Cet appel à contribution souhaiterait interroger la question du cycle moins comme une thématique fictionnelle que comme une économie formelle au sein d’œuvres littéraires, artistiques, cinématographiques, sérielles et vidéoludiques. Le concept de cycle induit l’idée d’une organisation temporelle structurante qui peut permettre de (re)penser l’esthétique, la forme et le mode de production de différents types d’œuvres. Si le concept de série est entré dans le lexique usuel de la critique académique, et qu’il a été beaucoup utilisé ces dernières années, ce numéro de la revue À l’épreuve entend s’atteler à la spécificité du concept de cycle, dans ce qu’il permet d’interroger et de déconstruire des fondations de notre rapport à l’art et aux objets culturels.
Axe 1 : Cycle et chrononormativité
“Time is a flat circle. Everything we’ve ever done or will do, we’re gonna do over, and over again.”
Cette citation de Rustin Cohle, tirée de la série True Detective, reflète tout le nihilisme du personnage incarné par Matthew McConaughey, mais peut également venir annoncer le futur de cette série anthologique qui, saisons après saisons, cherche à se réinventer tout en répétant, encore et encore, une même formule. L’assimilation du concept de « temps » à la figure géométrique du cercle ouvre une première porte à l’étude du « cycle » comme système temporel normatif.
Le cycle (de la nature, des années, des saisons) est un concept qui régule notre manière de voir et de faire l’expérience du monde, et qu’il nous semble en ce sens pertinent de rapprocher du concept de chrononormativité. Comme l’écrit Elizabeth Freeman dans son ouvrage Time Binds, « la chrononormativité est un mode d'implantation, une technique par laquelle les pouvoirs institutionnels en viennent à ressembler à des faits somatiques. Les horaires, les calendriers, les fuseaux horaires et même les montres inculquent ce que le sociologue Evitar Zerubavel appelle des "rythmes cachés" ; des formes d'expérience temporelle qui semblent naturelles à celles-eux qu'elles privilégient » (Freeman, 2010).
Ce concept peut permettre de poser la question de l’inscription des œuvres et de la notion d’art dans un contexte et un schéma capitaliste et productiviste, où la régulation du temps selon des normes et des règles industrielles contrevient parfois à la liberté créatrice. S’il est d’abord développé dans les queer studies et appliqué principalement dans le champ des études sociologiques, il serait très intéressant de voir ce que le concept de chrononormativité peut apporter à l’étude du cycle dans différentes formes artistiques et littéraires.
En littérature, on pense à l’évènement que constitue la « rentrée littéraire », qui régule la sortie des livres, détermine la postérité de certain-e-s auteur-rice-s, et inscrit l’activité de l’écriture dans une logique cyclique standardisée et mercantile, qu’il serait très intéressant de questionner, comme l’appelle de ses vœux Alexandre Gefen dans son article « De quoi parle la rentrée littéraire ? » (Gefen, 2020)
D’autres cycles déterminent et influencent les modes de production d’autres types d’œuvres ; le théâtre et le cinéma voient par exemple la temporalité de leurs créations souvent soumise au calendrier des grands festivals (Avignon ou Edimbourg pour le théâtre, Cannes, Venise, ou encore Sundance pour le cinéma). L’histoire de ces festivals et leur évolution au fil du temps pourrait être abordée et questionnée au regard du conditionnement de la création et du mode de production des pièces et des films induit par ce système festivalier cyclique. Ces réflexions trouvent également écho dans la fameuse « chronologie des médias », qui fait débat dans l’industrie cinématographique française et qui révèle toute la tension d’un art-industrie dont on cherche à contrôler la temporalité.
Dans les études sérielles, on remarque que les séries adoptent différentes stratégies narratives et esthétiques pour résister ou s’inscrire dans la régularité d’une programmation elle aussi très normée, et organisée en suivant un cycle annuel bien précis. Si l’arrivée des plateformes de SVOD peut sembler dynamiter cette machinerie bien huilée, l’impact supposé de Netflix, Prime et autres Apple TV+ sur le cycle de production sériel se doit d’être questionné (Campion, 2019).
