L’Intelligence Artificielle et les Arts : de l’inspiration à la disruption (revue Interfaces Numériques, Vol. 14, n° 1)
Appel à contributions
pour la revue Interfaces Numériques Vol. 14, n° 1 (avril 2025)
L’Intelligence Artificielle et les Arts : de l’inspiration à la disruption1
Numéro dirigé par Fiona Delahaie & Odile Richard
Comment l’expérience artistique se façonne-t-elle aujourd’hui à l’aune de l’utilisation croissante de l’Intelligence Artificielle dans les domaines culturels et artistiques ? Lorsque l’artiste a recours à l’Intelligence Artificielle pour la création de son œuvre, peut-on encore parler de processus artistique ? In fine, ne s’agit-il pas plutôt d’une prouesse technologique répondant à une logique de domination techniciste de l’anthropos sur son environnement, voire sur sa propre créativité ?
Dans le prolongement du n°2, volume 13 d’Interfaces Numériques paru en 2023 dans lequel nous questionnions les créations artistiques qui réduisent ou refondent nos liens au vivant, ce dossier souhaite interroger la place accordée aux nouvelles technologies et plus particulièrement à l’Intelligence Artificielle dans les processus créatifs actuels. Des problématiques et enjeux interdisciplinaires émergent de cette thématique. À l’image de l’industrie numérique, le milieu de l’art doit-il lui aussi participer à la course à l’innovation technologique ? Dans une œuvre de Net Art, par exemple, quelle est la part laissée à la respiration et aux rythmes pourtant propres au geste artistique (Jullien, 2003 : 151) ? Quid de l’inspiration de l’artiste ? Cette dernière se limite-elle à une série de calculs enregistrés et médiés par une banque de données ?
Face à la tendance du tout-numérique, certains critiques et chercheurs proposent d’inscrire les résultats à visée artistique de l’IA dans ce qui relèverait d’une « ère numérique du style » (Masoura et Rageul, 2023). En outre, le style d’un peintre peut-il être aussi facilement remplacé, imité, réduit à son rendu visuel ? Les algorithmes générant un tableau ne viennent-ils pas anesthésier (Pignier, 2020) la portée esthésique qui anime la caresse d’un pinceau sur une toile (Delahaie, 2022) ? À ce propos, l’épistémologue des sciences Bruno Bachimont souligne la perte de sens et la réduction de matérialité issue du recours exclusif aux calculs :
Il subsiste toujours une différence phénoménologique : les données ne peuvent rendre compte du monde partagé, par exemple que le tact est à la fois le touchant et le touché, cette identité résultant d’une réciprocité. La machine peut le représenter formellement, mais elle ne peut le prendre comme fait premier, seulement comme déduction formelle. (Bachimont, 2022)
L’argument présentant l’Intelligence Artificielle comme un « génie incompris »2 est également à interroger. En effet, il existe désormais une comparaison de l’utilisation controversée de l’IA en art avec le développement de la pratique photographique à des fins artistiques. Suite à l’invention du daguerréotype dans les années 1840, la photographie a d’abord été considérée comme un (SIMPLE) progrès technique avant de trouver une légitimité parmi les arts plastiques. Par exemple, Charles Baudelaire notait dans son Salon de 1859 une incompatibilité de la photographie avec le processus créatif, puisque cette dernière ne donne qu’un « résultat identique à la nature » (1992 ; 2003 : 363). Pourtant, pour être apprécié et éprouvé, le geste photographique implique une attention concrète aux éléments existant à l’intérieur du cadre mais aussi en dehors (jeux de lumière, mise en corps des sujets, etc.). Pouvons-nous alors vraiment comparer le médium photographique – dépendant de la sensibilité et du savoir-faire du photographe – à la programmation d’un contenu algorithmique ? Rappelons-le, selon l’écosémioticienne Nicole Pignier, « Les systèmes d’ “I.A.” permettent d’effectuer des calculs mais de façon a-sémiotique, sans compréhension ni interprétation des symboles mobilisés » (2020). Considérer l’IA comme un génie, comme une entité pensante à part entière revient une nouvelle fois à nier le lien éco-techno-symbolique (Berque, 2018) qui façonne nos expériences artistiques et nos manières de faire signe. Pour Aline Bergé,
La littérature contient ainsi bien plus que les premières archives multilingues des sons : une façon d’habiter, de sentir et de penser la terre, des manières d’interroger et de vivre le monde, de s’y relier et de s’y orienter. Le complexe de gestes qu’elle assemble autour de la lettre, énigmatiquement articulé à ceux du vivant, hante et passe largement non seulement les frontières mais le champ des langues, de l’écriture et de la lecture. (Bergé, 2017 : 117)
Par conséquent, la littérature engage l’écrivain dans son entièreté (symbolique, corporelle) et l’ancre de manière intense et tensive dans l’Oikos (Pignier, 2020). L’interaction sensible de l’énonciateur humain avec son milieu de vie, de création, permet d’« associe[r] de façon non arbitraire un signifiant et un signifié » (Pignier, 2021) plutôt que de les codifier ou de les figer dans des catégories sémantiques prédéfinies. Les énoncés éco-techno-symboliques s’inscrivent dans un processus empreint de rêve et de symbolisation. Ils témoignent du phénomène d’ « imprégnation-contemplation-composition » (Pignier, 2020) qui anime l’expérience artistique et fondent nos rapports concrets et sensibles au monde.
