Comment lire aujourd’hui ? Mutations des pratiques académiques en critique et théorie littéraires, 2000-2020 (Saint-Étienne)
Colloque international
« Comment lire aujourd’hui ? Mutations des pratiques académiques en critique et théorie littéraires (2000-2020) »
Dans un contexte de crise des études littéraires, renforcée par des facteurs externes (crises économiques, climatique, sanitaire, géopolitiques), les vingt dernières années ont contraint la discipline à un effort de réflexivité et d'autocritique. Quelle place pour ces pratiques dans un monde en crise que d'autres disciplines semblent plus aptes à accompagner, quelle pertinence pour les méthodes académiques ? Une pression certaine s'exerce en effet sur la discipline littéraire universitaire, dont rend compte la parution lors des deux dernières décennies d'un grand nombre d'ouvrages et de collectifs critiques et théoriques consacrés aux études littéraires, et proposant diagnostics et remèdes variés (Schaeffer 2011, Jouve 2010, Citton 2007, Macé 2011, Merlin-Kajman 2016, Ruffel 2019, Bertrand, Claisse et Huppe 2022). Se dessine dès lors un large corpus critique, orienté par une préoccupation commune : promouvoir un profond renouvellement des modes d’appréhension des textes littéraires, contemporains ou non, et plus largement du fait littéraire, des usages et des imaginaires de la littérature.
Renouvellements critiques et usages de la littérature
Depuis le début du XXIe siècle, une attention particulière se trouve portée aux mécanismes d’empathie (Gefen et Vouilloux 2013), parfois jusqu'à envisager la littérature selon une conception « thérapeutique » (Gefen 2017). Ce tournant affectif est aussi un tournant éthique, sous-tendu par la notion de care. Mais s’intéresser aux émotions aujourd’hui, c’est aussi se placer d’un point de vue disciplinaire, sous l’égide des neurosciences et de la psychologie cognitive. Étroitement liée à ceux-ci, la prise en compte des effets de la littérature a suscité plusieurs approches. Ainsi, Macé (2017) déploie une stylistique de l'existence qui cherche dans la littérature le modèle d'une attention aiguisée aux formes de vie les plus fragiles. Citton (2010) appelle quant à lui de ses vœux des contre-narrations émancipatrices et fait appel au pouvoir d’« encapacitation » des structures narratives et littéraires. Plus largement, l’immersion fictionnelle (Schaeffer 1999), l’identification à des personnages de fiction (Jouve 1992), l’adhésion au monde représenté (David 2012) ou encore la « tension narrative » (Baroni 2007) invitent à considérer le fait littéraire comme partageable – à l’instar des propositions d’Hélène Merlin-Kajman (2016) qui fait du texte littéraire un espace « transitionnel ».
Des approches pragmatistes de l’expérience littéraire, quoiqu’issues de généalogies distinctes, ont ainsi émergé. Résolument tournées vers les usages de la littérature, elles promeuvent la littérature non plus comme un objet autonome, mais comme une série d’expériences, des usages, une praxis. Représentatifs de ce paradigme, l'essai de Christophe Hanna (2011) entend réinscrire la poésie dans l’espace public par le biais de dispositifs poétiques, quand celui de Florent Coste (2017) appelle à sortir de l’herméneutique au profit d’une conception de l’expérience littéraire apte à en questionner l’agentivité, comme le propose aussi Nancy Murzilli (2023) en articulant fiction et expériences quotidiennes.
Si la théorie, se défaisant d’une conception séparatiste de la littérature ou de toute visée autotélique, revient au monde social, elle le fait aussi par le biais du territoire, du lieu. L’intégration de la dimension spatiale dans les études littéraires se joue à trois niveaux selon Collot (2014) : le contexte spatial dans lequel les œuvres sont produites (la « géographie littéraire ») ; les représentations de l’espace dans les textes eux-mêmes (la « géocritique », Westphal 2000 et 2007) ; les rapports entre l’espace et les formes et genres littéraires (la « géopoétique »). Le tournant spatial se décline ainsi en plusieurs disciplines, auxquelles s’ajoutent l’écopoétique (Schoentjes 2015 et 2020, Termite 2014), qui étudie les liens entre la littérature et l'environnement naturel, et la zoopoétique (Simon 2021), qui associe les études animales à celles des formes et écritures littéraires.
S’affirme dès lors, sur la période, une revalorisation de la prise en compte des enjeux politiques des pratiques littéraires, dans un contexte critique qui en permet la ré-émergence (Huppe, 2023). La question du genre, et des savoirs situés (Zenetti, Bujor, Coste, Paulian, Rundgren et Turbiau, 2021), permet, dans cette perspective politique, une ressaisie réflexive des gestes critiques qui président à la constitution et à l’étude des corpus. Plus largement s’est amorcé un dialogue critique interdisciplinaire, nourri également par les méthodes des études culturelles.
