuvent être comprises comme une pratique sociale dont la spécificité est d’interroger les modes de production afin de penser, de réinventer de nouvelles modalités d’échange et de débats contradictoires. Comme les sujets à débattre résident dans l’action dramatique des Lehrstücke, la méthode consiste à développer la capacité des acteurs et actrices à commenter cette action en la jouant, à remettre en question ce qui semble aller de soi dans la conduite des personnages en portant un regard critique sur les enjeux sous-jacents. Aussi, la réalisation de ce procès du monde nécessite-t-elle l’association des participants et la mutualisation de leurs connaissances. L’enjeu pédagogique d’une pratique théâtrale d’éducation populaire consiste en effet, à mettre en relation un savoir expérientiel et un savoir théorico-philosophique ou militant dans la perspective d’une transformation sociale en profondeur. Comment la relation triangulaire entre l’émancipation, les savoirs et les œuvres opère-telle dans la pratique théâtrale d’éducation populaire contemporaine ?
Parmi les démarches qui nous paraissent les plus emblématiques de cette triangulation figurent le Théâtre-forum d’Augusto Boal créé en 1973 ; les expériences de création collectives, l’atelier de création populaire de Toulouse et les stages de réinsertion d’Armand Gatti réalisés entre les années 70 et 90 ; les ateliers des Rencontres de l’Aria créés par Robin Renucci en Corse à la fin des années 90 ; enfin, les stages de formation à la création des conférences gesticulées organisées par Franck Lepage dès le début des années 2000.
Si ces démarches contemporaines ont pour fonction de mettre les individus en situation de se réaliser eux-mêmes en coopérant, c’est peut-être pour développer l’idée rousseauiste d’une « théâtralisation naturelle de la société [7] ». Le spectacle dont J.J Rousseau fait la promotion dans la Lettre à d’Alembert, va à l’encontre du modèle tragique qui ne ferait que susciter chez le spectateur les « passions factices [8] ». Cette théâtralisation à laquelle J.J Rousseau aspire serait un moyen pour la communauté politique de se représenter à elle-même, tout en insufflant une certaine vitalité à la vie collective. Le théâtre serait celui que le peuple rassemblé se donne à lui-même. Il consisterait alors à rendre les spectateurs acteurs afin que chacun puisse se reconnaître dans l’autre et que cette reconnaissance soit fondatrice de l’unité de la communauté. Or en instituant le débat contradictoire, l’activité théâtrale ne réhabilite-elle pas, au contraire, le conflit, la division au sein même de la communauté formée par les participants en situation d’échange ?
La journée d’étude
La journée d’étude débutera donc par la mise en pratique de la méthode des pièces d’étude à travers la répétition de Celui qui dit oui celui qui dit non et/ou de La décision et d’une scène extraite de la première nuit de L’achat du cuivre de B. Brecht.
La restitution orale de la séance ouvrira un temps théorique où sera analysée par l’ensemble des participants et contributeurs la notion d’œuvre théâtrale d’éducation populaire dans une perspective historique, esthétique et politique.
Sont attendues des communications scientifiques et des retours d’expériences s’inscrivant dans le champ théâtral, qui pourront porter sur des études de cas d’ateliers d’éducation populaire réalisés dans le passé et/ou actuels. Les questionnements pourront se focaliser sur l’un des trois axes suivants :
- Axe 1 : Les spécificités des procédures pédagogiques et les mises en relation des différents types de connaissances engagées au cours des ateliers d’éducation populaire
- Axe 2 : L’éthique de la relation, les formes de coopération, la nature et la fonction du lien qui se tisse entre les éducateurs et les apprenants dans des ateliers de jeu dramatique et/ou théâtral
- Axe 3 : L’intelligence collective en œuvre dans ces procédures collaboratives d’éducation populaire repose sur la réhabilitation du débat contradictoire. Dans quelle mesure le conflit, le désaccord, la mésentente à travers leur témoignage, leur résolution, voire leur contournement ou leur sublimation au sein de l’activité théâtrale, peuvent-ils être institués comme mode d’apprentissage ?
Modalités
Modalités
La journée d’étude se déroulera en présentiel. La durée des présentations sera limitée à 30 minutes pour permettre des plages de discussion.
