Appel à contributions pour la revue Archifictions #2 "Spectres"
Cultures Visuelles, Groupe de recherche de l'Université de Strasbourg, ACCRA UR 3402
Spectres, fantômes, revenants, ectoplasmes et autres esprits n’en finissent pas de hanter nos fictions. Du Phédon de Platon aux innombrables chaînes YouTube consacrées à la chasse aux fantômes, leurs récits, légendes et manifestations apparaissent comme un dénominateur commun à de multiples cultures. Il faut toutefois noter que la figure du spectre connaît un engouement particulier au XIXe siècle en Occident. Celui-ci s’explique par une conjonction entre la mode des fantômes en littérature (romantisme, gothique et fantastique), la recherche de nouvelles dimensions suscitées par le développement des sciences, l’arrivée de pseudo-sciences, et l’invention de nouveaux media (téléphone, photographie, gramophone, cinématographe, etc.)[1].
Ainsi, un certain nombre de pratiques occultes se démocratisent. Dès les années 1860, le commerce de la photographie spirite s’institue aux États-Unis, suivi de près par l’avènement du spiritisme au début des années 1870 en Europe, au lendemain de périodes de grande mortalité – causées par la guerre de Sécession aux États-Unis et la guerre de 1870 en France –[2], alors qu’au même moment, Hippolyte Taine introduit l’écriture automatique en tant que pratique spirite.
En réponse à ces phénomènes populaires, Sigmund Freud et Theodor Adorno tentent de rationaliser la présence de la figure du fantôme dans les sociétés occidentales. En 1919, Freud la définit comme symptomatique d’une « peur primitive de la mort[3] » refoulée ; un processus qu’il estime encouragé par différentes institutions (médicales et religieuses), et soulevant le désir de prolonger l’existence de l’être jusque dans un au-delà. Durant les années 1940, Adorno ne voit dans la propension à l’occultisme « qu’une autre façon de dissimuler l’aliénation produite par la réification du sujet dans la production capitaliste[4] ». Malgré un rejet farouche du sujet, et un mépris viscéral dirigé à l’encontre d’une société qu’il juge régressive, ces réflexions marquent les prémisses d’une pensée sur le monde à partir de ces croyances.
Au cours des années 1970, les psychanalystes Nicolas Abraham et Maria Tork publient l’ouvrage The Wolf Man’s Magic World : A Cryptonymy, qui inspirera le philosophe Jacques Derrida, notamment par la distinction opérée entre le présentable et le présent caché derrière ce dernier. En 1987, Nicolas Abraham propose un prolongement de la pensée freudienne dans « Notes on the phantom: A Complement to Freud’s Metapsychology », faisant du fantôme la métaphore d’un refoulé qui hante le sujet, ressurgissant depuis l’inconscient.
C’est cependant au cours des années 1990 qu’a lieu ce que María del Pilar Blanco et Esther Peeren ont qualifié de « tournant spectral » (spectral turn), avec pour catalyseur le célèbre livre de Jacques Derrida Spectres de Marx (1993) dans lequel le philosophe définit un mode d’existence particulier, l’hantologie, soit l’ontologie de « ce qui “hante” : les spectres, les fantômes : c’est donc l’ontologie de ce qui existe sans exister, de ce qui est toujours déjà “revenant”, jamais premier, substantiel[5] ». Bien qu’il ne soit pas le seul à travailler cette figure durant cette période, le spectre – préféré par les théoriciens au fantôme[6] – cesse alors d’être exclusivement associé à l’occultisme et devient une métaphore conceptuelle et un outil analytique qui, de par sa position liminale, permet une réflexion aporétique sur le monde (vie/mort, passé/présent, présence/absence, visible/invisible, matériel/immatériel, actuel/virtuel, etc.).