Le recours à l’IA n’entraîne-t-il pas quant à lui une disruption (Sadin, 2016 : 144) dans la mobilisation sensible, située, des lettres et des mots ? C’est aussi ce que souligne Quentin Arnoux à propos de la « technophonie » (2021). Selon l’universitaire, cette couche acoustique regroupe les sonorités qui, depuis l’industrialisation, sont « décorporalisées »3. La technophonie s’apparente non seulement à de la pollution sonore mais elle est également fortement encouragée par l’Intelligence Artificielle. En effet,
Les assistants personnels intelligents que sont les logiciels Google Home ou Siri donnent une voix à des entités non vivantes. À défaut d’entretenir un dialogue avec la nature, l’être humain partagera bientôt une conversation avec des objets inertes. Aucune espèce animale n’a atteint ce niveau d’abstraction sonore. (Arnoux, 2021 : 93)
La génération de sons, de mélodies par une IA pose là aussi une question essentielle pour ce dossier : sommes-nous prêts à rompre avec les jeux des souffles instrumentaux et vocaux qui animent une création musicale ? Dans une étude menée sur l’improvisation en jazz, Frederick A. Seddon a relevé un phénomène de « créativité empathique » (2004) qui requiert une attention et une collaboration entre les musiciens lors de l’expérience musicale. L’ajustement constant entre les musiciens lors du moment de création façonne une œuvre commune unique. Cette dernière ne s’inscrit pas dans un pro-gramme mais elle évolue dans une trajectoire fluctuante.
En outre, nous pouvons nous demander s’il est nécessaire de passer par une (sur)connexion et une (sur)consommation numérique pour rendre l’art plus accessible et inclusif. Les applications et logiciels permettent de faciliter les activités de médiation et de communication de certaines structures culturelles et artistiques auprès du grand public. Les musées s’en servent notamment afin de susciter de l’intérêt pour leurs nouveaux dispositifs issus de l’IA : introduction d’une œuvre par son artiste défunt, dialogue avec un personnage historique, visite personnalisée grâce à la reconnaissance faciale… Mais la présentation de l’œuvre « innovante » devient rapidement une nouvelle stratégie marketing du machinisme. Car si les invitations à participer à une immersion artistique via l’IA ou la réalité augmentée mettent à l’épreuve la perméabilité du vivant (Ingold, 2013 : 265), elles semblent également réduire l’art à « une méthode et un but de l’activité technoscientifique » (Barbanti, 2016 : 81).
Finalement, si l’on en vient à parler de l’IA comme étant une source d’inspiration artistique, n’est-il pas temps de « mordre la machine » (Fourmentraux, 2023) afin de s’émanciper de la doxa techniciste ?
Souhaitant interroger les modalités et les enjeux des expériences artistiques contemporaines, ce dossier est ouvert aux Sciences de l’Information et de la Communication mais aussi à toute discipline en Art, Lettres et Sciences Humaines et Sociales.
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Bibliographie
Arnoux, Q. (2021). Écouter l’Anthropocène. Pour une écologie et une éthique des paysages sonores. Le Bord de l’eau.
Bachimont, B. (2022). La complexité herméneutique à l’épreuve du calcul, Interfaces numériques, 10, n°3, https://www.unilim.fr/interfces-numeriques/4686
Barbanti, R. et Verner L. (dir.). (2006). Les limites du vivant. Éditions Dehors.
