Langues de vipères ! Genre, animalité et langage »
Numéro thématique de GLAD! revue sur le langage, le genre et les sexualités
« Qui sont les femmes ? Qui sont-elles ? Sont-elles serpents, loups, lions, dragons, vipères ou bêtes prédatrices dévorantes ? »
Dans une virulente épître parue en 1401, Christine de Pizan s’insurgeait contre les discours misogynes qui se multiplient dans la littérature depuis l’Antiquité, critiquant tout particulièrement le célèbre Roman de la rose dans lequel Jean de Meun développe une longue animalisation de la femme comme serpent. De telles métaphores touchant les femmes, marquées par une axiologie négative, sont loin d’être anodines : elles véhiculent et entretiennent des idéologies sexistes, affirmant la bassesse des femmes et leur peu de valeur en les associant aux non-humain·es. Dans l’idéologie dominante, c’est l’homme (et le sens spécifique du nom importe ici, tant la hiérarchie est conjointement anthropo- et androcentrée) qui domine la hiérarchie des êtres, au bas de laquelle se trouvent les femmes, suivies des animaux.
À la croisée des études de genre, des études animales et des sciences du langage, ce numéro thématique se propose d’interroger les relations entre genre et animaux dans une perspective linguistique, qui reste aujourd’hui encore peu explorée.
État de la recherche
À sa création par Richard Ryder en 1970, le terme specism apparaît comme un calque de sexism et racism : dès l’origine, la pensée et la lutte antispécistes sont conçues comme s’inscrivant dans la lignée des luttes féministes et antiracistes. Le premier numéro des Cahiers antispécistes lyonnais a proposé une définition du spécisme qui explicite l’analogie à l’origine de ce néologisme :
Le spécisme est à l’espèce ce que le racisme et le sexisme sont respectivement à la race et au sexe : la volonté de ne pas prendre en compte (ou de moins prendre en compte) les intérêts de certains au bénéfice d’autres, en prétextant des différences réelles ou imaginaires, mais toujours dépourvues de lien logique avec ce qu’elles sont censées justifier. En pratique, le spécisme est l’idéologie qui justifie et impose l'exploitation et l'utilisation des animaux par les humains de manières qui ne seraient pas acceptées si les victimes étaient humaines. (Cahiers antispécistes n° 0, 1991 : page de couverture)
Les chercheur·euses qui se sont intéressé·es à l’institutionnalisation des Animal Studies s’accordent à reconnaître l’influence des Gender Studies, des Racial Studies et des Cultural Studies — en fait d’un ensemble formant les Critical Studies (Michalon, 2017 ; Morin, 2016 ; Sebastiani, 2022) dans le développement du champ d’étude. Cherchant à penser les différentes formes s’oppression selon une grille de lecture commune, ces Critical Studies, remarque Jérôme Michalon, ont en commun de fonder leur approche sur une prise en compte du point de vue des dominés. Les études animales s’intéressent en effet au point de vue de ces oubliés que sont les animaux, comme l’histoire et les sciences sociales ont d’abord pu le faire pour le point de vue des femmes. Réparant ainsi un manquement, les études animales — comme les études de genre avant elles — se constituent en « épistémès réparatrices » (Michalon, 2017).
L’Animal turn des années 1970 prend une dimension féministe particulièrement marquée (Sebastiani, 2022), notamment via l’approche écoféministe qui pense l’exploitation du corps des femmes et celle de la nature (animaux compris) comme les revers d’un même phénomène de domination masculine. Si Françoise d’Eaubonne apparaît comme la première théoricienne de cette pensée, celle-ci s’est déployée à l’étranger grâce notamment à Mary Mellor, Marie Mies ou encore Vandana Shiva (Morin, 2016). Les parallèles entre la domination subie par les femmes et celle subie par les animaux sont nombreux, ce qui a pu amener certain·es penseur·euses à formuler l’hypothèse selon laquelle ce partage d’une condition subalterne explique la surreprésentation des femmes au sein des mouvements animalistes (Gaarder, 2011). Pour Christiane Bailey et Axelle Playoust-Braure, « ce souci particulier des femmes pour le sort que nos sociétés réservent aux animaux est […] si constant qu’il est difficile de raconter l’histoire du mouvement de défense des animaux sans raconter l’histoire des femmes » (Bailey et Playoust-Braure, 2016 : 81).