L’émergence de cette tendance, que Jeffrey Andrew Weinstock nomme les « spectrality studies[7] », ne semble pas faiblir depuis. Elle s’étend à de nombreux cadres théoriques (philosophie, psychanalyse, histoire, sociologie, anthropologie, media studies, visual studies…) et disciplines artistiques (photographie, cinéma, arts plastiques, jeux vidéo…). Le spectre est un sujet ambivalent et insaisissable, et une bonne partie des travaux les plus récents mentionne, voire prophétise sa permanence. Ainsi, en 2021, dans un numéro de la revue Critique consacré à la question, Sylvain Piron affirme que « les fantômes offrent une matière narrative inépuisable[8] », quand Yves Hersant conclut que « c’est en leur compagnie qu’il nous faut apprendre à vivre[9] ».
Outre les apories mentionnées, Jean-Louis Leutrat observe que le spectre est lui-même empreint d’un caractère polysémique, situé entre la figure du fantôme et un phénomène optique – le spectre lumineux que l’on fait apparaître au moyen de la diffraction[10]. Yves Hersant mentionne encore des puissances spectrales « bouleversant les catégories de l’espace et du temps, greffant l’ailleurs sur l’ici, l’à-venir sur le maintenant, le maintenant sur le passé[11] », tandis que pour Adam Pasek, elles se présentent au détour de l’intertextualité[12]. Pour Mireille Berton, le spectre symbolise « ce qui se soustrait à la perception et au sens commun[13] », et propose en conséquence de repenser la place du medium dans les spectrality studies afin de mieux cerner la différance derridienne opérée par le prisme des représentations.
Si la plupart des travaux mentionnés s’articulent autour du caractère aporétique du spectre, ce dernier est aussi une force agissante, « il commence par revenir[14] ». À cet égard, Sylvain Piron reprend la formule d’Henri Michaux dans La Nuit remue (1935), pour caractériser les modalités d’action des spectres : « Les fantômes interviennent[15] ». Ils interviennent, et brouillent les récits, discours et images en en faisant surgir d’autres qui leur sont propres, et qu’ils cherchent à nous faire parvenir. Si elle brouille les paradigmes, l’intervention des spectres tend à afficher un envers des fictions dominantes (au sens large) qui, à l’image de parasites, ont vécu à leurs dépens, et qu’il convient de remettre en cause. Ainsi, ces interventions ou interférences spectrales tendent inexorablement vers le surgissement de discours politiques sur la nature des fictions qu’ils investissent, et les rapports de force qui animent le parasite et son hôte.
Ce numéro d’Archifictions centré sur les interférences spectrales a pour vocation d’interroger la puissance de ces interventions, et leur propension à révéler d’autres récits éclipsés par les fictions dominantes qu’elles investissent et parasitent. Il s’agit donc, à travers la pluridisciplinarité des approches, d’analyser la puissance révélatrice des spectres, et leur capacité à remettre en cause nos fondements et certitudes.
Afin de formuler ces réflexions, plusieurs contextes d’étude sont proposés :
a. « Ils sont là[16] » : l’omniprésence des fantômes
Du folklore populaire aux productions cinématographiques, des séances de médiumnité aux médias hantés, du fantôme de Pepper aux légendes urbaines diffusées sur Internet, de la photographie spirite au phénomène contemporain de la fantomisation (ghosting), les fantômes et spectres sont partout. Leur nombre et la variété de leurs interventions peuvent alors être considérés au-delà des indices d’une simple tendance. Que produit cette quantité ? Que nous disent les motifs visuels ou encore le champ lexical employés ? Est-ce que leur nombre et leur répétition inquiètent leur capacité à bouleverser l’ordre établi ? Ou bien génèrent-ils une force normative, faisant des spectres les garants d’un statu quo ?
