Ce colloque international s’inscrit dans un projet de recherche-création porté par l’association française Passerelle Arts-Sciences-Technologies et le réseau canadien Hexagram de recherche-création en arts, cultures et technologies, qui a débuté au printemps 2023.
Grâce au soutien de la Coopération franco-québecoise, ce projet développe une université d’hiver à Montréal en mars 2024 et une université d’été qui se tiendra en juin 2024 à Toulouse, comprenant des temps d’échanges, de résidences artistiques, de workshops interdisciplinaires, ainsi que ce colloque international (les 13 et 14 juin).
L’objet de ces deux journées de colloque consiste à envisager, sous une forme spéculative et dans une perspective croisée arts et sciences, le processus du métabolisme qui résulte d’échanges complexes entre l’humain et son environnement, soit un ensemble de réactions de synthèse et de dégradation qui génère des matériaux et de l’énergie. Le contexte actuel de catastrophe écologique et d’omniprésence technologique soulève à nouveau la question de la condition humaine et invite spontanément à favoriser des collaborations avec différents champs disciplinaires et des interactions renforcées entre les humains et les autres entités terrestres. Par entités terrestres, nous entendons les éléments et êtres naturels, ainsi que les intelligences artificielles (IA), puisque les algorithmes s’ancrent dans des objets fonctionnant grâce aux ressources terrestres. L’activité artistique, comprise comme productrice de formes et d’énergie (de sensations qui animent), se trouve être un terreau particulièrement propice à ces dialogues avec les sciences. Il existe toute une littérature scientifique qui, face à de tels enjeux vitaux, accorde un rôle prépondérant à l’imaginaire humain et à la création (1). Comment cela permet-il de (re)discuter les contours de l’humain, sous l’angle, non plus de la spécificité humaine, mais de la spécificité terrestre – en cherchant ce qui lie l’humain aux autres entités terrestres plus que ce qui le différencie ?
La création au-delà de l’humain désigne ici une production réalisée dans une perspective désanthropocentrée et en collaboration avec l’environnement, vivant comme technologique. Les spécificités humaines ne justifient pas de penser qu’il n'y avait rien avant l’arrivée des humains (2), d’autant que celles-ci sont en permanence remises en question par les échanges avec l’environnement. Se relier au monde terrestre et briser le mythe d’un privilège humain ne revient pas à refuser nos conditions d’être humain sur terre ; au contraire, il s’agit de reconnaître ce qui fait de nous un élément complexe de notre univers partagé. Quelques artistes et scientifiques travaillent conjointement aujourd’hui avec des matériaux vivants et/ou avec des machines complexes, telles que des IA, qui reconfigurent quant à elles la part humaine dans l’acte de création. Parmi les artistes les plus connus dans le champ des arts plastiques notamment, Pierre Huyghe envisage l’espace d’exposition comme un milieu sensible et y intègre aussi bien des éléments vivants que des machines. Plus récemment, des travaux comme celui d’Anna Ridler sur la génération de tulipes via des IA ou de Géraldine Honauer sur les NFT montrent la richesse de ces questionnements. Or, force est de constater que, dans les expositions artistiques qui abordent les différentes formes de collaborations entre humains et non humains (3), l’opposition manichéenne entre technophobie et technophilie prend souvent le dessus et ne fait que confirmer un anthropocentrisme hérité de l’humanisme moderne. Ce colloque propose plutôt d’interroger les contours mouvants de l’humain lorsque les artistes et les scientifiques expérimentent ensemble des interactions avec des non humains. Quels métabolismes, quelles réactions se mettent alors en place de part et d’autre ?
Un premier axe envisagera en ce sens les contours de l’humain à travers des expérimentations, résultant d’échanges avec des entités machiniques ou naturelles, qui permettent de le saisir dans ses liens et ses discontinuités avec les autres éléments terrestres. Le métabolisme consiste en une réaction de dégradation qui produit de l’énergie (le catabolisme) : c’est une opération d’extraction par dégradation. L’enjeu, par analogie, est donc de comprendre comment la création avec une machine ou un élément naturel peut ne pas participer à une dégradation littérale de la relation. Comment ne pas céder effectivement à une relation opportuniste avec les non-humains ? Comment fabriquer une « énergie » sans exploiter l’autre (le non-humain, mais aussi les humains) ? Pourrait-on imaginer une posture du retrait dans la création ? Si oui, quelles formes prendrait-elle ? Comment ces démarches, souvent interdisciplinaires, troublent ainsi le concept moderne d’humain en s’inscrivant dans une perspective désanthropocentrée ?
