À qui appartiennent les mots ? Conflits d’usage et luttes symboliques
Colloque international, Sorbonne Université, 29 juin-1er juillet 2026
Appel à communications
Date limite des propositions : 1er février 2026
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Dans le cadre des travaux de la chaire de recherche France-Québec (CNRS-FRQ) sur les enjeux contemporains de la liberté d’expression (COLIBEX) et du projet Émergence (Sorbonne Université) Re-Evaluate Valence (REV), ce colloque propose de faire retour sur un enjeu de la liberté d’expression qui s’est particulièrement affirmé au cours de la dernière décennie : celui de l’identité et de l’expérience de la personne qui parle et de la légitimité que cela lui confère (ou non) pour aborder certains sujets ou pour utiliser certains mots.
La question de l’appropriation en art, celle des savoirs situés ou du point de vue dans la recherche, ou encore celle du retournement du stigmate, ont en commun de recentrer l’attention sur la situation d’énonciation. Un·e écrivain·e peut-il ou elle adopter avec justesse le point de vue de celui qui ne lui ressemble pas ou dont il ne partage pas le vécu ? Dans quelle mesure, la distribution de rôles au théâtre ou au cinéma doit-elle tenir compte de l’héritage de certaines pratiques racistes, comme le blackface, ou sexistes, comme l’exclusion historique des femmes des planches, ou encore du manque de diversité des scènes ? Quel effet produit le passage des mots d’un locuteur ou d’un groupe social à un autre ? La neutralité axiologique est-elle possible ou souhaitable ? Quelles en seraient les conditions ? Ces interrogations ont certainement remodelé les conditions d’exercice de la liberté d’expression, étant tantôt perçues comme autant de moyens de libérer l’expression, tantôt comme autant de contraintes liberticides.
Une réflexion sur la propriété des expériences, et des mots pour les dire, se mène aujourd’hui dans de multiples champs : artistique, linguistique, sociologique, philosophique, historique, politique, juridique ou encore médiatique. Dans une perspective résolument pluridisciplinaire, ce colloque vise à explorer ces tensions et à favoriser un dialogue entre disciplines pour mieux comprendre la complexité de ces enjeux contemporains. Il s’inscrira dans les différents axes de la chaire COLIBEX, qui envisagent notamment les liens de la liberté d’expression avec la démocratie, la religion, les identités, l’art, la science et l’enseignement.
Les interventions pourront s’inscrire, sans s’y limiter, dans les axes suivants :
- Légitimité du locuteur et appropriation des mots
Il s’agit d’analyser comment l’appropriation de certains mots ou expressions est revendiquée ou contestée par différents acteurs et actrices, et de comprendre les débats artistiques, éthiques, sociaux et politiques qui en résultent. Par exemple, lorsqu’en juin 2015, le président des États-Unis Barack Obama brise le tabou du “n-word” en employant délibérément le mot dans un entretien, pourquoi se sent-il légitime à le faire, et pourquoi cela déclenche-t-il néanmoins une violente polémique ? De même, lorsqu’après la tuerie d’Orlando, la chanteuse québécoise Cœur de Pirate publie une lettre ouverte dans laquelle elle revendique pour la première fois son identité queer, pourquoi sa légitimité à utiliser ce terme – à se l’approprier – fait-elle débat ?
Ces controverses se retrouvent aussi dans le champ littéraire, où l’idée d’une appropriation de l’expérience de l’autre par la littérature a pu être invoquée. L’accusation de « plagiat psychique » portée par l’écrivaine Camille Laurens à l’encontre de Marie Darrieussecq et la réponse de cette dernière par un livre Rapport de police en est un exemple. Le cas d’Alma de Timothée de Fombelle en est une autre illustration marquante : certains critiques se sont interrogés sur la possibilité, pour un écrivain blanc français, de faire parler une jeune fille réduite en esclavage au XVIIIᵉ siècle. Peut-on « s’approprier » une expérience historique et raciale qui n’est pas la sienne ? Si, pour écrire sur une expérience, il faut l’avoir vécue (directement ou indirectement), dans quelle mesure cela remet-il en cause l’idée-même de fiction ? Cette interrogation rejoint des débats plus larges sur la représentation des voix minorisées, sur le risque d’exotisation, et sur les conditions éthiques de la fiction lorsqu’elle se saisit de récits de domination ou de souffrance. De même, la controverse autour de Kanata, la pièce de Robert Lepage mettant en scène l’histoire coloniale et les violences subies par les peuples autochtones, a cristallisé ces tensions. Le reproche fait au metteur en scène n’était pas tant de traiter d’un sujet sensible, mais de le faire sans inclure d’artistes autochtones dans le processus créatif. Ici encore, c’est la question de la légitimité à incarner, raconter ou réécrire un point de vue minorisé qui se trouve au cœur de la polémique.
