12e Conférence doctorale de théorie politique. Parole et Politique avec Miranda Fricker (Sciences Po Paris)
12e Conférence doctorale de Théorie politique
Parole et Politique avec Miranda Fricker
Sciences Po Paris, 27-28 mai 2026
Le lien entre parole et politique fait désormais l’objet d’une attention renouvelée. Depuis les travaux de Michel Foucault sur la parrêsia et le courage de la vérité (2008, 2017), la théorie politique s’interroge sur la force du « dire vrai » dans les pratiques de résistance au pouvoir, comme en témoignent les travaux sur la « libération de la parole » des femmes dans le mouvement #MeToo (Châteauvert-Gagnon, 2025). À l’ère des réseaux sociaux, la parole réapparaît dans son ambiguïté fondamentale, à la fois potentiellement destructrice d’autrui (Butler, 1997) et institutrice du monde commun (Wolff, 2004). Les développements autour de l’idée de reconnaissance (Honneth, 1995) rappellent que la démocratie requiert que chaque parole singulière soit entendue afin que la délibération pluraliste se réalise dans l’égalitarisme de la polyphonie des voix (Rancière, 1995), ce qui est encore loin d’être le cas aujourd’hui (Fricker, 2007). C’est que la parole est essentiellement relationnelle : elle suppose une adresse et une écoute dont les conditions sont toujours précaires.
Dans une période de reconfigurations des régimes de dicibilité et d’audibilité, cette douzième Graduate Conference de théorie politique de Sciences Po propose, en présence de Miranda Fricker, de revenir sur ce lien vulnérable entre parole et politique en le réinterrogeant autour des trois axes que sont la voix, le silence et l’écoute.
Axe 1 : Voix
Du « parler vrai » des Grecs anciens aux « sans voix » de nos démocraties modernes en passant par la vox populi des Romains, la « voix » semble désigner le fond essentiel qui lie le langage au politique. Qu’il s’agisse de la « donner » ou de la « porter » (Hayat et al., 2022), la démocratie moderne inaugure un régime politique fondé sur une parole supposément libre et égalitaire mais gouvernée par les normes de la représentation, de la participation et de la raison libérale (Gourgues et al., 2013 ; Talpin, 2006). Ainsi, envisagées sous l’angle de la délibération, les voix sont au fondement d’une éthique de la discussion. Si le langage et le discours politiques ont donné lieu à un grand nombre d’études (Lamizet, 2011), c’est souvent à la mesure d’une thématisation de la raison démocratique (Habermas, 1992) ou d’une analyse des stratégies discursives (Fairclough, 2013 ; Charaudeau, 2005, 2017), des idées employées (Gaboriaux et Skornicki, 2017) et des positionnements symboliques qui en découlent (Bourdieu, 2001).
Tout en réaffirmant l’intérêt de ces analyses, cet axe invite plutôt à considérer la matrice matérielle et institutionnelle de la voix politique. Il propose ainsi de déplacer la perspective de l'analyse du « contenu » vers le « contenant » du langage. Chuchotée ou criée, aiguë ou grave, singulière ou collective, quelles sont les diverses matérialités de la voix ? Savoir qui a le droit à la parole, c'est aussi se demander qui n'a droit qu'à la parole, par opposition à la sanctification de l'écrit. Les voix qui nous arrivent sous forme écrite font-elles l’objet du même type de légitimation et de reconnaissance ? Quels sont les déterminants (genre, classe, race, handicap, etc.) de la production et de la réception de la voix dans la discours politique ? Comment l’autorité de certaines voix se constitue-t-elle ? Comment la production de savoir dépend-t-elle des divers cadres discursifs ? Enfin, que peut-on dire des dispositifs de circulation ou de contrôle des voix qui structurent le champ politique (temps de parole, contraintes de médiatisation, volumes, etc.) ? Le triptyque désormais classique d’Albert Hirschman — Exit, Voice, Loyalty — a montré que toute organisation collective distribue les modalités possibles de réaction au désaccord et rend visible l’asymétrie entre celles et ceux qui peuvent « faire entendre leur voix » et ceux pour qui la sortie ou la loyauté contrainte demeure la seule option. En reprenant cette intuition au prisme de la théorie politique, il s’agit de comprendre non seulement qui peut parler, mais surtout ce que signifie parler politiquement.
Axe 2 : Silence
Puisque la parole s’est donnée historiquement comme une condition de la participation, le silence semble a priori se présenter comme une technique de marginalisation politique. Outre l’exclusion constitutive des populations « muettes » du contrat social – les enfants, certaines personnes en situation de handicap (Rollo, 2020), les animaux (Sénac, 2024) et la nature (Latour, 1999) – de nombreux travaux se consacrent désormais aux pratiques de « silenciation » de certains groupes discriminés (Machikou, 2024). Il apparaît ainsi notamment que les femmes et les minorités de race et de genre sont réduites au silence (Doston, 2011 ; Paveau et Perea, 2014) et privées des mots pour dire leur expérience (Fricker, 2007). Lorsque ce sont les opinions du groupe qui sont stigmatisées, la « silenciation » en passe aussi par l’auto-censure dans laquelle il se réfugie parfois (Noelle-Neumann, 1974). Parce que la démocratie représentative concentre l’attention sur la voix, le silence passe souvent pour absence ou forme de la passivité politique (Cavarero, 2005). L’identifier comme signal ou pratique suppose quelque chose comme un renversement conceptuel critique qui dit la difficulté de l’entreprise (Veira, 2020). En montrant qu’il existe des modes de « parler pour » (speak for, speak about) qui construisent le silence comme signifiant politique plutôt que comme absence, son analyse souligne à quel point la représentation peut à la fois trahir, traduire ou reconfigurer les voix muettes ou marginalisées. Sa perspective offre ainsi un cadre précieux pour aborder les tensions entre silence subi, silence stratégique et silence représenté.
