Art, enfance, politique
Appel à communication
Colloque organisé les 12 et 13 novembre 2024 au Collège des Bernardins (Paris)
Les enfants ont une appréhension principalement esthétique de la réalité. Avant l’âge dit de raison, avant celui de la responsabilité sociale et éthique, l’enfance est le temps de la vie affective dominante, de la constitution d’une mémoire à partir des phénomènes sensibles, par le signalement gradué des plaisirs et des frayeurs, des appétits et des répulsions. Cette mémoire, propre à chaque enfant, façonne la manière qu’il aura de se rapporter aux autres et au monde. Elle ne sera jamais fondamentalement modifiée, même si les apprentissages symboliques et moraux ultérieurs en estompent ou en refoulent les effets visibles.
Il est de fait significatif que les artistes, à partir du début du 20e siècle, aient été nombreux à redécouvrir comme source majeure d’inspiration la réminiscence de l’enfance, et à trouver en celle-ci la matière aussi bien que la méthode de leur quête de nouveauté et de radicalité, de leur ambition de vérité.
Observer sous cet angle l’art moderne et contemporain, tout comme revisiter la dimension foncièrement esthétique du regard propre à l’enfance, en comprendre la polarité nécessairement politique, tel est l’enjeu de ce colloque qui réunira artistes, historiens de l’art et philosophes.
Ce colloque prolonge un séminaire organisé entre avril 2023 et juin 2024 au Collège des Bernardins à Paris et vise à relancer les questions rencontrées dans ce cadre, et qui étaient regroupées autour de trois grands axes de réflexions : la fragilité comme motif, la fragilité comme opérateur de création et enfin l’horizon politique de la fragilité. Ce sont ces trois ordres de réflexion qui vont pareillement structurer ce colloque, envisagés dans l’horizon de ce mode spécifique de la fragilité qu’est l’enfance.
Axe 1 : Le motif de l’enfance
Si l’enfance est ce moment spécifique de l’existence ou le pathique prime sur les capacités à le verbaliser – selon l’étymologie latine du terme : in fans, qui ne parle pas – le risque est grand, quand l’enfance devient un motif de pensée, qu’elle suscite des discours qui parlent en son nom, comme s’il était possible de la rejoindre à la place singulière qu’elle occupe dans le monde, pour dire mieux ce qu’elle en éprouve et ce qu’elle en perçoit. Car l’enjeu n’est pas tant de dire l’enfance que d’en accueillir le mouvement. Il est moins d’en faire un sujet d’étude que d’en mesurer le déplacement. Ce déplacement peut nous ouvrir à un rapport au monde qui accueille des phénomènes se manifestant sans ordre ni raisons, où la moindre matière sensible peut faire l’objet d’une élection affective, être rencontrée de manière purement transitive. De ce point de vue, il se pourrait qu’il n’y ait pas de différence notable entre la figure de l’enfant et celle de l’artiste, l’un comme l’autre ayant la charge de nous délivrer d’un monde figé dans un ensemble de contraintes, d’usages, de normes et d’outils qui empêchent de le voir simplement surgir. N’est-ce pas l’espace de l’enfance que cherche à retrouver un écrivain comme Thoreau, quand il décide de séjourner deux ans au bord du lac de Walden, dans le refus de tout confort ? Enfantine également n’est-elle pas l’attitude d’un cinéaste comme Jonas Mekas, qui, en résonnance avec le texte de Thoreau, dans son film lui aussi intitulé Walden (1969), confie à sa caméra Bolex le soin d’attraper et de lui renvoyer de purs percepts, selon une dynamique irruptive où la moindre silhouette enregistrée devient digne d’émerveillement ? Il est, dans cet ordre, éminemment signifiant que ce film de près de trois heures, comme d’autres opus de Jonas Mekas, soit constamment traversé par des visages d’enfants. Bien des signatures artistiques permettraient de montrer que l’enfance comme motif ne peut se rejoindre qu’au lieu même ouvert par cette enfance.
