L’appartenance et l’inquiétude : perspectives littéraires et philosophiques
9 & 10 octobre 2024 – Université Côte d’Azur – Nice
Journées d’études organisées par Sandrine Montin (Centre Transdisciplinaire d’Epistémologie de la littérature et des Arts Vivants), Morgan Morcel et Thomas Morisset (Centre de Recherche en Histoire des Idées), avec le soutien de l’EUR Arts et Humanités, de l’Académie 5 « Homme, Idées et Milieux » de l’IdEx UCA-JEDI et de l’Axe 5 de La MSHS-Sud-Est.
Argumentaire
La notion d’appartenance connaît une certaine fortune dans la philosophie française contemporaine : c’est une tension centrale dans l’œuvre de Derrida1, c’est le concept-clef de la cosmologie phénoménologique de Renaud Barbaras2, et c’est un thème central, plus pragmatiquement, de l’enquête sur la manière de parler des lieux qu’on aime proposée par Joëlle Zask3. Ce que dit ce concept, c’est le drame (plus ou moins heureux ou tragique selon les auteurs) de la subjectivité qui peut se résumer ainsi : le je se développe dans un espace qui le détermine — et en ce sens il appartient à un sol —, mais, dans le même temps, son vécu consiste à prendre possession de ce sol pour activement en faire son lieu de vie, réorganiser le donné pour en faire un lieu à soi. L’appartenance rencontre alors nécessairement une tension : l’effort pour faire sien, exister avec et dans un chez soi se heurte nécessairement à ce que nous ne pouvons abstraire et avec lequel il faut composer.
On trouve ici une première caractéristique de l’inquiétude comprise, ainsi que Locke l’introduit en philosophie (uneasiness)4, comme l’attention due au désir de ce qui nous manque, que l’on comprendrait ici comme l’effort contraint de rejoindre le lieu que l’on veut se donner. Cette inquiétude est due à la double contrainte que nous esquissions plus haut : l’impossibilité ressentie d’être en-dehors, puisque je appartient, tout autant que la difficulté à faire véritablement du lieu le sien propre, à parvenir à un en-dedans de soi et du lieu qui se correspondent. Il y a donc une dimension nécessairement politique, voire cosmopolitique, dans cette inquiétude et c’est aux manière littéraires et philosophique de dire, de penser, parfois de remédier, à cette inquiétude que nous souhaitons nous intéresser.
Or, plutôt que d’aborder frontalement ce problème, il nous semble plus fécond de le décomposer en trois lieux d’appartenance : l’époque, la langue et la technique.
Par l’époque, nous entendons la tentative ou le refus d’appartenir au temps et au lieu assignés par notre naissance et l’inquiétude qui en résulte. Penser ce sentiment peut se faire au niveau de l’étude philosophique de nos structure existentielles. Mais il semble se faire surtout dans l’exploration poétique du sentiment de son inadéquation, que l’on pense à l’intranquillité de Pessoa5 ou la « conscience de l’époque » dans la poésie de la première moitié du XXe siècle6. Et que ces deux explorations se rejoignent, et gagnent à être pensées ensemble, se voit notamment dans le fait que Renaud Barbaras consacre actuellement ses recherches à une lecture philosophique de l’œuvre de Philippe Jaccottet.
Cette prégnance de la poésie nous amène alors vers la question de la langue, comme lieu à investir et lieu d’une inquiétude propre : celle de la séparation, avec le monde et avec les autres. À la première de ces inquiétudes, répondent poèmes et écrits théoriques, tentant de penser la nature des relations entre le monde et le langage, comme par exemple dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy7. Quant à la seconde, elle surgit dans la quête d’une langue à faire sienne alors qu’on dépend d’une langue des autres, étant entendu que des langues personnelles, trop idiomatiques8, ne sauraient être entendues. Comment parler aux autres dans une langue que l’on fait propre dans l’acte d’écriture quand on se trouve soi-même entre les langues, qu’on en maîtrise plusieurs et que la personnalité bouge de l’une à l’autre9 ? La question est celle de savoir si on peut trouver dans le monde une place à soi pour rompre avec le solipsisme auquel, en retour, cette quête, si elle est seule, peut nous condamner. L’inquiétude de l’appartenance laisse-t-elle ouverte la possibilité que la voix de l’écrivain·e appartienne à tout le monde ?
