Le personnage historique en littérature
Au sein d'Acta fabula, la revue des parutions de Fabula, Acta enVO publie des comptes rendus, des traductions et des entretiens consacrés à la recherche étrangère non anglophone. Les contributions visent à diffuser des travaux fondateurs ou novateurs écrits dans des langues moins accessibles au lectorat français.
Après avoir analysé dans les précédents numéros « L'identité en ses frontières », « Constructions et reconfigurations des études de genre » et « La critique allemande hier et aujourd’hui » (à paraître en juillet 2024), nous consacrerons le prochain numéro au personnage historique en littérature. Dans une conférence donnée au Collège de France le 23 mai 2023, Orhan Pamuk déplorait la perte d’importance du personnage dans la construction romanesque. Alors que le personnage est central dans la conception romanesque du XIXe siècle, comme en atteste la multitude des personnages éponymes, les romanciers contemporains, selon Pamuk, privilégieraient la structure et le rythme narratifs. L’auteur turc conclut sa conférence en appelant de ses vœux un recentrement de la littérature autour du personnage. Une évolution similaire a eu lieu dans la critique universitaire française, au terme de laquelle le personnage littéraire apparaît aujourd’hui comme un objet d’études daté. Nous nous proposons donc de suivre, à notre manière, la voie désignée par Orhan Pamuk et de montrer un aperçu du traitement critique du personnage à l’étranger, plus particulièrement du personnage historique référentiel.
Le succès remporté par le roman de Giuliano da Empoli Le Mage du Kremlin (2022), qui dépeint des personnages inspirés par Vladimir Poutine et son ancien conseiller Vladislav Sourkov, sans toutefois que ces deux modèles soient nommés, démontre la vivacité contemporaine du personnage historique. À rebours de l’exploration de l’histoire par un sujet ordinaire, telle que la proposent par exemple certains romans d’Annie Ernaux (Les Années, Une femme), les “grands hommes” et femmes célèbres, acteurs et actrices direct·e·s des événements, demeurent pour la littérature une voie d’accès privilégiée à l’histoire. C’est dans le personnage historique que s’articulent le plus visiblement l’objectif et le subjectif, la contingence et le sens de l’histoire.
Aussi le personnage historique demeure-t-il avant tout un personnage que n’épuise pas sa signification historique et qui peut être réinvesti par la littérature. Le poète grec Constantin Cavafy, qui fait un usage abondant et varié des figures historiques, est à cet égard un cas intéressant. Considérant l’histoire comme un des trois “domaines” de sa poésie (avec la poésie philosophique et la poésie “voluptueuse”), il affirme dans un entretien : “je suis un historien-poète. Je suis incapable d’écrire des romans, ou pour le théâtre, mais des voix intérieures me disent que la tâche de l’historien est à ma portée”. Dans son oeuvre, il utilise des personnages empruntés à l’histoire grecque comme autant de masques, d’alter ego lui permettant d’exprimer ses blessures érotiques, en particulier son homosexualité. Des contributions portant sur la mobilisation de personnages historiques comme projection de l’auteur seront donc les bienvenues.
L’œuvre de Cavafy présente aussi un intérêt du point de vue de la réception : en vertu de son historicisme, c’est à la fois un “classique” de la littérature nationale grecque et un texte qui a fait l’objet de lectures marxistes, l’inscrivant dans un autre canon littéraire, celui d’une certaine gauche. Des études sur la réception de personnages historiques “mis en littérature” trouveraient elles aussi leur place dans ce numéro d’EnVO.
Pour ce numéro, les contributeur·ice·s seront donc encouragé·e·s à explorer le traitement littéraire du personnage historique en particulier selon deux axes :
— un axe poétique : le personnage historique utilisé comme masque ou projection de l’auteur dans le texte (En attendant les barbares de Constantin Cavafy, Le Divan de Goethe, par exemple).
— un axe politique : mythification/hagiographie, neutralisation ou déviation de l’idéologie par le système axiologique du texte (La harpe et l’ombre d’Alejo Carpentier, Guerre et Paix de Tolstoï, par exemple).
Plus généralement, l’ambition du numéro est de remettre à l’honneur le concept de personnage, peu exploité dans le domaine francophone ces dernières années. Par ailleurs, à partir des travaux de Dominique Viard [Nouvelles écritures littéraires de l’Histoire, coll. Écritures contemporaines, vol. 10. [2009], Classiques Garnier, 2021] et d’Ivan Jablonka [L’histoire est une littérature contemporaine : manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014] qui soulignent les rapports fructueux entretenus par la littérature et l’histoire en France, nous pouvons nous demander ce qu’il en est à l’étranger. Autrement dit, quels sont les traitements possibles du personnage historique ? Quels sont les différents effets produits, selon que le personnage historique est employé dans une perspective poétique ou politique ? Quels sont les discours théoriques (des auteurs eux-mêmes ou de la critique) qui accompagnent ces pratiques ?
Les contributions porteront sur un ouvrage théorique ou sur un article de référence, définissant des concepts utiles à l’analyse littéraire. Ces textes doivent être inédits en français et en anglais et être issus d’autres domaines linguistiques et culturels. Il sera possible de proposer un compte rendu (env. 24 000 signes) et/ou la traduction d’un extrait n’excédant pas les 45 000 signes. On privilégiera la qualité de la recherche à sa date de parution. Il est également possible de proposer un entretien.
—
Informations pratiques :
Date limite d’envoi des propositions (300 mots) : 22 juin 2024
Date d’envoi des contributions : 14 décembre 2024
Date de publication prévisionnelle : juin 2025
Adresses d’envoi : berengere.darlison@gmail.com, yann.figuiere@yahoo.fr
—
Sommaire prévisionnel :
Proposition d’article à traduire:
"Die Mythisierung historischer Persönlichkeiten in der österreichischen Gegenwartsliteratur", https://www.jstor.org/stable/24655284
Corpus et genres littéraires possibles :
le “roman du dictateur” en Amérique hispanique (1970-2000 : Yo el Supremo d’Augusto Roa Bastos, El señor presidente de Miguel Angel Asturias, El General en su laberinto et El otoño del patriarca de Gabriel Garcia Marquez, La Fiesta del Chivo de Mario Vargas Llosa)
Enquête historique dans un récit d’autofiction : Soldados de Salamina de Javier Cercas ; ou dans un récit fictif à la première personne : Respiracion artificial de Ricardo Piglia
Ouvrages critiques qui pourraient être intéressants, à condition que la projection de l’auteur dans le texte se fasse par le biais de l’emploi d’un personnage historique:
Manuel Alberca Serrano, La máscara o la vida. De la autoficción a la antificción, Málaga, Editorial Pálido Fuego, 2017, 354 p.
Klaus Arnold, Sabine Schmolinsky et Urs Martin Zahnd (dir.), Das dargestellte Ich. Studien zu Selbstzeugnissen des späteren Mittelalters und der frühen Neuzeit, Bochum, Winkler, 1999, 300 p.
M. p. (Ma Pilar) Saiz-Cerreda, « Identidad y representación en el discurso autobiográfico », RILCE: Revista de filología hispánica, vol. 28, no 1, 2012, p. 817.