Axe 2 : Le chemin de l’enfance
La question du motif de l’enfance n’est donc pas dissociable de celle de l’enfance comme moyen ou comme chemin pour explorer le monde. L’enjeu n’est pas seulement celui d’un accès à l’enfance, dont il faudra évaluer dans quelle mesure il est possible ou pas, mais plus fondamentalement celui d’un accès par l’enfance. Si l’enfant et l’artiste sont deux figures susceptibles de résonner, n’est-ce pas parce que l’un et l’autre participent de la figure du franc-tireur, restent ouverts à toutes les explorations, et se tiennent à la fois dans une absolue dépendance à l’égard de l’environnement qui leur donne les moyens – de vivre ou de faire œuvre – et restent pourtant capables de s’en affranchir intégralement, sans délais ni tergiversation, dès qu’il s’agit d’accomplir un mouvement vivant ? Fernand Deligny ne s’y est pas trompé, qui nous invite à penser, à la suite de Rousseau, l’enfance – et plus singulièrement, pour lui, l’enfance autistique – non pas simplement comme un âge de la vie, transitoire et appelé à être dépassé, mais comme une possibilité d’existence susceptible d’être constamment actualisée, par un naufrage heureux, indissociable d’une découverte du monde environnant. Il s’agit alors de mesurer comment l’enfance peut guider le geste artistique, soit en frayant la voie vers lui – ce qui se passe nécessairement dans les pratiques artistiques dites d’atelier, parfois menées avec le jeune public – soit en lui rappelant de quoi il doit se délester pour se remettre en capacité de rencontrer le monde. C’est la leçon même de Jean Bazaine qui note, dans Exercice de la peinture : « Ce sont moins les souvenirs de l’enfance que la forme de son génie, avec quoi l’homme, au terme de sa vie, peut avoir chance de renouer. Un même balbutiement désarmé désarme autour de lui le monde, le fait renaître dans sa vérité même[1]. » L’artiste et l’enfant – à qui il faudrait joindre aussi le mystique – sont le visage d’une humanité dont nous attendons encore qu’elle désarme le monde.
Axe 3 : Le monde d’une enfance possible
L’enjeu est finalement de penser les conditions pour qu’une telle enfance, quoi qu’elle ne parle pas, puisse être entendue. A quel monde doit-on travailler pour ouvrir des espaces qui cherchent, non plus à sécuriser l’enfance et à la protéger d’elle-même, comme si sa fragilité lui était une menace ou un péril, mais au contraire à en libérer l’exubérance, les élans et les manifestations ? L'ambition n'est pas d'ausculter ce qui se pratique en termes de politique de l'enfance, mais de regarder si l’artiste et l’enfant ne partagent pas une même situation politique d’existence, dont les moindres gestes fabriquent, peu ou prou, du commun. N’est-ce pas du reste ce que remarquait Rousseau, quand il soulignait que l’enfant suscite naturellement les relations dont il a besoin pour persévérer dans l’existence, la sollicitude qu’il provoque venant pallier son incapacité à trouver par lui-même les ressources nécessaires à sa survie ? N’est-ce pas aussi une enfantine fabrique du commun que donne à lire un auteur comme Charles Fourier quand il dresse le tableau des « petites hordes », ces groupes d’enfants qui s’ajustent naturellement les uns aux autres et prennent en charge, par désir de jeu et goût pour les petites transgressions, bien des tâches nécessaires pour rendre la société habitable et que les adultes ne veulent pas assumer ? Il s’agira de considérer les manières dont l’enfance enseigne politiquement, et peut nous aider à réfléchir les termes d’une société véritablement en prise avec le monde qui l’entoure – et dont bien des crises qu’il traverse s’apaiseraient si la perspective était enfin ouverte d’un retour à l’enfance.
[1] Jean Bazaine, « Exercice de la peinture », in Le Temps de la peinture, Paris, Aubier, 1992, p.156.
—
Comité d’organisation :
Jérôme Alexandre
Jean-Baptiste de Beauvais
Rodolphe Olcèse
—
Comité scientifique :
Katharina Bellan (Réalisatrice & Docteure en Études cinématographiques et Histoire de l’Université Aix-Marseille)
Pamela Krause (Maîtresse de conférences en Philosophie, Université Saint-Joseph de Beyrouth)
Jean-Philippe Pierron (Professeur de Philosophie, Université de Bourgogne Franche-Comté)
Michael Pouteyo (Docteur en Philosophie de l’ENS de Lyon)
Camille Prunet (Maîtresse de conférences en Théorie de l’art, Université de Toulouse Jean-Jaurès)
Jacopo Rasmi (Maître de conférences en Études italiennes et arts visuels, Université Jean Monnet Saint-Etienne)
—
Modalités de soumission :
Les propositions de communication de 3000 signes environ seront accompagnées d’une brève notice bio-bibliographique. Elles seront envoyées avant le 31 mai 2024, par e-mail à l’adresse suivante : rodolphe.olcese@univ-st-etienne.fr
Les notifications d’acception seront communiquées courant juillet.