Un deuxième axe mettra l’accent sur le potentiel esthétique prêté au vivant et non vivant. Comment une telle posture appelle à être attentif aux « invites esthétiques » (4) des non humains ? Si la création artistique a été conçue comme un champ réservé à l’humain puisqu’il en détient les conditions de codification, de production et de qualification, elle serait aussi, par la dimension spéculative et sensible qui l’anime, la plus encline à s’intéresser aux « invites » esthétiques des entités autres qu’humaines. Qu’en est-il des sciences ? Là encore, le processus métabolique nous intéresse sur un plan métaphorique comme sur le plan physique car il consiste en une réaction de dégradation mais aussi de synthèse (anabolisme). Il ne s’agit pas seulement de répondre aux sollicitations extérieures sur le mode de la dégradation, afin d’en tirer une énergie, mais aussi de convertir en matière les apports d’élément exogènes. Ici, l’attention aux autres objets esthétiques permet de générer de nouvelles formes. D’une part, parce que, si l’on pense aux intelligences artificielles, les réagencements opérés par ces programmes proviennent de productions humaines – et constituent en cela un moyen réflexif, quasiment hégélien, de réappropriation extrêmement intéressant pour les artistes –, mais leur capacité d’engendrement permet de leur attribuer une forme d’agentivité dont les termes et enjeux sont à préciser. D’autre part, parce que les animaux non humains et les plantes constituent potentiellement les organismes les plus aptes à produire des formes esthétiques étant donné leurs capacités à ressentir et à réagir à leur environnement. Les fréquentations avec des éléments naturels ont toujours été l’occasion pour les humains d’en considérer l’incroyable productivité esthétique (5). Le désir de fabriquer avec d’autres entités non humaines ne traduit-il pas une volonté de dialoguer avec ces « invites » esthétiques ? Comment le processus métabolique permet-il de percevoir de façon métaphorique d’autres affects et sensations du monde ?
Nous proposons quelques pistes de réflexions principales autour de ces questions qui concernent tous les champs des arts :
AXE 1/ La création comme moyen spéculatif de questionner les contours de l’humain.
- Le déploiement d’un vocabulaire (plastique comme écrit) propre à évoquer l’absence de frontière : hybridation, fluidité, porosité, couplage, entremêlement, maillage
- La posture de retrait et de la négociation
- Les croisements interdisciplinaires pour troubler le concept d’humain
- Les démarches artistiques qui investissent les discours scientifiques afin d'éviter tout manichéisme et « faitichisme » (6).
AXE 2/ La création comme moyen de considérer le potentiel esthétique autre qu’humain
- Remise en question du processus de création comme acte spécifiquement humain
- La « puissance d’agentivité » des agents autonomes, IA, des matériaux
- Le potentiel esthétique des animaux et végétaux
- Le corps sentient et sensible : une capacité à percevoir le monde autrement qu’humain
- Les pratiques de l’attention et la considération des « invites » esthétiques
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(1) Pour ne citer que les auteurs plus identifiés sur la question, nous renvoyons aux travaux de Donna Haraway, Timothy Morton, Bruno Latour,
Vinciane Despret, Isabelle Stengers.
(2) Frédéric Neyrat, Homo Labyrinthus. Humanisme, antihumanisme, posthumanisme, Bellevaux, éditions Dehors, 2015, p. 17-18.
(3) Depuis l’exposition historique "Post Human" (1992) jusqu’à "ProBio" (2013) au MoMA PS1, "Inhuman" (2015) au Fridericianum de Kassel ou plus récemment l’exposition de la Biennale Némo "Je est un autre" présentée cet automne au Centquatre à Paris.
(4) L’ « invite » est théorisé par James J. Gibson dans son livre « Approche écologique de la perception visuelle » (1979) et repris par Estelle Zhong-Mengual : Apprendre à voir. Le point de vue du vivant, Arles, Actes Sud, 2021, p.14.
(5) Nous renvoyons à Adolf Portmann, La forme animale, Paris, éditions La Bibliothèque, 2013.
(6) Bruno Latour, Sur le culte moderne des dieux faitiches suivi de Iconoclash, Paris, La Découverte / Les Empêcheurs de penser en rond, 2009.
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Les propositions d’environ 2500 signes (espaces compris), avec bibliographie indicative et courte biographie, sont à envoyer avant le 18 mars 2024 – pour une réponse mi-avril – à ces deux adresses email : edwige.armand@univ-eiffel.fr et camille.prunet@univ-tlse2.fr.
Ce colloque est cofinancé par l’université Toulouse Jean-Jaurès, la Commission permanente du fonds France-Québec, l’université Toulouse Capitole, l’INRAE et l’université Gustave Eiffel.
Comité scientifique :
Sofian Audry (Professeur art et média, co-directeur du réseau Hexagram, UQAM), Filip Dukanic (Post-doctorant en études théâtrales, Uqam), Yves Duthen (Professeur en Informatique, Université Toulouse Capitole, REVA), Frédérick Garcia (Directeur de recherche, INRAE, MIAT), Alice Jarry (Professeure en Design & Computation Arts, co-directrice du réseau Hexagram, Concordia).