Le silence pouvant donc être une expérience subie, il est souvent vécu comme un piège ; le silence ne protège pas, il n’apporte rien de « valable » (Lorde, 1980, 1984). Dans cette perspective, la philosophie morale s’est demandé s’il fallait porter la voix de ceux qui n’en ont pas (Boutillier Biran et Mourman, 2025). Certains silences ont même été accusés d’être complices voire coupables de l’injustice (Donohue, 2024 ; Guiora, 2024 ; Imhoff et Quirós, 2022). Mais le silence ne pourrait-il pas aussi être une technique de désassujettissement ? Outre le fait qu’une certaine tradition philosophique valorisant le silence comme lieu de recueillement et de dialogue avec soi-même trouve un écho important dans les théories féministes contemporaines (Malhotra et Rowe, 2013), on pourrait penser que dans notre « société d’exposition » (Harcourt, 2020) où la surveillance repose de plus en plus sur ce que nous disons de nous-mêmes, le silence pourrait bien être un moyen de résister au pouvoir. Le silence a ainsi pu apparaître dans la critique postcoloniale comme une pratique de résistance, permettant un mode de communication inter-culturel non-vocal (Lugones, 2007, 2010 ; Veronelli, 2016 ; Ferrari, 2020).
Cet axe vise donc à répondre aux questions suivantes : Quelles sont les frontières du dicible et de l’indicible qui organisent les opérations de « silenciation » ? Comment cette « silenciation » se matérialise-t-elle, et qui vise-t-elle en particulier ? Comment et dans quelle mesure le silence peut-il, dans ces conditions, être un outil de désobéissance ? À quels résultats les stratégies de résistance silencieuses (Deleuze, 1993) peuvent-elles aboutir ? Ne risquent-t-elles pas toujours de reconduire des effets de pouvoir liés à la l’exclusion et à la marginalisation de certaines populations ?
Axe 3 : Écoute
Si la distribution de la parole est régulièrement interrogée au prisme de la justice sociale, l’écoute constitue souvent l’angle mort des politiques de la parole. L’inaudibilité de certaines voix implique de distinguer le niveau l’entente de l’écoute. D’une part, entendre sans écouter – ou écouter sélectivement – constitue une injustice épistémique (Fricker, 2007 ; Medina, 2012) lorsqu’il s’agit de nier la capacité de certains agents à produire du savoir. Un tel déni d’agentivité épistémique relève souvent bien plus d'une exclusion politique volontaire que d’une simple difficulté à entendre ou faire entendre (Dotson, 2011, 2012 ; Pohlhaus 2012). Le déficit d’écoute produit alors des identités politiques marginalisées (Alcoff, 1999, 2010) en empêchant l’émergence de nouvelles voix épistémiques. D’autre part, l’écoute constitue une forme d’engagement pour faire signifier politiquement les voix marginalisées. Les théories féministes du care ont ainsi proposé des pistes pour replacer l’écoute au centre d’une conception du politique. De la mise en évidence des « voix différentes » (Gilligan, 1982) à la « démocratie de l’attention » (Tronto, 2013), les formes situées du souci de l’autre passent par la capacité sensible à écouter et se laisser affecter. Face à la crise des subjectivités libérales, des projets en cours tendent à s’intéresser à une « démocratie de l’écoute » (Brown, 2025) pour placer au cœur d’une démarche réparatrice l’action de tendre l’oreille à celles et ceux qui demeurent inaudibles.
Cet axe vise à explorer cette piste de l’écoute en théorie politique et à en interroger les limites. Comment organiser les conditions d’une écoute épistémico-politique ? Il semble que la pratique du « raisonner ensemble » (Jasanoff, 1998) ne peut pas se limiter à un espace conversationnel et doit trouver des incarnations matérielles et institutionnelles d’écoute. Quelles formes ces incarnations peuvent-elles prendre ? Sur quels critères normatifs peut-on s’appuyer pour encadrer – ou, au contraire, libérer et désorganiser– cette écoute ? Si l’écoute n’est pas une posture passive mais un engagement actif pour la perpétuation d’un monde commun, d’une résonance partagée (Rosa, 2018), comment se manifeste cet engagement ? Quelles difficultés rencontre-t-on pour écouter lorsqu’on prend en compte la matérialité inégalitaire de la circulation des voix et les limites intrinsèques à une herméneutique de la parole humaine ? L’extension possible du spectre de l’écoute vers le non-humain parvient-elle à donner une agentivité épistémique nouvelle à la nature ? Comment, enfin, écouter réciproquement et autrement pour réparer nos pratiques démocratiques ?
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Modalités de soumission
Les propositions de communication écrites en anglais ou en français (titre, 300 mots, bibliographie indicative non incluse), assorties d’une brève biographie, sont à envoyer aux adresses mails suivantes : aymeric.leroy@sciencespo.fr, lucie.granier@sciencespo.fr, perrine.chabanel@sciencespo.fr, lino.castex@sciencespo.fr, gabrielle.jourde@sciencespo.fr. Merci d’indiquer dans l’objet du mail le titre suivant : « Parole et Politique – Proposition ».
La date limite pour soumettre une proposition est le 31 janvier 2026. Les participant·es recevront confirmation de leur acceptation courant février.
Afin de permettre une discussion approfondie des présentations durant la conférence doctorale, une version écrite finale devra être soumise par mail au plus tard le 25 avril 2026 pour être transmise aux discutant·es. Une sélection de communications pourra faire l’objet d’une publication ultérieure avec l’accord des auteurs et autrices concerné·es.
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Références
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