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Marguerite Duras et la culture populaire

Marguerite Duras et la culture populaire

Publié le par Université de Lausanne (Source : Christophe Meurée)

Gagner l’estime des élites intellectuelles et être lu par le plus grand nombre. Rares sont les écrivains qui ont osé tenir ce pari sans s’y brûler les ailes. Si Marguerite Duras a longtemps souffert d’une réputation ambiguë, ce n’était pas sans lien avec cette ambition : on lui a suffisamment reproché ses interventions publiques, que d’aucuns jugeaient indignes d’un grand écrivain. Pourtant, dans le monde hypermédiatique qui est le nôtre, plus de 25 ans après la disparition de l’écrivaine, l’on peut se demander si elle n’a pas joué un rôle de précurseur, en assumant les influences populaires et en consentant à entrer de plain-pied dans la culture de masse, bâtissant au fil du temps un personnage public qui a, le succès croissant, fait grincer de plus en plus de dents.

Faisant fi des bienséances prêtées au métier d’écrire, Duras a tenu chronique dans l’émission de télévision Dim dam dom dans les années 1960, s’est rendue dans des usines pour lire des poèmes d’Henri Michaux à des ouvriers, s’est plu à interroger des enfants sur toutes sortes de sujet, a pris part à de grands débats de société dans les journaux comme sur les plateaux de télévision. Il s’agissait pour elle de briser les cloisons qui opposent traditionnellement culture d’élite et culture populaire. Touche-à-tout, Duras faisait œuvre de tout matériau, à travers des supports de grande diffusion, qui ne correspondaient pourtant pas, à l’époque, aux prescrits de l’art noble qu’est la littérature. Toute la carrière de l’auteur du Camion s’est en effet construite dans l’édification d’une certaine « noblesse de la banalité ».

Très tôt dans sa carrière, Duras s’est emparée des médias – radio et télévision – et déborde rapidement du rôle que l’on prête à l’écrivain. Elle n’a dénigré ni la presse à grand tirage (depuis ses chroniques judiciaires, rééditées en volume dans Outside, jusqu’à L’Été 80), ni le cinéma, ni la télévision, ni le roman-photo (dont elle désirait des adaptations populaires de ses textes), ni la chanson populaire, ni même la publicité. Non contente d’être interrogée en tant que telle, elle aimait à s’arroger le statut d’intervieweuse, qu’elle veillera à endosser tout au long de sa vie, c’est ainsi qu’elle pouvait aussi bien dialoguer avec une prostituée qu’avec l’actrice Jeanne Moreau, avec le président François Mitterrand ou le footballeur Michel Platini. Plus qu’un écrivain, Duras représente une des premières figures publiques qui s’exprime à tout propos, dont notre monde désormais hypermédiatique regorge, ce qui lui a valu de vertes critiques, notamment à l’époque de l’affaire Villemin et de son texte polémique, « Sublime, forcément sublime Christine V. »

Son œuvre s’est nourrie de sa posture publique autant que d’influences que la plupart des aspirants « grands écrivains » cherchent à dissimuler. Ainsi, rares sont ceux qui osent avancer le nom de Delly parmi leurs lectures favorites ou qui pratiquent sans vergogne les genres journalistiques (le fait divers, l’entretien) jusqu’à leur conférer un statut littéraire plein et entier. Du Square jusqu’à La Pluie d’été, Duras s’est montrée à l’écoute de la culture populaire. Son œuvre est empreinte de références à la publicité (« Odorant comme l’Orient »…), aux contes de fée (Lol / Cendrillon, Ernesto / Petit Poucet, etc.), à la bande dessinée (Tintin au Prisu), au cinéma grand public (Chaplin, Tati) ou encore à la chanson, de Ramona à Allô maman bobo, en passant par À la claire fontaine ou Capri c’est fini. La culture populaire représente dans cette œuvre à la fois une source d’inspiration, une référence largement partagée et un filtre : Duras se mesure à la culture populaire au même titre qu’elle se mesure aux géants de la littérature mondiale, Proust, Flaubert, Hemingway, etc. Si elle a pu être considérée comme un auteur difficile, l’on sait aussi qu’elle se désirait grand public, « mondiale » et ancrée dans les codes les plus largement partagés, y compris et surtout par la jeunesse, cette première consommatrice de culture populaire, à laquelle Duras accordait toute son attention.

Il ne faut dès lors pas s’étonner si sa personne et son œuvre sont, depuis une quarantaine d’années, le sujet de nombreuses récupérations dans la culture populaire. À l’instar de Rimbaud, Duras est devenue une icône : si le merchandising durassien n’est pas aussi développé que celui de l’auteur d’Une saison en enfer, le personnage de Duras n’en occupe pas moins une place de premier plan dans l’imaginaire populaire, du timbre-poste jusqu’à l’argument touristique au Vietnam et au Cambodge.