Il s’agirait donc, avec ce premier axe, de se demander comment des œuvres produites dans une société capitaliste s’inscrivent dans ce calendrier cyclique ou cherchent à en déjouer les règles. D’étudier quelle liberté les œuvres et les artistes peuvent trouver dans cette répétition infinie de cycles infernaux, et quel rapport à l’écriture, au jeu, ou à la création peut naître de cette cadence imposée.
Axe 2 : Cycle et répétition
Que l’on pense à Disney et à ses remakes en live action ou aux franchises comme Harry Potter (récemment adapté en jeu vidéo, bientôt adapté en série), Hunger Games (dont le prequel vient d’être adapté au cinéma), ou Mario (adapté au cinéma et sortant de nouveaux jeux presque tous les ans depuis le début des années 80), l’engouement de l’industrie (cinématographique, littéraire, sérielle et vidéoludique) et des publics autour de l’idée de répétition est indéniable. Si cet engouement s’explique en premier lieu par l’envie de répéter un succès commercial, il convient de se questionner sur les implications esthétiques de cette répétition cyclique. Le cycle s’oppose en effet, a priori, à l’idée de répétition, puisqu’il se différencie de la série justement par son caractère évolutif (Besson, 2004). Cette tension entre cycle et répétition est cependant palpable, notamment si l’on se place du point de vue de la réception. On pense par exemple à l’« effet de simple exposition » (Zajonc, 1968), ce plaisir et ce confort qui nait d’une exposition répétée à la même série, au même livre, à la même musique ou au même film. D’où nait cet appétit nostalgique des publics pour la répétition ? Comment s’inscrit la répétition dans la notion de cycle ?
La répétition semble également être constitutive de l’esthétique et de l’expérience vidéoludique, qui semble avoir besoin de cette donnée pour pouvoir évoluer et se constituer en cycle. Le « cycle magique de la jouabilité », tel que développé par Arsenault et Perron (Arsenault et Perron, 2009), pose la question d’une « esthétique de la répétition » (Clement, 2013) propre au jeu vidéo qu’il nous semblerait très intéressante à développer et à mobiliser dans le cadre d’un numéro sur le cycle. Existe-t-il une esthétique propre au game over, à la répétition « ritualisée » (Gazzard et Peacock, 2011) d’un même geste, d’une même mécanique ? Qu’en est-il des jeux qui vont à l’encontre de cette esthétique de la répétition, pour se rapprocher d’une esthétique évolutive dite cinématographique (on pense par exemple aux jeux de David Cage et à la notion de storytelling interactif) ? Quel nouveau rapport à la jouabilité peut naître de cette « émancipation » de la répétition ?
Les séries « télévisées » apparaissent elles aussi, presque ontologiquement, comme traversées et travaillées par la notion de cycle. Les séries sont en effet tiraillées entre la répétition (répétition d’une même formule d’épisodes en épisodes, de saisons en saisons) et l’évolution (évolution des personnages, du monde qui les entoure, renouvellement et étoffement des intrigues) ; entre le modèle de la « narration infinie » (Mittell, 2015) et la « promesse de dénouement » (Favard, 2019) et donc de totalisation. C’est ce qui fait notamment toute la richesse des séries dites « semi-feuilletonnantes » (Cornillon, 2019). Cette tension historique, dans la narration sérielle (mais aussi dans d’autres formes narratives comme le roman feuilleton) entre formule et feuilleton, entre totalisation et infini, entre répétition et évolution, pourrait gagner à être étudiée à l’aune de la notion de cycle.
La question de la tension entre cycle et répétition peut également, bien évidemment, être utilisée comme prisme d’étude dans d’autres disciplines non citées (arts plastiques, musique…)
Axe 3 : Cycle et fin
La forme cyclique est une forme qui se développe au long cours, sur plusieurs volumes, plusieurs films, plusieurs saisons. Finir un cycle s’apparente ainsi moins à clore un chapitre qu’à borner un monde, et la question du rapport qu’entretiennent les cycles (littéraires, cinématographiques…) à la notion de fin nous semble donc essentielle.