Dans Atlantique, le long-métrage de Mati Diop (2019), de jeunes migrants meurent en mer alors qu’ils tentent de quitter Dakar. Leur revenance s’incarne par la suite chez les jeunes femmes qu’ils avaient pour habitude de côtoyer et qui, une fois possédées, leur permettent de réclamer leur dû, c’est-à-dire les salaires que leur patron peu scrupuleux refusait de leur verser. Ces spectres troublent l’ordre diégétique du film et même, dans une certaine mesure, notre régime de représentation extradiégétique. Ici, le spectre est clairement reconnu dans le récit, alors que pour Rogue One : A Star Wars Story (2016) de Gareth Edwards, l’acteur britannique Peter Cushing, décédé vingt-trois ans auparavant, est ramené d’entre les morts grâce à une technique numérique complexe. Ce dispositif soulève alors une série de questions éthiques tout en assurant une cohérence à la franchise qui peut ainsi conserver le même acteur pour incarner un personnage.
D’un côté, le genre, la sexualité et la race deviennent des facteurs à prendre en considération dans la spectralité car ils permettent d’aborder les histoires d’aliénation, de répression et de traumatisme dans le but de réinvestir un imaginaire collectif, individuel et même intime. De l’autre, la spectralité suspend un facteur de contingence aussi fondamental que la mort, elle assure la bonne continuité d’un imaginaire populaire désinvesti de toute politique de représentation et annonce, peut-être, l’arrivée de fantômes d’un autre genre.
Comment appréhender des terrains aussi différents que ceux de la représentation, du ressort scénaristique, du trucage visuel, du refoulé, de l’hallucination, du dispositif d’illusion optique, de l’outil conceptuel, de la figure littéraire ou bien encore du phénomène social ? Une approche interdisciplinaire commune – qu’il s’agisse de l’hantologie ou bien des spectrality studies – est-elle-même souhaitable ?
b. Culture matérielle du spectre
Les modalités proprement matérielles du spectre ne semblent pas à première vue définir cette figure, tant son inconsistance, son évanescence et son impermanence semblent le caractériser. Pourtant, le fait de privilégier le terme de spectre à celui de fantôme par exemple, trahit un intérêt pour sa matérialité ambivalente et liminaire. Non seulement, son domaine se situe quelque part entre le vivant et le mort, le visible et l’invisible, mais également entre le matériel et l’immatériel. Quand il est question de spectres, un riche vocabulaire permet de déterminer une typologie d’incarnations : apparitions, possessions, invocations, manifestations, hantises, et bien d’autres encore. On sait par exemple que le fantôme a toujours occupé une place de choix au sein de la machine[17]. La science et la technologie partagent une association métaphorique et historique avec le spectral qui repose sur les conceptions populaires des flots pensée, d’électricité et d’informations en tant que substances désincarnées[18]. Ces conceptions permettent de penser la substance qui anime notre corps en comparaison à celles qui animent nos technologies et nos media, entretenant alors l’imaginaire métaphysique et fantastique d’une énergie vitale qui pourrait perdurer au-delà de son incarnation[19].
Il s’agira alors d’interroger comment et par quelles voies le spectre nous apparait dans les fictions. Quelles sont ses qualités médiales ? Que nous apprend une étude de la matérialité de son incarnation ? Et de quelle manière son mode d’apparition contribue à enchâsser des fictions au sein d’autres fictions ?
c. Épistémologies spectrales
La figure du spectre produit à elle seule un régime visuel marqué par des moments d’apparition, de disparition, de clignotement, de superposition et d’autres caractéristiques formelles qui résonnent historiquement avec certaines formes artistiques (photographie, cinéma, théâtre, pour ne citer que les plus évidents). Le spectre est par définition ce qui passe d’un état de latence, d’invisibilité, d’informe, et d’absence à la visibilité, ou plutôt à une expérience ambiguë de présence, voire encore à un report de visibilité. Il est tiraillé entre une nouvelle instanciation du passé et un advenir indéterminable. C’est donc naturellement que le spectre est devenu une métaphore théorique et un outil analytique permettant de façonner ce que nous nommons ici une « épistémologie spectrale » applicable à des champs aussi divers que l’esthétique, l’anthropologie des images, l’iconologie, les études littéraires, les études cinématographiques, les media studies, les visual studies ou bien encore les études postcoloniales. Si Derrida fonde son hantologie par une relecture du matérialisme dialectique de Marx et dans une perspective déconstructionniste, il est possible de mobiliser une épistémologie spectrale sous d’autres horizons théoriques afin d’étudier ce qui revient, notamment au sein des fictions.
