
« Henry Bauchau et le travail de l’archive »
Revue internationale Henry Bauchau, n°15
Coordonné par Emilia Surmonte et Christophe Meurée
Les manifestations culturelles et académiques organisées à l’occasion du centenaire de la naissance d’Henry Bauchau, un an après sa mort, ont définitivement scellé un parcours artistique que l’auteur d’Œdipe sur la route a patiemment construit tout le long de sa vie. Si la portée de son œuvre, dix ans après sa disparition, n’est aujourd’hui plus à démontrer, il reste un legs important composé de nombreux documents d’archives susceptibles de mieux éclairer son travail de créateur et de suggérer de nouvelles pistes d’interprétation d’une œuvre déjà largement étudiée et examinée dans des contextes académiques et scientifiques faisant autorité.
Chez l’auteur de La Déchirure, l’archive est travaillée : objet de relectures et de corrections attentives, de réaffectations ou de suppression pure, témoin de repentirs ou d’ajouts, d’ajustements de tous ordres, de marginalia, de commentaires et d’addenda a posteriori, l’archive est un matériau qui fait œuvre dans sa matérialité même. La réélaboration est d’ailleurs un processus inlassable qui concerne l’ensemble des écrits bauchaliens : fiction, poésie, essais, journaux et paratexte (entretiens, etc.), car écrire et réécrire, c’est d’abord se parcourir soi-même pour se comprendre. À cet égard, la correspondance de l’écrivain, abondante, atteste en tant qu’archive du travail de la création, qui est toujours retravail.
Chaque poème, chaque pièce, chaque roman donne lieu, chez Bauchau, à plusieurs campagnes d’écriture, servant à émonder progressivement le texte de ses scories, que l’écrivain conserve pourtant souvent précieusement. Les scories ne sont cependant pas toujours bonnes à jeter, comme en témoigne emblématiquement le récit Diotime et les lions, soustrait à Œdipe sur la route, puis publié séparément. Pourquoi l’auteur se charge-t-il de récolter les chutes et les repentirs, entièrement ou en partie ? L’intérêt d’interroger ces scories en regard des textes publiés peut amener à comprendre ce qui conduit le geste d’émondage, autant qu’à élucider avec acuité le processus créateur.
Comme la plupart des fonds d’archives littéraires, les archives bauchaliennes contiennent de nombreux inédits que l’écrivain ou son éditeur n’ont pas jugés dignes d’être publiés et qui ne sont dès lors pas connus du grand public. Pourquoi Bauchau ne s’en est-il pas débarrassé ? Et pourquoi certains textes évoqués dans les journaux intimes (parfois même dans leur version publiée) ont-ils à peine laissé une trace dans les archives dont nous disposons encore, alors que d’autres, totalement inconnus, ont été précieusement conservés au fil des années ? Quelle est la valeur stylistique, esthétique, historique de ces inédits ?
Le désir, le souci plutôt, de rassembler autour de sa personnalité et de son œuvre des archives littéraires et privées destinées à une postérité de chercheurs, apparaît très tôt dans les journaux manuscrits, que l’on peut considérer à juste titre de véritables « journaux de création », en suivant l’exemple d’Ernst Jünger. La pratique diaristique, qui reste encore à interroger et à éclairer, persiste chez Bauchau depuis sa jeunesse. S’il a d’abord résisté à la demande de Lysiane D’Haeyere de publier une partie de son journal au moment de la parution d’Œdipe sur la route, il avait toutefois envisagé de compléter la publication de ses œuvres par celle de ses journaux dès le début de sa carrière (AML, ML 8872, entrée du 12 mars 1959), ce qui investit ces documents d’une valeur littéraire à part entière : ils n’ont pas seulement la fonction d’accompagner la genèse des œuvres fictionnelles, mais aussi celle de construire un portrait et une personnalité d’homme, d’écrivain et d’intellectuel.
Dès lors que l’écriture représente pour Bauchau le prolongement de son cheminement psychanalytique, ses journaux répondent à un besoin de préciser la lecture et l’interprétation de son œuvre, comme des événements qui ont marqué son existence. Retravaillant considérablement le contenu des cahiers qui recueillent cette matière autobiographique, l’auteur du Boulevard périphérique dévoile, implicitement et par voie indicielle, la complexité de son auctorialité, se réalisant dans la mise en œuvre d’une écriture qui se nourrit de non-linéarité, d’ambigüités, voire d’obscurité dans les figures, les mouvements et les sens qui la caractérisent.
