Le littoral : Imaginaires, Écritures, Esthétiques
21-22 novembre 2024
Colloque organisé par le laboratoire LCE
Université Lumière – Lyon 2
Dans le cadre de la réflexion menée au sein du séminaire de l’Axe « Seuils » du laboratoire LCE (Lyon 2), nous nous proposons d’organiser un colloque transdisciplinaire autour du littoral, des représentations dont il fait l’objet et des poétiques qu’il invite. Ce colloque s’inscrira dans le prolongement de notre réflexion sur la notion de « Seuils » et plus particulièrement des travaux menés autour du « littoral » depuis 2022.
Même lorsque la littérature et les arts convoquent le littoral en le dotant d’un fort ancrage géographique et référentiel, il semble qu’il soit fréquemment appelé à devenir plus – ou autre – qu’il ne paraît, investi d’une puissante charge imaginaire ou symbolique qui tient à son statut de bordure entre terre et mer particulièrement propice à traduire divers franchissements vers et depuis un au-delà, tel le « rivage plutonien de la nuit » que traverse le corbeau d’Edgar Poe pour venir hanter le séjour du poète aux prises avec un deuil inachevé. Lorsqu’il s’agit de décrire l’envol de la pensée vers la contemplation de la beauté transcendante, le rivage est aussi la métaphore à laquelle Platon a recours : « s’approchant de la vaste mer de la beauté et la contemplant, il créera nombre de belles et nobles pensées, de beaux et nobles discours dans son amour illimité de la sagesse, jusqu’à ce que sur ce rivage il grandisse et se fortifie ». Thomas Mann, dans La Mort à Venise n’ignore pas, lui non plus, que « celui qui, en montant loin de ces choses terrestres sous l’influence de l’amour vrai, commence à percevoir cette beauté, n’est pas loin de la fin », et c’est pourquoi le romancier situe sur la plage du Lido le lieu où s’achève le parcours de l’écrivain Aschenbach dont la vie a été consacrée au culte de la beauté. De la même façon, lorsque Leonardo Padura, dans Le Palmier et l’étoile, place Fernando Terry sur la plage de Santa María, lieu intermédiaire entre sable et mer, ce dernier commence « à retrouver des sensations qu’il croyait perdues ou tout du moins oubliées », faisant du littoral un espace d’anagnorisis.
Lieu d’expériences sensorielles riches et diverses, point de rencontre entre les éléments, le littoral met également en jeu des dynamiques spatiales particulières (à partir, notamment, du bord, de la limite, de l’horizon) tout en se doublant parfois d’une dynamique rythmique et temporelle. Dans le roman Les Vagues, de Virginia Woolf, la voix impersonnelle des interludes, dénués d’un ancrage spatio-temporel défini, donne accès à une gamme d’observations sur le mode poétique, qui semblent prendre leur impulsion dans le mouvement répétitif et cyclique des vagues rappelant celui de la conscience. La mer, les vagues, imprègnent également le langage des soliloques qui tissent le fil de ce « poème dramatique » que Woolf voulait être « un cours ininterrompu, non seulement celui de la pensée humaine, mais du navire, de la nuit ». Pablo Neruda, dans son « Ode à la mer », retrace aussi ce rythme qui s’installe dans l’espace de contact entre les vagues et l’île, comme pierre angulaire d’une solidarité entre les hommes et la mer.
Pour l’artiste ou le poète, le littoral devient volontiers le lieu où s’engage, explicitement ou non, une réflexion sur sa propre activité créatrice. Le littoral, exposant les sens à la limite entre terre ferme et océan/mer en perpétuel mouvement, et à cette autre limite – l’horizon – censée partager ciel et eau, interroge la perception, force des changements de perspective et reconfigurations mentales qui sont au cœur de la création artistique. Ainsi le narrateur proustien, contemplant depuis la fenêtre du Grand-Hôtel de Balbec « cette brèche que la plage et les flots pratiquent au milieu du monde pour y faire passer, pour y accumuler la lumière », s’interroge-t-il sur la direction suivie par son regard sous l’injonction silencieuse de cette lumière « qui déplace et situe les vallonnements de la mer » (À l’ombre des jeunes filles en fleurs). Le « tableau de mer », déjà « composé » mentalement, demande toujours à être re-composé. C’est précisément ce que fait le peintre Elstir, dont les « métaphores […] comparant la terre à la mer, supprim[ent] entre elles toute démarcation ». L’artiste, représenté ici par le peintre posté sur le rivage et « qui avant de peindre se [fait] ignorant », définit une position qui est celle du créateur, or cette position est révélée au narrateur par la contemplation de « marines ». Si le littoral apparaît comme un lieu qui invite à interroger l’acte de création, depuis une position de relatif détachement, voire de surplomb, il peut aussi être appréhendé « de l’intérieur », depuis le milieu même qu’il constitue, milieu naturel, écosystème singulier entourant celle ou celui qui l’habite ou s’imagine l’habiter. Le déploiement d’une telle attention dans le texte littéraire pourra être abordé au prisme de l’écocritique, notamment.