L’enjeu sera alors d’identifier les propositions épistémologiques explicites ou implicites déjà formulées par certains auteurs et chercheurs mais également de proposer des pistes d’épistémologies spectrales originales. Par exemple, si nous envisageons le spectre comme un mode d’existence et de revenance des images, quelle théorie visuelle est-il possible d’imaginer ? Ou encore, comment ces épistémologies spectrales peuvent être mobilisées afin d’analyser autrement les fictions ?
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Les propositions sont à adresser avant le 4 mars 2024 à Daphnée Guerdin & Simon Zara : szara@unistra.fr
Elles devront être conformes aux normes définies sur le site web de la revue Archifictions. En outre, nous souhaitons insister sur la pluridisciplinarité des approches, pour traiter le sujet, et vous encourageons à joindre des photogrammes pour illustrer vos propos.
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Bibliographie
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[1] María del Pilar Blanco (dir.), Esther Peeren (dir.), The Spectralities Reader: Ghosts and Haunting in Contemporary Cultural Theory, Londres / New York, Bloomsbury Publishing, 2013, p. 2-3.
[2] Clément Chéroux, Andreas Fischer, Pierre Apraxine, Denis Canguilhem, Sophie Schmit, Le troisième œil : La photographie et l’occulte, Paris, Gallimard, 2004.
[3] Sigmund Freud, « Das Unheimliche », Imago, vol. 5, pp. 297-324.
[4] María del Pilar Blanco (dir.), Esther Peeren (dir.), op. cit., p. 5, traduction personnelle de : « another way to conceal the alienation produced by the subject’s reification in capitalist production ».
[5] Charles Ramond, Le Vocabulaire de Jacques Derrida, Paris, Ellipses, coll. « Le Vocabulaire de… », 2004, p. 43.
[6] María del Pilar Blanco (dir.), Esther Peeren (dir.), op. cit., p. 1-2.
[7] Jeffrey Andrew Weinstock, « from Introduction: The Spectral Turn », in María del Pilar Blanco (dir.), Esther Peeren (dir.), op. cit., p. 65.
[8] Sylvain Piron, « L’Incertitude que procurent les fantômes », in Yves Hersant (dir.), Irène Salas (dir.), Critique, vol. 884-885 : Le Grand Retour des fantômes, no. 1-2, 2021, p. 21.
[9] Yves Hersant, « Spectres de Derrida (et d’ailleurs) », in ibid., p. 14.
[10] Jean-Louis Leutrat, Vie des fantômes. Le Fantastique au cinéma, Paris, éditions de l’Étoile, coll. « Cahiers du cinéma », 1995, p. 35-36.
[11] Yves Hersant, op. cit.
[12] Adam Pasek, « Daniel Sangsue, pneumatologue », in ibid., p. 52 : « Derrière le fantôme dont parle le récit, et qui hante un personnage, il faut donc apercevoir le fantôme qui hante le récit lui-même ».
[13] Mireille Berton, « Cinéma, fantômes et médiums », in ibid., p. 106.
[14] Jacques Derrida, Spectres de Marx : L’état de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Paris, Galilée, coll. « La Philosophie en effet », 1993, p. 32.
[15] Sylvain Piron, op. cit., p. 23.
[16] Slogan du film de Tobe Hooper, Poltergeist (MGM/UA Entertainment Company, 1982).
[17] Gilbert Ryle, The Concept of Mind, Chicago, University of Chicago Press, 1984.
[18] Jeffrey Sconce, « from Introduction to Haunted Media », in María del Pilar Blanco (dir.), Esther Peeren (dir.), op. cit., p. 251.
[19] Ibid.