Baudelaire, C. (1992 ; 2003). Écrits sur l’art. Édition de Francis Moulinat. Le Livre de Poche.
Bergé, A. (2017). La geste forestière de Robert Marteau : une écopoétique du vivant. Dans Mottet, J. (dir.), La forêt sonore. De l’esthétique à l’écologie. Champ Vallon.
Berque, A. (2016). Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient à l’Occident. Éditions du Félin.
Delahaie, F. (2022). Formes émergentes d’art éphémère et participatif contemporain : pour une coénonciation avec le vivant ? Thèse de doctorat. Université de Limoges.
Fourmentraux, J.-P. (2023). « Mordre la machine » : Réhabiliter le low-tech contre les big data. Interfaces Numériques, 12, n°2, https://www.unilim.fr/interfaces-numeriques/5054
Ingold, T. (2013). Marcher avec les dragons. Zones sensibles.
Guiatin, B. et Delahaie F. (2023). Rendre l’art aux machines numériques ? Interfaces Numériques, 12, n°2, https://www.unilim.fr/interfaces-numeriques/5049
Jullien, F. (2003). La Grande Image n’a pas de forme. Ou du non-objet par la peinture. Seuil.
Masoura, A. et Rageul, A. (2023). L’ère numérique du style. Proteus, n°20.
Pignier, N. (2020). Le sens, le vivant ou ce qui nous relie à la Terre. Interfaces Numériques, 9, https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.4144
Pignier, N. (2021). Fondements d’une écosémiotique. Vie du sens, sens du vivant ? Dans Ouédraogo, L. et Paré, J., Construire le sens, bâtir les sociétés. Itinéraires sémiotiques. Connaissances et savoirs.
Sadin, E. (2016). La silicolonisation du monde. L’Échappée.
Seddon, F. A. (2004). Empathic creativity: the product of empathic attunement. In Miell, D. & Littleton, K. (eds.), Collaborative Creativity. Free Association Books.
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Organisation scientifique
La réponse à cet appel se fait sous forme d’une proposition livrée en fichier attaché (nom du fichier du nom de l’auteur) aux formats rtf, docx ou odt. Elle se compose de deux parties :
Un résumé de la communication de 4 000 signes maximum, espaces non compris ;
Une courte biographie du (des) auteur(s), incluant titres scientifiques, le terrain de recherche, le positionnement scientifique (la discipline dans laquelle le chercheur se situe), la section de rattachement.
Le fichier est à retourner, par courrier électronique, pour le 31 août 2024, à fiona.delahaie@unilim.fr et odile.richard@unilim.fr . Un accusé de réception par mail sera renvoyé.
Calendrier prévisionnel
31 mai 2024 : lancement de l'appel à articles ;
31 août 2024 : date limite de réception des propositions ;
À partir du 15 septembre 2024 : avis aux auteurs des propositions ;
1er novembre 2024 : date limite de remise des articles ;
1er novembre 2024 au 1er février 2025 : expertise en double aveugle, navette avec les auteurs ;
15 mars 2025 : remise des articles définitifs ;
Avril 2025 : sortie du numéro.
Modalités de sélection
Un premier comité de rédaction se réunira pour la sélection des résumés et donnera sa réponse mi-septembre 2024.
L’article complet devra être mis en page selon la feuille de style qui accompagnera la réponse du comité (maximum 25 000 signes, espaces compris). Il devra être envoyé par courrier électronique avant le 1er novembre 2024 en deux versions : l’une entièrement anonyme et l’autre nominative.
Un second comité international de rédaction organisera une lecture en double aveugle des articles et enverra ses recommandations aux auteurs au plus tard le 1er février 2025.
Le texte définitif devra être renvoyé avant le 15 mars 2025.
Les articles qui ne respecteront pas les échéances et les recommandations ne pourront malheureusement pas être pris en compte.
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[1] La journée d’étude du 14 mars 2024 « L’IA dans les Arts : apprendre ou à laisser » (dir. Odile Richard et le Master FABLI, Université de Limoges) est à l’origine de ce dossier.
[2] Voir cet article sur la propriété intellectuelle : https://dejuristen.be/propriete-intellectuelle/lia-creative-combien-de-temps-restera-t-elle-un-genie-incompris/?lang=fr [3] C’est-à-dire qu’elles viennent s’ajouter aux paysages sonores indépendamment de la corporalité humaine.