Du point de vue de la réception, que se passe-t-il quand un cycle s’arrête ? Comment le cycle peut-il nous permettre de repenser le rapport que nous entretenons à la fin dans l’art ? La particularité du cycle est qu’il se constitue comme un organisme que l’on observe évoluer vers sa fin et qui nous ramène à notre propre expérience d’être vivant, et surtout mortel. Si le cycle nous propose « une expérience apaisée et apaisante du temps » (Besson, 2004), c’est peut-être parce qu’il mime le cycle de la vie et nous permet de faire sens de notre existence et de notre mort. Il serait donc bienvenu de se pencher sur la fin de certains grands cycles (littéraires, cinématographiques, vidéoludiques…) et d’en étudier les implications esthétiques mais aussi émotionnelles, en étudiant leur réception.
Du point de vue de la création, comment finit-on un cycle ? Le cycle ne se construit-il pas, paradoxalement, entre une recherche de clôture et une « promesse d’éternité » (Besson, 2004) ? L’ambition totalisante et globalisante du cycle comme création d’un monde ne vient-elle pas se heurter à sa forme nécessairement fragmentaire ? On pense par exemple à Damon Lindelof, le showrunner de Lost (2004-2010), qui s’est retrouvé confronté à la lourde tâche de devoir clôturer une série-monde après six saisons, s’attirant les foudres de la critique et des fans. L’influence de cette expérience d’écriture traumatisante se retrouve indubitablement dans sa série suivante, The Leftovers (2014-2017), qu’il choisit de clôturer justement en faisant en sorte que le mystère demeure, et en laissant son monde ouvert. L’expérience toute particulière de devoir mettre fin à un monde qui a évolué sur le long terme est un prisme par lequel l’étude de certains cycles aurait beaucoup à gagner.
La question de la fin des cycles amène évidemment la problématique de la soumission du cycle à une logique productiviste, et donc à l’annulation possible d’un cycle qui n’aurait pas eu le temps d’arriver à son terme. Si l’annulation des séries télévisées est monnaie courante, il serait intéressant d’analyser cette problématique de l’annulation par le biais d’autres arts. Qu’en est-il des cycles littéraires (mais aussi vidéoludiques, cinématographiques, picturaux…) inachevés ? Peut-on penser une esthétique du cycle non-fini en art ? Comment la notion de transfictionnalité (Saint-Gelais, 2011) peut-elle remettre en cause la fin du cycle (qui devient une référence culturelle) ? Autant de questions auxquelles ce numéro aurait à cœur de répondre.
Axe 4 : Cycle et transmédialité
A l’heure où les franchises transmédiatiques se multiplient, il serait enrichissant d’étudier ce que fait le transmédia storytelling (Jenkins, 2006) au cycle. Quel impact le changement de média et de médium peut-il avoir sur la construction et l’évolution de cycles fictionnels ? Comment se reconfigure l’ambition totalisante et globalisante d’un cycle qui s’organise sur différents médias, parfois à destination de différents publics ? On pense à une franchise comme Star Wars, qui évolue et se réinvente depuis la fin des années 70 sur différents médias, du cinéma à la série d’animation, en passant par le comics et le jeu vidéo, donnant à voir la complexification d’une fiction aux ramifications multiples et variées.
Au-delà du transmédia, la notion de transtexte, qui vise à « étudier les publics et les activités de production – et donc de développement du récit – plutôt que de réception, dans le cadre d’univers multi-textes immersifs » (Derhy Kurtz, 2020), pourrait venir instruire notre conception du cycle. Les créations des fans, qu’elles prennent la forme de textes, de vidéos, de gifs ou de mèmes viennent compléter ou s’agglomérer à un cycle préexistant, allant jusqu’à parfois en influencer la course. Le transtexte pose ainsi des questions méthodologiques (comment inclure les créations des fans dans l’étude des cycles ?), mais aussi esthétiques et narratives auxquelles il nous semble important de tenter de répondre.
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Les propositions de contribution, d’environ 500 mots, assorties d’un titre et de quelques lignes de présentation bio-bibliographique, seront à envoyer par courriel avant le 1er juillet 2024 à l’adresse suivante : revue.alepreuve@gmail.com.