Les résumés seront accompagnés d’une courte biobibliographie et ne devront pas dépasser 5000 signes (titre, résumé et espaces compris). Ils seront adressés à theatre-educationpopulaire@proton.me dans un document Word ou PDF.
Calendrier :
Date limite de soumission de résumé : 30 octobre 2024
Retour des évaluations : 30 novembre 2024
Version définitive de la communication : 15 mars 2025
Journée d’étude : 3 avril 2025
Projet de publication dans un numéro hors-série de la revue Incertains regards.
Comité scientifique
Mathieu Cipriani, Docteur en Études théâtrales, LESA / Aix Marseille Université
Sophie Coudray, Docteure en Études théâtrales
Annemarie Dinvaut, MCF Émérite, HDR Sciences du langage
Frédéric Pouillaude, PR Esthétique et théorie de l’art moderne et contemporain, LESA / Aix Marseille Université
Organisation
Mathieu Cipriani, LESA / Aix Marseille Université
Bibliographie indicative
- Joël Balavoine, Gilbert Barrillon, Denise Barriolade, Catherine Beaumont, Jean-Noël Bruguière, Luc Carton, Jean Caune, Claude Celerier, Daniel Charlot, Jean-François Chosson, Henri Cordreaux, Claude Decaillot, Joffre Dumazedier, Éric Favey, Didier Hude, René Jaunau, Franck Lepage, Jean-François Marguerin, Gabriel Monnet, Gérard Nocella, Pascal Ory, Irène Pecqqerel, Michel Philippe, Geneviève Poujol, Jacques Rigaud, Christian Schiaretti, Michel Simon, Paul Sonnendruker, Françoise Tetard, Jean-Pierre Toublan, Philippe Urfalino, Jacques Vingler, L’éducation populaire ou la culture en actions. Les stages de réalisation, 50 ans d’aventure artistique, Actes du colloque d’Avignon organisé par le ministère de la Jeunesse et des Sports et l’INJEP les 19, 20, 21 juillet 1996, Marly-le-Roi, Document INJEP hors-série 5, septembre 1997.
- François Bloch-Laine, L’emploi des loisirs ouvriers et l’éducation populaire, Thèse pour le doctorat, présentée le 8 juin 1936, Paris, Recueil Sirey, 1936.
- Augusto Boal, Jeux pour acteur et non-acteurs. Pratique du théâtre de l’opprimé, (trad. R. Mellac), Paris, La Découverte, 2004, (1978).
- Augusto Boal, Le théâtre de l’opprimé, (trad. D. Lémann), Paris, La Découverte, 1996.
- Augusto Boal, Stop ! c’est magique : les techniques actives d’expression, (trad. R. Mellac), Paris, Hachette, 1980.
- Benigno Caceres, Histoire de l’éducation populaire, Paris, Seuil, 1964.
- Cassandre/Horschamp, Éducation populaire une utopie d’avenir, (coordonné par et à partir des enquêtes réalisées par Franck Lepage), Paris, Les liens qui libèrent, 2012.
- Mado Chatelain, Dans les coulisses du social. Théâtre de l’opprimé et travail social, Toulouse, Eres, 2010.
- Jacques Copeau, Registres VI. L’École du Vieux Colombier, (Textes établis, présentés et annotés par C. Sicard, publiés sous la direction de M-H Dasté), Paris, Gallimard, 2000.
- Jacques Copeau, Registres VII. Les années Copiaus (1925-1929), (Textes établis, présentés et annotés par M. I. Aliverti et M. Consolini), Paris, Gallimard, 2017.
- Henri Cordreaux, Théâtre et éducation populaire, Publication Océan-Suisse, Archives Jeunesse et sports, ASS90COR, 1963.
- Sophie Coudray, Poétique du théâtre de l’opprimé, Belval, Circé, 2022
- Marie Jo Coulon, Jean-Louis Legrand (sous la direction de), Histoires de vie collective et éducation populaire, Les entretiens de Passay, Paris, L’Harmattan, 2000.
- Joffre Dumazedier, Bénigno Caceres, Joseph Rovan, Paul Lengrand, Manifeste de Peuple et culture, 1945.
- Armand Gatti, Claude Faber, La poésie de l’étoile. Paroles, textes et parcours, Paris, Descartes & cie, 1998.