Ces débats touchent à ce qu’on désigne aujourd’hui, parfois de manière polémique, sous le terme d’appropriation culturelle : qui peut raconter quoi, qui peut utiliser quels mots, quelles histoires, quelles références ? À quelles conditions un auteur peut-il se saisir de récits qui ne lui appartiennent pas directement ? Et à quel moment cette appropriation est-elle perçue comme un hommage, un geste d’ouverture, ou au contraire comme une dépossession symbolique, voire comme une nouvelle forme de violence culturelle ?
On pourra étudier des polémiques publiques, des mouvements sociaux, ou encore des pratiques culturelles où la relation de propriété entre un locuteur et ses mots est questionnée pour susciter approbation ou rejet. Des contributions comparatives, historiques ou contemporaines seront particulièrement pertinentes.
- Circulations de mots d’un groupe social à un autre
Cet axe se concentrera sur les effets des pratiques d’appropriation sur le sens, la perception et la portée symbolique des mots. Il s’agit d’étudier comment le passage d’un mot ou d’un discours d’un contexte ou d’un groupe social à un autre entraîne des transformations sémantiques, culturelles, sociales ou idéologiques. Les contributions pourront inclure des analyses de phénomènes comme le retournement de stigmate (on pense par exemple au concept de « négritude » forgé notamment par les sœurs Nardal, Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor dans l’entre-deux-guerres, au « Bitch is beautiful » de la féministe Jo Freeman dans son BITCH manifesto de 1969 ou à l’organisation de Mad Pride), la diffusion de termes issus de cultures minorisées, ou encore la migration de concepts entre champs (militant, juridique, savant, artistique, religieux, etc.), et leurs conséquences sur les rapports de pouvoir.
- Qui nomme ? Conflits autour des toponymes et rapports de pouvoir
Cet axe portera sur les enjeux de nomination des lieux et des territoires : qui peut légitimement nommer une réalité géographique et quels conflits émergent lorsque ces appellations sont contestées ? Des cas comme McKinley/Denali illustrent ces tensions : longtemps appelé Mont McKinley en hommage au président américain William McKinley – un nom imposé au début du XXᵉ siècle sans lien avec la région – le plus haut sommet d’Amérique du Nord portait pourtant depuis des siècles le nom Denali, « le haut » en langue autochtone. L’administration Obama a officiellement restauré ce nom en 2015, avant que Donald Trump n’exprime publiquement sa volonté de revenir à McKinley. Les enjeux sont similaires dans les désignations du Golfe dit Persique, Arabo-Persique ou encore Arabique, où chaque appellation reflète des revendications concurrentes de souveraineté : les usages diffèrent selon les rives iraniennes ou arabes, et conduisent les institutions de cartographie à hésiter entre plusieurs dénominations. On observe également des controverses autour du Golfe du Mexique, que certains acteurs politiques et économiques étatsuniens promeuvent sous le nom de Golfe d’Amérique : ce choix lexical vise à réaffirmer une centralité américaine sur une zone partagée et historiquement nommée en référence au Mexique, illustrant là encore comment la nomination d’un espace maritime peut devenir un instrument d’affirmation politique et territoriale. Ces exemples montrent que chaque appellation s’inscrit dans une histoire et peut affirmer une position de pouvoir. Nommer peut reconnaître ou effacer, affirmer une mémoire ou une souveraineté, reconfigurer des identités collectives. Les contributions pourront examiner les stratégies de revendication ou de contestation des toponymes, leurs effets symboliques et politiques : qui détient le droit de désigner une réalité partagée, et que révèlent ces luttes de nomination des rapports sociaux et politiques qui les structurent ?
- Traduction et circulation interlinguistique
Cet axe s’intéressera aux dilemmes éthiques et culturels posés par le passage des mots d’une langue ou d’une culture à une autre. La traduction, loin d’être un simple transfert lexical, peut transformer le sens, la portée ou la valeur symbolique des termes, et donc redistribuer, elle aussi, des formes de pouvoir sur les mots.