Pastichée depuis les années 1970 (d’abord par Patrick Rambaud, dont on se souvient des Virginie Q. et autres Mururoa mon amour), ridiculisée par Thierry Le Luron dans un sketch (« Marguerite Duras n’a pas écrit que des conneries, elle en a aussi filmées »), caricaturée par Karl Zéro ou José Garcia dans les années 1990, Duras est devenue un personnage que l’on peut mettre à toutes les sauces, dans cette « cuisine de Marguerite » qui aura fait couler davantage d’encre que de soupe aux poireaux. Y ont contribué considérablement une série d’attributs dont elle se revendique explicitement : le col roulé et la jupe plissée, les « bagouzes », la cigarette et les larges montures de lunettes. Duras est l’emblème de ce que Jérôme Meizoz appelle la « littérature incarnée » et a tout fait pour s’inscrire comme un personnage dans l’imaginaire populaire, rompant avec la morgue du grand écrivain au profit de la simplicité, voire carrément des ressources du comique (on pense à l’usage des passoires aussi bien qu’à son inimitable rire, qui résonne sur les plateaux de télévision).

En plus de figurer comme personnage dans quelques livres (Yann Andréa, Enrique Vila-Matas, pour ne prendre que les deux plus importants), elle apparaît ainsi dans plusieurs films (Cet Amour-là, J’ai vu tuer Ben Barka, La Douleur, où des actrices aussi différentes que Jeanne Moreau, Josiane Balasko et Mélanie Thierry lui prêtent leurs traits), de même que dans des spectacles qui lui sont consacrés, dans lesquels son personnage tient une place au moins aussi importante que son œuvre littéraire et/ou cinématographique : Le Duras Show de Steeve Dumais et Lucas Joly en 2011 ou, en 2018, Marguerite Duras d’Isabelle Gyselinx, sans compter les mises en scènes de ses entretiens, avec Mitterrand ou avec Platini.

Les créations les plus diverses et les plus largement partagées convoquent son image ou sa voix : le tag (par Miss.Tic au moment du 10e anniversaire de la mort de l’auteur), le one-man-show (« S’il se passe quelque chose… » de Vincent Dedienne), le dessin animé (Smoke on the Daughter dans la série The Simpsons), le clip vidéo (Nos célébrations d’Indochine), la chanson (Hiroshima mon amour de la formation britannique Ultravox ; Les fiancées sont froides du groupe de black metal Glaciation ; ou, bien entendu, le groupe français Indochine à nouveau, qui tient son nom et l’une de ses chansons les plus emblématiques, Trois Nuits par semaine, de l’univers de l’écrivain, en l’occurrence Un barrage contre le Pacifique et L’Amant). Son univers est allé jusqu’à imprégner l’atmosphère d’un jeu vidéo, Bientôt l’été, paru en 2013 (produit par Tale of Tales), fait rarissime pour un écrivain qui n’appartient ni à la sphère de la science-fiction, ni à celle de l’horreur, ni à celle du policier.

Nourrie de poncifs et de clichés auxquels elle a sciemment donné un nouveau souffle, éminemment singulier, Duras est devenue à son tour une figure stéréotypée que les créateurs de tous ordres déclinent à l’envi, de plus en plus souvent sans en connaître l’origine ; il suffit de songer au nombre incalculable de variations, dans tous les domaines (littérature générale ou littérature spécialisée, spectacles, publicité, etc.), sur le titre Hiroshima mon amour. Ce sont les allers-retours entre l’influence de la culture populaire au sein de l’œuvre durassienne et la récupération de cette œuvre ou de son auteur par la culture populaire que cette publication, qui fait suite à la journée d’étude « Marguerite Duras et la culture populaire » (Université de Lille, 8 octobre 2022), entend donner corps et sens. Les articles qui composeront le volume pourront aussi bien consister en des études de cas qu’en des analyses plus transversales. Toutes les dimensions de la culture populaire et tous les volets de la carrière de Marguerite Duras seront pris en considération.

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Les propositions (une centaine de mots) doivent être envoyées conjointement à Florence de Chalonge (florence.dechalonge@gmail.com) et à Christophe Meurée (christophe.meuree@aml-cfwb.be) pour le 30 novembre 2023 (une réponse sera envoyée aux auteurs au terme de six semaines environ). La tombée des textes (avant expertise) est fixée au 15 juillet 2024 ; les textes devront totaliser entre 30 et 35 000 caractères, espaces comprises (les consignes de rédaction parviendront aux auteurs dont la proposition a été acceptée). Le volume paraîtra aux Éditions de l’Université de Bruxelles fin 2025.

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Bibliographie indicative

Eva Ahlstedt et Catherine Bouthors-Paillart, dir., Marguerite Duras et la pensée contemporaine, Göteborg, Acta universitatis gothoburgensis, 2008, p. 157-169 (en particulier les articles d’Eva Ahlstedt et de Michelle Royer sur le féminisme).

David Amar et Pierre Yana, « “Sublime, forcément sublime”. À propos d’un article paru dans Libération », in Revue des sciences humaines, t. LXXIII, n° 202, avril-juin 1986, p. 153-176.