Un impératif de “sortie” (enjeux méthodologiques et disciplinaires)
Du côté de l’étude du récit, on note une tendance à l’ouverture interdisciplinaire vers de multiples formes et supports narratifs jusqu’aux médias non linguistiques ou « mimétiques », ou à la sortie du seul texte littéraire avec le développement de la narratologie transmédiale (Baroni 2017, Goudmand 2018, Ryan 2018). Du côté de la stylistique, les travaux amorcés par Bordas (2022) autour de l’expressivité peuvent également s’entendre comme ouverture et sortie : sortie des méthodes du commentaire stylistique grammatical et ouverture à des corpus linguistiques non littéraires.
De façon corollaire, la recherche académique se tourne vers les manifestations du fait littéraire hors du livre, prenant en considération sa fragmentation en une pluralité de pratiques — performances, lectures publiques, créations numériques, sonores, etc. (Rosenthal & Ruffel 2010 et 2018). La littérature se rapprocherait alors de nos vies ordinaires pour tout un pan de la critique qui interroge la « littérature sauvage » (Saint-Amand 2016 et 2023). Au sein des pratiques pédagogiques et académiques, l'essor des cursus en création littéraire et l'institutionnalisation de la recherche-création (Petitjean 2023) gagnent à être interrogés par ce prisme.
Parallèlement, des approches en partie délaissées par la critique longtemps dominée par un paradigme formaliste connaissent un nouvel élan, comme les propositions matérialistes de Berthelier, Goudmand, Roussigné & Véron (2021). Les approches sociologiques du fait littéraire trouvent également un écho renouvelé, considérant le créateur comme un travailleur parmi d’autres dont les conditions de travail participent à façonner la création (Huppe 2023), ou analysant sa « posture littéraire » (Meizoz 2007, 2011 et 2016) comme un objet d'étude au même titre que le texte lui-même. Ces perspectives interdisciplinaires ont également favorisé l’émergence d’objets de recherche à la croisée de la littérature et de la sociologie, de l’ethnographie ou de l’anthropologie, comme l’enquête, ou le terrain (Zenetti, 2014, Demanze, 2019, James et Viart, 2019, Roussigné 2019), dont on pourrait interroger la portée et l’applicabilité, y compris hors des corpus contemporains.
À l’issue de ces deux décennies vivifiantes, il importe d’interroger la façon dont ces reconfigurations critiques déplacent les pratiques d’analyse et d’interprétation littéraires, voire les mettent en question :
- Quelles catégories critiques demeurent pertinentes et, inversement, quelles catégories critiques semblent avoir fait long feu, comment se sont-elles transformées, en dialogue avec les propositions théoriques de la période ?
- Quelle place occupe encore l’herméneutique dans les manières de lire académiques, et dans l’enseignement de la littérature ?
- À partir de quels corpus, et selon quelles périodisations, se sont constituées ces différentes approches théoriques ? Contribuent-elles, malgré leur hétérogénéité, à construire une forme d’uniformisation critique au risque peut-être d'un figement des pratiques de lecture et d’analyse ? Pour le dire autrement, comment évaluer leur part de prescription ou de normativité et de quelles mises en débat font-elles l’objet ?
- Peut-on interroger les modalités pratiques, voire sociologiques, du développement et de l'affirmation de ces tendances théoriques (constitution de collectifs, voire d'écoles théoriques, autour de séminaires par exemple ou de réseaux formalisés ; filiations critiques et figures tutélaires en partage, etc.) ?
- Comment appréhender aujourd'hui les tentatives d'innutrition de la théorie littéraire face à certaines disciplines extérieures, par exemple les sciences cognitives, les neurosciences, aux côtés des sciences humaines et sociales ? quel regard peut-on poser aujourd'hui sur les produits de telles propositions (outils critiques, courants théoriques, fertilité des approches pour l'analyse de corpus, etc.) ?
Ce sont ces questions que nous souhaitons mettre en discussion lors de ce colloque, voué à faire la lumière sur la fabrique des discours critiques pour en interroger les soubassements théoriques, les orientations idéologiques, les enjeux sur le plan de la sociologie de l'institution littéraire et les implications au niveau de la production littéraire, de la constitution des corpus et de la patrimonialisation des œuvres. Les communications pourront aborder tant des corpus classiques que modernes ou contemporains, afin de mettre en lumière les mutations des pratiques critiques actuelles.
Une bibliographie indicative ainsi qu’une version plus développée de cet appel seront proposées sur le site du colloque.
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Les propositions de communication sont à envoyer avant le 15 mai 2024 à l’adresse commentlire@gmail.com.
Les réponses seront transmises dans le courant du mois de juin. Le colloque se tiendra à l’Université Jean Monnet Saint-Étienne les 11, 12 et 13 décembre 2024.
Comité d’organisation : Elisa Bricco (Université de Gênes), Morgane Kieffer (Université Jean Monnet Saint-Étienne), Frédéric Martin-Achard (Université Jean Monnet Saint-Étienne) et Estelle Mouton-Rovira (Université Bordeaux Montaigne).
Comité scientifique : Margareth Amatulli (Université d’Urbino Carlo Bo), Jean-François Hamel (UQAM), Nancy Murzilli (Université Paris 8), Nathalie Piégay (Université de Genève), Denis Saint-Amand (FNRS - Université de Namur), Dominique Viart (IUF – Université Paris Ouest Nanterre).