L’affaire entourant la traduction du poème The Hill We Climb d’Amanda Gorman l’a illustré de manière frappante : le choix de l’éditeur néerlandais de confier cette traduction à Marieke Lucas Rijneveld, blanche et sans expérience de traduction a suscité des critiques, notamment de la journaliste Janice Deul, qui y a vu une occasion ratée de confier ce texte à « une artiste spoken-word, jeune, une femme, qui n’aurait pas honte d’être noire ». Face à cette polémique, Rijneveld a finalement renoncé, expliquant vouloir préserver la force et le ton de Gorman mais reconnaissant que sa légitimité ne faisait pas consensus. Cette séquence révèle une conception profondément politique du geste traductif, fondée sur un questionnement de l’identité de la personne qui traduit.
Si l’affaire Gorman interroge la légitimité du traducteur et de la traductrice, d’autres polémiques questionnent la légitimité de modifier le texte source lui-même. En 2020, le choix des ayant-droits et de l’éditeur de modifier le titre en français du célèbre roman d’Agatha Christie Les Dix petits nègres pour Ils étaient dix a soulevé un tollé. Il s’agissait de s’aligner, 70 ans plus tard, sur le choix de modification souhaité par l’autrice de son vivant, qui ne voulait pas s’aliéner le marché états-unien. Le texte aussi a été expurgé. L’affaire pose cette question, à qui appartient un titre : l’auteur et ses ayant-droit, l’éditeur, le lectorat ?
Les propositions pourront porter aussi bien sur des pratiques de traduction littéraire ou artistique que sur la circulation de concepts scientifiques ou politiques entre langues, ainsi que sur les nouveaux usages, parfois inattendus, qu’induit leur réappropriation dans d’autres contextes culturels.
- Tensions universitaires et académiques
Cet axe interrogera la manière dont les conflits autour de la propriété des mots est également présente dans le champ académique, où l’usage de certains termes ou le choix de certains objets de recherche peut devenir source de débats éthiques, institutionnels ou disciplinaires. Employer un mot, un concept ou un registre discursif peut engager des rapports de légitimité, d’autorité et de responsabilité qui touchent directement l’exercice de la liberté académique. Par exemple, dans la recherche médicale, la substitution récente de l’expression « sujets sains » par « personnes en santé » procède d’une volonté d’éviter de froisser, mais aussi de l’idée que la désignation de la réalité médico-sociale n’appartient pas aux seul·es scientifiques. Au Canada, la recherche sur la réalité autochtone fait l’objet d’un encadrement spécifique par le principal fond de recherche en sciences humaines canadien (CRSH), qui fait la promotion de la recherche menée non seulement « par » mais aussi « avec » les peuples autochtones. Aux États-Unis, certaines chercheuses noires ont dénoncé l’appropriation de concepts qu’elles ont créés par des universitaires blancs qui les reprennent sans citer, ou en les vidant de leur dimension politique. C’est le cas par exemple de Kimberlé Crenshaw qui critique l’usage qui est fait de son concept d’intersectionality, qu’elle considère « distordu » depuis que d’autres se le sont approprié. Plus largement, les études féministes mènent depuis plusieurs décennies une réflexion sur l’incidence du « point de vue » ou du « positionnement » sur la production savante, dont la nouveauté est certainement d’insister sur l’avantage épistémologique que confère l’expérience de la domination. Elles ont ainsi replacé la situation d’énonciation au cœur de la réflexion sur la production de la connaissance et ses moyens. Comment ces conflits reposant sur la revendication ou la contestation d’une propriété des mots, des concepts et des discours se sont-ils matérialisés dans la recherche et l’enseignement ?
Les contributions pourront porter sur des courants théoriques, des pratiques pédagogiques ou de recherche, en analysant la manière dont les controverses autour des mots, des objets de recherche et de leur appropriation contribuent à redéfinir les contours mêmes de la liberté académique. Quelles tensions traversent aujourd’hui nos modes d’administration de la preuve et de construction de la vérité ?
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Les propositions de communication (titre, résumé de 300 à 500 mots, brève notice bio-bibliographique) doivent être envoyées avant le 1er février à l’adresse : aquiappartiennentlesmotscolloq@gmail.com.
Le colloque se tiendra à Sorbonne Université, les 29 juin, 30 juin et 1er juillet 2026.
Un second volet aura lieu en 2027 au Québec.
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Comité d’organisation :
Arzoumanov Anna
Barraband Mathilde
Bourmayan Anouch
Dadvar Arezou
Damerdji Amina
Gefen Alexandre
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Comité scientifique :
Hochmann Thomas
Karimi Hanane
Lefèvre Solange
Potvin Maryse
Rainville Pierre.