Olivier Ammour-Mayeur, Florence de Chalonge, Yann Mével et al., dir. Marguerite Duras : passages, croisements, rencontres, Paris, Classiques Garnier, 2019 (en particulier les sections « L’écrivain au dehors » et « Hybridités génériques »).

Jan Baetens, « En marge de la marge : Un barrage contre le Pacifique en ciné-roman-photo », in Cahiers Marguerite Duras, n° 1, 2021, p. 245-273, en ligne : https://www.societeduras.com/_files/ugd/93a238_8d450a190bac4e7aa394f9239bcf0587.pdf.

François Bizet, « L’effacement infini : Marguerite Duras et l’exercice de l’entretien », in Cahiers Marguerite Duras, n°2, décembre 2022, p. 177-193, en ligne : https://www.societeduras.com/_files/ugd/93a238_4b78c638a0fa4518b7aba4017528cc49.pdf.

Christiane Blot-Labarrère, « Paroles d’auteur : les enjeux du paratexte dans l’œuvre de Duras », in Écrire, réécrire : bilan critique de l’œuvre de Marguerite Duras, dir. par Bernard Alazet, Paris-Caen, Minard, 2002, p. 9-42.

Géraldine Bois, « Entre attirance et distance : les rencontres inter-classes dans la vie et l’œuvre de Marguerite Duras », in Ce qu’ils vivent, ce qu’ils écrivent. Mises en scène littéraires du social et des expériences socialisatrices des écrivains, dir. par Bernard Lahire, Paris, Éditions des Archives contemporaines, 2011, p. 401-437.

Anne Brancky, The Crimes of Marguerite Duras. Literature and the Media in Twentieth-Century France, Cambridge, Cambridge University Press, 2020.

Claude Burgelin et Pierre de Gaulmyn, dir., Lire Duras, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2000 (en particulier la section « Duras en public »).

Florence de Chalonge, « La dernière Duras : autour d’un roman de l’entretien », in Le Roman français de l’extrême contemporain : écritures, engagements, énonciations, dir. par Barbara Havercroft, Pascal Michelucci et Pascal Riendeau, Québec, Nota Bene, 2010, p. 25-44.

Anne Cousseau et Dominique Denès, dir., Marguerite Duras : marges et transgressions, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2006.

Maud Fourton, « Vu et lu sur une carte postale – carte postale et écriture dans l’œuvre de Marguerite Duras », in Revue des Lettres modernes, série Duras n° 3, « Paradoxes de l’image », dir. par Sylvie Loignon, 2009, p. 71-82.

Cécile Hanania, « “Ce qui reste quand on a tout oublié”. Souvenirs d’amnésiques chez Marguerite Duras », in De mémoire et d’oubli : Marguerite Duras, dir. par Christophe Meurée et Pierre Piret, Bruxelles-Berne, PIE-Peter Lang, 2009, pp. 53-64.

Cécile Hanania, dir., Marguerite Duras : le rire dans tous ses éclats, Amsterdam-New York, Rodopi, 2014.

Cécile Hanania, « Alors l’Indochine ? Marguerite Duras, alibi commercial et politique en Asie du Sud-Est », in Orient(s) de Marguerite Duras, dir. par Florence de Chalonge, Yann Mével et Akiko Ueda, Amsterdam-New York, Rodopi, 2014, p. 269-282.

Cécile Hanania, « De l’écran à l’écrit : portraits d’actrices chez Marguerite Duras », in Le Cinéma de Marguerite Duras : l’autre scène du littéraire ?, Bruxelles-Berne, PIE-Peter Lang, 2015, p. 85-99.

Marie-Chantal Killeen, « Duras et la littérature de quatre sous : un malentendu ? », French Studies, vol. 70, n° 4, oct. 2016, p. 550-564.

Christophe Meurée, « De quoi le cinéma anglo-saxon est-il le nom », in Cahiers Marguerite Duras, n° 1, 2021, pp. 167-187, en ligne : https://www.societeduras.com/_files/ugd/93a238_c0c66b3eba1a45e19a2188418a41b847.pdf.

Midori Ogawa, La Musique dans l’œuvre littéraire de Marguerite Duras, Paris, L’Harmattan, 2002.

Catherine Rodgers, dir., Descendances durassiennes. Écritures contemporaines, Caen, Passage(s), 2021.

Marie-Laure Rossi, Écrire en régime médiatique. Marguerite Duras et Annie Ernaux, actrices et spectatrices de la communication de masse, Paris, L’Harmattan, 2015.

Michelle Royer, « L’écriture du vécu : l’œuvre paralittéraire de Marguerite Duras », in Duras, femme du siècle, dir. par Stella Harvey et Kate Ince, Amsterdam-New York, 2001, p. 73-86.

Michelle Royer et Lauren Upadhyay, dir., Marguerite Duras à la croisée des arts, Bruxelles-Berne, PIE-Peter Lang, 2019.

Jean-Bernard Vray, « “… quelqu’un le chanta”. L’intertexte de la chanson dans l’œuvre de Duras », in Les Lectures de Marguerite Duras, dir. par Alexandra Saemmer et Stéphane Patrice, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2005, p. 45-60.