Pour ce faire, il accorde également un rôle aux dessins et aux notations marginales des manuscrits et des paratextes qui ornent la majorité des cahiers dont il se sert pour consigner les ébauches de ses œuvres comme de ses écrits diaristiques. Comme le démontrent certaines reproductions d’œuvres d’art (dessin, peinture, sculpture, architecture) ou de portraits d’artistes, qui s’adressent moins à son lecteur qu’à son exégète ou à lui-même, Bauchau se ressaisit de ses carnets jusqu’à plusieurs décennies après les avoir remplis. Ce geste posé a posteriori appelle sa reconstitution aussi bien qu’un questionnement sur la non-évidence de son sens, car il n’est pas anodin, dans la mesure où cette pratique de ressassement éclaire un souci impérieux de creuser davantage la profondeur sémantique et les couches inconscientes de l’œuvre, ce qui va de pair avec l’incertitude affichée dans ses déclarations, teintées d’une ambivalence qui ne s’est jamais démentie au fil de la carrière de l’auteur.
Si les journaux publiés attestent de l’importance de l’un de ces ambivalences (désir de passer à la postérité, crainte de n’en avoir pas les moyens), ils ne représentent qu’un fragment de la pratique diaristique de Bauchau : chaque volume publié procède d’un travail minutieux sur une matière plus vaste, que l’écrivain a patiemment élaguée, amendée, corrigée, redécoupée, parfois antidatée. Quel était l’objectif de cette pratique ? Et quelles conséquences a-t-elle sur la lecture du journal publié ? S’agit-il d’éliminer certaines notations accessoires ayant moins d’importance au regard de l’œuvre littéraire ? De préserver la partie la plus secrète de son intimité ? Et quel rôle jouent dans ce contexte les récits de rêves (et leurs scolies), tout comme la sélection stricte qu’il en retient en vue de la publication ?
En outre, l’emplacement des archives peut susciter un questionnement intéressant : celles-ci sont majoritairement partagées entre deux institutions belges, les Archives & Musée de la Littérature de Bruxelles (https://www.aml-cfwb.be/) et l’UCLouvain, où un Fonds Henry Bauchau a été créé en 2006 (https://uclouvain.be/fr/instituts-recherche/isp/alpha/fonds-henry-bauchau.html), sans oublier le fonds Bauchau du Centre des littératures en Suisse romande à Lausanne et les lettres de sa main présentes à l’IMEC ou à la BNF. Cette dispersion, qui rappelle celle des archives de Beckett, complexifie la tâche de l’exégète, dans la mesure où les matériaux sont complémentaires, parfois contradictoires. Il peut en ce sens s’avérer profitable d’adopter une position heuristique critique, visant à saisir la façon dont la répartition géographique des archives peut influencer l’interprétation des textes, à plus forte raison à partir du moment où l’étude de la genèse et des variantes constitue un signe patent de patrimonialisation de l’œuvre : peut-on tenir compte de toutes les archives en vue de les confronter et est-ce souhaitable ?
La 15e livraison de la Revue internationale Henry Bauchau invite les exégètes de l’écrivain (confirmés ou non) à relever le défi que ces archives représentent, pour analyser, à travers un questionnement sur les pratiques d’avant-texte mises en œuvre, le rôle que ces documents jouent au sein des études bauchaliennes et dans la construction consciente ou inconsciente, au fil du temps, d’une œuvre patrimoniale. Dans cette optique, les contributions devront exclusivement porter sur des œuvres à caractère résolument littéraire ou ayant fait l’objet d’une publication par leur auteur (roman, récit, théâtre, poésie, essai, journaux de création).
Les chercheurs intéressés pourront compter sur l’accueil chaleureux des deux institutions belges qui détiennent les archives de l’écrivain en vue de proposer des contributions dont l’orientation fera écho à l’une des pistes suivantes (la liste n’étant pas exhaustive) :
· L’étude génétique d’une ou de plusieurs œuvres
· La pratique diaristique, des manuscrits à la publication
· Le geste d’émonder le rôle des chutes
· L’autonomisation de certains textes (Diotime et les lions issu d’Œdipe sur la route, etc.)
· La « présence des œuvres perdues » (Judith Schlanger)
· Le rôle de l’éditeur
· L’écriture comme labyrinthe initiatique
· L’archive comme miroir d’une vie
· Les figures du repentir, de la reprise, de l’ajustement
· La ligne de partage entre le public et le privé
· L’exposition et le refoulement de l’intimité
· L’élaboration d’une posture littéraire (Jérôme Meizoz)
· La fonction paratextuelle des manuscrits
· Le processus créateur à la lumière de la correspondance
· Le rapport aux arts plastiques et aux autres artistes
· L’aspect matériel des archives (disposition graphique, couleurs, découpages, collages, etc.)
· La dispersion géographique des archives
· Les infléchissements de l’interprétation face à l’archive
· La place dévolue à l’exégète
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Les propositions (maximum 1000 caractères ou 150 mots) sont à adresser conjointement à Emilia Surmonte (emilia.surmonte@unibas.it) et à Christophe Meurée (christophe.meuree@aml-cfwb.be) pour le vendredi 8 mars 2024 au plus tard (une réponse sera fournie dans les six semaines qui suivent).
Les articles complets (entre 25 000 et 35 000 signes, espaces comprises) devront être livrés pour le vendredi 7 mars 2025.