- Hubert Gignioux, Histoire d'une famille théâtrale. Jacques Copeau - Léon Chancerel, les Comédiens routiers, La Décentralisation dramatique, Lausanne, L'aire / ANRAT, 1984.
- Bernard Grosjean, Du théâtre interactif pour (dé)jouer le réel, Manage, Lansmann éditeur, 2013.
- Yves Guerre, Jouer les conflits. Pratiques de théâtre d’intervention, Paris, l’Harmattan, 2014.
- Yves Guerre, Le théâtre-forum. Pour une pédagogie de la citoyenneté, Paris, L’Harmattan, 1998.
- Yves Guerre, Vers l’âge d’or de l’éducation populaire. Le peuple éducateur, Paris, l’Harmattan, 2014.
- Hugues Lenoir, Autogestion pédagogique et éducation populaire, Éditions libertaires, St Georges-d’Oléron, 2015.
- Christian Maurel, Éducation populaire et puissance d’agir. Les processus culturels de l’émancipation, Paris, L’Harmattan, 2010.
- Christian Maurel, Éducation populaire et travail de la culture. Éléments d’une théorie de la praxis, L’Harmattan, 2000.
- Bernard Mermod (sous la direction de), Charles Antonetti. Les techniques du jeu dramatique par un militant de l’éducation populaire, Genève, France Slatkine, 2015.
- Jean-Marie Mignon, Une histoire de l’éducation populaire, Paris, La Découverte, 2007.
- Alexia Morvan, Pour une éducation populaire politique à partir d’une recherche-action en Bretagne, Thèse de doctorat en Sciences de l’éducation, Paris VIII, sous la direction de Jean Louis Legrand, 6 décembre 2011.
- Christiane Page, Éduquer par le jeu dramatique. Pratique théâtrale et éducation, Issy-les-Moulineaux, ESF, 1997.
- Geneviève Poujol, L’éducation populaire : histoires et pouvoirs, Paris, les éditions ouvrières, 1981.
- Geneviève Poujol (sous la direction de), Éducation populaire au tournant des années 60, Marly-le-Roy, INJEP, n°10, PEC, 1993.
- Geneviève Poujol (sous la direction de), Éducation populaire : le tournant des années 70, INJEP N°10, Paris, l’Harmattan, 1993.
- Robin Renucci, Isabelle Francq, Tous ces hasards qui n’en sont pas, Paris, Presses de la Renaissance, 2014.
- Robin Renucci, Bernard Stiegler, S’élever d’urgence !, Entretiens réalisés par E. Fourreau, Toulouse, éditions de l’Attribut, 2014.
- Marilyne Romain, Léon Chancerel. Portrait d’un réformateur du théâtre français (1886-1965), Lausanne, l’Age d’Homme, 2005.
—
[1] Voir le Littré, URL : https :// www.littre.org/definition.œuvre. Page consultée le 17 août 2020.
[2] Philippe Ivernel, « Du spectacle au montage ininterrompu : le Lehrstück brechtien », in Collage et montage au théâtre et dans les autres arts durant les années vingt, Lausanne, La Cité R L’Âge d’homme, collection «Théâtre années vingt », 1978, p. 267.
[3] Ibid.
[4] Bertolt Brecht, L’Achat du cuivre, traduit de l’allemand par B. Perregaux et J. Jourdheuil, in Écrits sur le théâtre 1, Paris, L’Arche, 1970, p. 504.
[5] Isabelle Garo, « Les deux théâtre politiques de Marx », in Théâtre public, n°248, 2003, p. 24.
[6] Karl Marx, Le dix-huit brumaire de Louis Bonaparte, traduit de l’allemand par G. Cornillet, Paris, Messidor-Éditions sociales, 1986, (1851), p. 69, cité par Isabelle Garo, « Les deux théâtre politiques de Marx », in Théâtre public, n°248, 2003, p. 27.
[7] Jean-Jacques Rousseau, Lettre à d’Alembert, Paris, Flammarion, 2003, (1758). C’est cette fonction esthétique du théâtre que J. J. Rousseau expose dans cette lettre, mais dont il faudrait interroger le rapprochement avec la pratique théâtrale d'éducation populaire.
[8] Ibid.