
Le noble et l'ignoble dans l'œuvre des Goncourt. Séminaire Goncourt 2025-2026 (Sorbonne nouvelle)
SEMINAIRE GONCOURT (2025-2026)
Le noble et l’ignoble dans l’œuvre des frères Goncourt
Resp. : E. Reverzy et Eva Le Saux
Poursuivant la réflexion engagée collectivement dans le colloque international du bicentenaire consacré à la question des valeurs chez les Goncourt, l’équipe Goncourt se propose pour l’année 2025-2026 de travailler sur la relation du noble et de l’ignoble dans l’ensemble de leur œuvre. Le XIXe siècle ne cesse de reprendre le modèle de la vie des hommes illustres, actualise et met à l’épreuve dans la modernité le modèle plutarquiste : il s’attache aux petites existences, aux humbles, aux marginaux, voire aux déviants et aux pervers ; il se passionne pour les faits divers, les histoires de peu qui, à l’échelle locale, font histoire1, inventant de la sorte ce que Foucault désignera comme la vie des hommes infâmes. Mais il ne s’agit pas que de renversement (du noble dans l’ignoble) mais bien plutôt d’alliance – la théorie esthétique du grotesque chez Hugo en atteste, tout comme déjà la réflexion de Chateaubriand dans le Génie du christianisme.
Lorsque Zola décrit les « nerfs de grande dame » de Germinie, dans son compte rendu du roman des Goncourt en 1865, il pointe cette étroite conjonction du sublime et du grotesque dans le personnage dont les romanciers soulignent la grandeur sacrificielle ou dont ils évoquent l’ascèse mutique pour dissimuler à sa maîtresse son ignominie. C’est bien l’héroïsme de l’indignité qu’il dégage. Il y a dans le silence de la servante, dans cette maîtrise du corps qu’elle s’efforce de dresser, une dimension cornélienne, un stoïcisme, qui court aussi chez Philomène et Élisa. Que ce stoïcisme côtoie la folie et l’involontaire, lorsque le corps déborde, lorsque le geste, la parole du rêve l’emportent, fait tout l’intérêt et la singularité de cette grandeur problématique.
Pour les aristocrates Goncourt, la question du noble se pose d’abord en référence au passé et à l’histoire de la société d’Ancien régime. Lors même qu’ils privilégient volontiers l’aristocratie du talent, celle des comédiennes, des peintres ou des artistes de cirque, ils n’en restent pas moins fidèles à une représentation héroïque des anciennes valeurs du XVIIIe siècle, à bonne distance de la bourgeoisie. Ainsi la préface de Germinie Lacerteux inscrit le roman des bas-fonds dans une tradition et une continuité aristocratiques, celles de la confrontation du noble et de l'ignoble et pointe « ce que les Reines autrefois faisaient toucher de l'œil à leurs enfants dans les hospices : la souffrance humaine présente et toute vive, qui apprend la charité. » De même les Goncourt font surgir un deus ex machina (ou une statue du Commandeur ?) sous les traits d’un vieux noble dégénéré, un homme des bois ensauvagé, pour exécuter l’indigne Henri Mauperin, vil bourgeois prêt à acheter ce qui ne se vend pas. Car la noblesse de sang implique bien chez les Goncourt la survivance d’un héroïsme qui tient à la lignée – et qui s’épuise en revanche dans la lignée militaire comme le montrent les familles Mauperin et Haudancourt.
On en trouve confirmation dans leur poétique romanesque qui ne démocratise qu’en apparence le système des personnages et maintient de fait l’association entre valeurs morales et position dans la hiérarchie des personnages. Les romans des femmes du peuple permettent ainsi tout particulièrement d’étudier la relation entre bassesse sociale et sens – paradoxal – de l’honneur : la servante et la prostituée présentent bien des traits des héroïnes des anciens romans, et ce notamment du fait des situations et des violences auxquelles sont confrontées (viol, grossesse, trahison, deuil, abandon…). La passion grandit et dégrade : victimes de la pulsion sexuelle ou capables par amour de mal agir, ces personnages transcendent aussi dans le sacrifice et le don de soi leurs sentiments passionnels. Au-delà de la détermination et du parcours du personnage, on pourrait envisager l’effet de ce lien paradoxal du noble et de l’ignoble sur l’écriture même : expression d’émotions paradoxales (grandeur de l’ignoble, sidération, compassion...) car l’ignoble ne peut être appréhendé qu’à travers une esthétisation qui lui donne forme (écriture du disparate, de l’incongru, euphémisation parfois...) et par un dépassement que seul l’espace d’un discours rend hors du commun.
La production théâtrale propose une autre configuration de la relation entre noble et ignoble, et pose encore autrement, notamment dans La Patrie en danger, la part politique de la relation du noble et de l’ignoble, en confrontant le « cabinet des antiques » du salon aristocratique et l’énergie plébéienne et révolutionnaire pour renvoyer finalement dos à dos, face à la guillotine, les deux mondes.
On pourrait pour finir rappeler la manière dont les Goncourt ont fréquenté tous les milieux de la mondanité gensdelettres de leur temps : la bohème avec des gants comme la bohème débraillée, les feuilletonistes et vaudevillistes, et leurs compagnes, comme le salon de la princesse Mathilde. Leur Journal qui consigne la truculente grossièreté de Suzanne Lagier avec délectation et moque la lourde provincialité de Flaubert, les prétentions de Feydeau et la délicatesse vaporeuse du rêveur Gautier, est aussi la caisse de résonance de ces sociabilités mêlées, à la fois nobles et ignobles, qui furent les leurs. On pourra également interroger l'ethos nobiliaire des Goncourt eux-mêmes, qui ne manquent pas une occasion de faire d'ignobles commentaires à propos de leurs contemporains. Le Journal présente à cet égard un terrain propice à l'exploration de la tension éprouvée par les deux frères.
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Le séminaire se déroulera à l’Université de la Sorbonne Nouvelle aux dates suivantes : 7 novembre 2025, pour la séance d’introduction, puis les 12 décembre 2025, 16 janvier 2026, 20 février 2026, 13 mars 2026 et 17 avril 2026. Il s’achèvera par une journée d’études le 19 mai 2026.
Les propositions d’interventions, dans le cadre du séminaire et de la journée d’études, sont attendues pour le 30 septembre 2025, à l’adresse suivante : evalesx@gmail.com et eleonore.reverzy@sorbonne-nouvelle.fr.
Les actes de ces rencontres seront publiés, après expertise, dans les Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, revue accessible sur OpenEdition . D
Dernier numéro paru : « Les Goncourt et la chronique ».
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1 Voir D. Kalifa, L’encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque, Paris, Fayard, 1995, p. 272-274.