Après évaluation des propositions par le comité scientifique, les notifications d’acceptation seront communiquées sous six semaines. Les articles devront être remis avant le 4 novembre pour une publication le 10 février sur le site de la revue À l’épreuve : https://alepreuve.numerev.com/. Les articles ne devront pas excéder 45 000 signes (espaces comprises).
Comité de rédaction :
Jonas Fontaine, Aliénor Poitevin, Elena Tsouri
Comité scientifique :
Valérie Arrault, Guillaume Boulangé, Guilherme Carvalho, Vincent Deville, Claire Ducournau, Philippe Goudard, Matthieu Letourneux, Catherine Nesci, Yvan Nommick, Guillaume Pinson, Didier Plassard, David Roche, Corinne Saminadayar-Perrin, Maxime Scheinfeigel, Catherine Soulier, Marie-Ève Thérenty.
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Suggestions bibliographiques :
Arsenault Dominic et Bernard Perron, « In the Frame of the Magic Cycle. The Circle(s) of Gameplay », dans The Video Game Theory Reader 2, Londres, Routledge, 2009, p. 109-133.
Besson Anne, Constellations: des mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain, Paris, CNRS éditions, 2015.
Besson Anne, D’Asimov à Tolkien: cycles et séries dans la littérature de genre, Paris, CNRS éd, coll. « CNRS littérature », 2004.
Besson Anne, Vincent Ferré et Christophe Pradeau (éd.), Cycle et collection, Paris, Harmattan, coll. « Itinéraires et contacts de cultures », 2008, vol. 41.
Campion Benjamin, « Plateformes de SVOD : les nouveaux networks de la télévision américaine ? », Télévision, vol. 10, no 1, CNRS Éditions, 2019, p. 53-69.
Clément Frédéric, « Demon’s Souls : L’esthétique de la répétition au cœur de la pratique hardcore du jeu vidéo », Kinephanos, vol. 4, no 1, août 2013 (en ligne : https://www.kinephanos.ca/2013/demon-s-souls/ ; consulté le 11 février 2024).
Cornillon Claire, « La forme semi-feuilletonnante formulaire : l’exemple d’Ally McBeal », TV/Series, no 15, RIRRA 21, 16 juillet 2019 (DOI : 10.4000/tvseries.3400 consulté le 11 février 2024).
Cornillon Claire, Sérialité et transmédialité: infinis des fictions contemporaines, Paris, Honoré Champion éditeur, coll. « Bibliothèque de littérature générale et comparée », no 155, 2018.
Derhy Kurtz Benjamin W. L. et Mélanie Bourdaa (éd.), The rise of transtexts: challenges and opportunities, New York, Routledge, coll. « Routledge research in cultural and media studies », no 96, 2017.
Favard Florent, Écrire une série TV : la promesse d’un dénouement, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, coll. « Sérial », 2019.
Gazzard Alison et Alan Peacock, « Repetition and Ritual Logic in Video Games », Games and Culture, vol. 6, no 6, SAGE Publications, 1er novembre 2011, p. 499-512.
Gefen Alexandre, « De quoi parle la rentrée littéraire ? », Esprit, no 469, novembre 2020 (en ligne : https://esprit.presse.fr/article/alexandre-gefen/de-quoi-parle-la-rentree-litteraire-43032 ; consulté le 11 février 2024).
Jenkins Henry, Convergence culture: where old and new media collide, New York, New York University Press, 2006.
Jenkins Henry, Fans, Bloggers, and Gamers : Exploring Participatory Culture, New York, New York University Press, 2006.
Letourneux Matthieu, Fictions à la chaîne: littératures sérielles et culture médiatique, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 2017.
Mittell Jason, Complex TV : The Poetics of Contemporary Television Storytelling, New York, New York University Press, 2015.
Saint-Gelais Richard, Fictions transfuges: la transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Poétique », 2011.
Zajonc Robert B., « Attitudinal effects of mere exposure », Journal of Personality and Social Psychology, vol. 9, no 2, Pt.2, American Psychological Association, 1968, p. 1-27.