Or la question de la langue peut difficilement être abordée sans penser aux moyens techniques d’inscription de cette langue. L’émergence de nouveaux modes d’écritures et de diffusion numérique amène alors s’interroger sur notre rapport au système numérique en général10. Or force est de constater qu’une nouvelle forme d’inquiétude s’y fait jour, caractérisée par Bernard Stiegler11 comme une désorientation. Les peurs d’une perte de lieu propre de l’humain, dépassé par la machine, se font par exemple entendre dans la science-fiction. Mais, plus prosaïquement, il s’agit ici de comprendre les manières de s’approprier les techniques actuelles12, de les rendre locales13, justement pour que l’espace numérique, entre autres espaces techniques, devienne un véritable lieu auquel nous puissions appartenir, loin des fantasmes trans-humains de certaines grandes entreprises.
Modalités de soumission des contributions
Cet événement qui compte, en plus des journées d’études, la tenue d’un atelier d’écriture et un moment de restitution des travaux menés au sein d’icelui, espère faire collaborer de manière transdiciplinaire les approches littéraires et philosophiques. Il est donc ouvert à tout.e.s les collègues s’inscrivant dans l’une ou l’autre de ces disciplines, ou travaillant à leur articulation.
Les propositions de communication, d’une longueur comprise entre 400 et 600 mots, et accompagnés d’une courte notice biographique, sont à envoyer pour le lundi 1er juillet aux adresse suivantes : sandrine.montin[at]univ-cotedazur.fr, morgan.morcel[at]univ-cotedazur.fr et thomas.morisset[at]univ-cotedazur.fr.
Les notifications d’acceptation ou de refus seront envoyés pour la mi-juillet. Les journées se tiendront à l’Université Côte d’Azur, les 9 et 10 octobre prochains.
Notes de l'argumentaire et bibliographie indicative
1Évelyne Grossman, « Appartenir, selon Derrida », Rue Descartes, vol. 52, no 2, 2006, p. 6-15.
2Renaud Barbaras, L’appartenance: vers une cosmologie phénoménologique, Louvain-la-Neuve, Éditions de l’Institut supérieur de philosophie, 2019.
3Joëlle Zask, Se tenir quelque part sur la Terre: comment parler des lieux qu’on aime, Paris, Premier Parallèle, 2023.
4John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain [1689], trad. Pierre Coste, Paris, Vrin, 1972.
5Fernando Pessoa, Livro do Desassossego [1982], trad. fr. Antonio Tabucchi, Le Livre de l’intranquillité, troisième édition revue, corrigée et augmentée, Paris, Christian Bourgois, 2011.
6Sandrine Montin, « Rentrer dans le monde » : parcours d’une inquiétude chez les poètes Guillaume Apollinaire, Blaise Cendrars, T.S. Eliot, Federico García Lorca et Hart Crane, thèse de doctorat sous la direction d’Henriette Levillain, Université Paris-IV, 2009.
7Sur cet exemple, voir notamment Patrick Werly, La décision d’Yves Bonnefoy. Fonder sur l’épiphanie, Paris, Hermann, 2021.
8Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre : ou la prothèse d’origine, Paris, Éditions Galilée, 1996.
9Pour des exemples récents de ce trouble dans la littérature contemporaine, voir Jakuta Alikavazovic, Comme un ciel en nous, Paris, Stock, 2021 ou encore Lea Ypi, Enfin libre ! Grandir quand tout s’écroule, Paris, Éditions du Seuil, 2022.
10Magali Nachtergael, Poets Against the Machine. Une histoire technopolitique de la littérature, Marseille, Le mot et le reste, 2020.
11Bernard Stiegler, La technique et le Temps 2. La désorientation, Paris, Éditions Gallilée, 1996.
12Anne Alombert, Schizophrénie numérique, Paris, Allia, 2023.
13Pour deux approches assez différentes de ce problème philosophique de la localité technique, voir d’une part Yuk Hui, La question de la technique en Chine, trad. Alex Taillard, Paris, Divergences, 2021 ; d’autre part Quentin Mateus et Gauthier Roussilhe, Perspectives low-tech. Comment vivre, faire et s’organiser autrement ?, Paris, Divergences, 2023.