Ce colloque pourra aussi accueillir une réflexion sur le littoral dans le champ des arts visuels et donner l’occasion de repenser la perception, la représentation et la composition depuis cette position singulière de l’artiste « sur la pointe extrême de la terre » qui peut parfois devenir la pointe extrême du social, face à ce qui, tantôt figé, tantôt mouvant, toujours échappe. Ce seuil, cette limite, semble renvoyer le créateur à sa propre perception et à lui-même en tant que sujet sensible. À l’instar du peintre proustien se dépouillant de son savoir, le créateur peut, en ce lieu singulier, faire l’expérience d’une dépossession de soi visant la pure sensibilité.
Comme un reflet de la situation de détresse des populations noires de Colombie, dans La chienne, Pilar Quintana décrit la plage du village sur le Pacifique comme un lieu où la beauté et la misère s’entremêlent. Le colloque souhaiterait mettre en lumière ces textes littéraires qui entendent faire du littoral le lieu duquel émerge une réflexion sur les catégories de langues, de genres, de classes et de races. Dans le poème qui ouvre Terres frontalières / La frontera: la nouvelle mestiza, Gloria Anzaldua se positionne au croisement de deux lignes: celle du littoral que dessine le paysage américain avec l'océan Pacifique, et celle de la frontière mexico-étatsunienne érigée entre les deux pays. La rive, lieu d’une « rencontre délicate » entre terre et océan se voit alors scindée par le « rideau d’acier – ce grillage couronné de fil barbelé » là où « Tijuana touche San Diego ». Le littoral opère ici un croisement des lignes qui permet à l'universitaire et poétesse de questionner l'entre-deux qu'habitent les communautés mexicaines émigrées. Poursuivant une approche féministe et décoloniale, Anzaldua fait alors de la plage le lieu où s'entremêlent les formes d’écritures, le vers et la prose, la poésie et l’essai.
Le littoral œuvre également comme point de départ ou d'arrimage de populations déplacées et de leur descendance, à l’instar de la côte ghanéenne dans le roman Homegoing, de l'autrice américano-ghanéenne Yaa Gyazi. Le littoral, dominé par le Fort de Cape Coast, s’illustre dans le récit comme le lieu du trauma générationnel de l’esclavage. Le littoral est, en effet, souvent associé à des expériences telles que la traversée et l’exil, le retour ou le non-retour ; plus largement, il fait surgir des motifs comme la séparation ou la coupure ou au contraire la rencontre ou la fusion.
Qu’il envisage de prendre le large ou se jeter à l’eau, pour se réinventer, se sauver, ou de s’en tenir au bord, le sujet peut faire l’expérience d’une dépossession plus radicale allant jusqu’à la perte. Le littoral est aussi le lieu où s’échouent les rêves, les espoirs qui, n’ayant atteint nul autre rivage, sont rejetés vers le bord par la force impitoyable des vagues. Lieu de départ et de retour, d’espoir, de désir, mais aussi de perdition et d’échec, le littoral comme lieu du tragique pourra être au cœur d’une réflexion sur les explorations littéraires et artistiques de la migration, de l’exil, de la survie et de la perdition.
Les propositions de communication (300-500 mots environ ; en français), accompagnées d’une brève notice biographique, devront être envoyées d’ici le 30 avril 2024 à Solène Camus (solene.camus1@univ-lyon2.fr), Amélie Ducroux (a.ducroux@univ-lyon2.fr) et Victoria Famin (Maria.Famin@univ-lyon2.fr). Les articles issus du colloque feront l’objet d’une publication dans la revue Textures (revue du laboratoire LCE, Lyon 2).