Postulant qu’« [i]l existe un continuum entre le traitement des corps des femmes, mais aussi des esclavagisé·es, des handicapé·es, des racisé·es, et ceux des sols, des animaux, des végétaux : tou·tes sont naturalisé·es, terrains d’expérimentation ou de conquête » (Bahaffou et Gorecki, 2020 : 7), de plus en plus de chercheur·euses se rattachant aux études animales explorent les relations existant entre les diverses formes d’oppression. Yves Bonnardel et Axelle Playoust-Braure observent ainsi que « [l]es proximités historique et structurelle entre racisme, sexisme et spécisme sont telles que l’on peut parler de volets distincts d’une même matrice idéologique » (Bonnardel et Playoust-Braure, 2020 : 139). Dans la lignée de la sociologie qui envisage « la race, la classe et le sexe comme des systèmes entretenant des rapports d’influence mutuelle » (Bonnardel et Playoust-Braure, 2020 : 139), les deux auteur·rices pensent les rapports d’oppression au-delà des différences d’espèce. Iels envisagent alors l’animalisation comme un processus d’appropriation et d’infériorisation qui touche les animaux comme les humain·es. Pour dénoncer la réification analogue du corps des femmes et de celui des femelles , certains collectifs animalistes comme Boucherie Abolition se rattachent au courant du femellisme. Ce néologisme, censé dépasser le terme de « féminisme » jugé « dévoyé » , caractérise un courant transphobe refusant le concept de genre, pour revenir à celui du sexe, censé déterminer et fonder l’appartenance à la « femellité ». Ce courant fait évidemment largement débat au sein du mouvement animaliste (Carrié, Doré, Michalon, 2023, 77) non seulement en raison de son approche naturaliste et essentialiste du sexe mais aussi et surtout à cause de la violence de son discours transphobe.
L’idée d’une « matrice commune » entre les oppressions humaines et animales ne va pas toujours de soi. « On n’est pas des animaux », « On n’est pas des bouts de viande », « Ne nous traitez pas comme du bétail » sont autant de slogans que peuvent clamer des minorités opprimées : au nom de leur appartenance à l’espèce humaine, elles dénoncent le traitement injuste qu’elles subissent, et ainsi, reconnaissent implicitement qu’un tel traitement est légitime lorsqu’il cible des non-humain·es. Will Kymlicka considère qu’une telle rhétorique peut s’avérer contre-productive : « cette stratégie n’est ninécessaire, ni efficace et […] au contraire, plus les gens font une distinction nette entre les humains et les animaux, plus ils sont susceptibles de déshumaniser les autres humains » (Kymlicka, 2023). Cet exemple montre à quel point la scission ou la convergence entre les luttes antisexiste et antispéciste reposent notamment sur des enjeux linguistiques : s’inclure dans l’ensemble des « animaux » ou s’en dissocier a des conséquences politiques.
Les études animales et les études de genre partagent donc un socle théorique commun, et les travaux qui articulent ces deux perspectives sont de plus en plus nombreux — en témoigne le dernier numéro de Clio, paru l’année dernière, sur le thème « Animalité ». Pour autant, rares sont les travaux qui ont fait converger études de genre et études animales selon un angle d’approche linguistique. Le langage apparaît pourtant comme un observatoire privilégié des moyens par lesquels le sexisme et le spécisme se co-construisent, et constitue également un outil de questionnement incontournable des hiérarchies sociales et inter-espèces, voire un moyen de lutte commune. Pensé à la fois comme une synthèse des travaux existant qui articulent études de genre, études animales et linguistique, tout en palliant le manque d’études globales dédiées à cette approche, ce numéro thématique propose d’explorer les interconnexions entre genre et animalité que le langage véhicule, construit, promeut ou questionne.
Axe 1 - Nomination et catégorisation : les stéréotypies linguistiques entre reconduction et subversion
• Télescopages de la dichotomie mâle/femelle et humain/animal
Selon Claire Michard, le genre grammatical qui différencie le féminin et le masculin recoupe une opposition sémantique axiologique, associant au masculin, de manière privilégiée, l’humanité et l’agentivité. Au contraire, le féminin se caractérise plutôt par la passivité, et par sa fondamentale différence avec le masculin qui, lui seul, peut désigner le général. Fondant son hypothèse sur une étude de discours d’éthologues hommes, elle observe de façon assez systématique une « saisie des femmes comme non-agents (saisie semblable à celle des éléments naturels, des machines ou des animaux) » (Michard, 1999 : 57). Elle en arrive alors à la conclusion que la catégorisation dichotomique entre masculin et féminin recoupe en fait une bipartition entre humain et femelle :
Pour les représentants de la classe de sexe dominante, humain est la notion définissante, essentielle, et mâle la notion qualifiante, secondaire. Par contre, pour les représentants de la classe de sexe dominée, femelle est la notion définissante, essentielle, et humain est la notion qualifiante, secondaire. […] On voit alors que les mâles humains sont catégorisés par ce qui les différencie des animaux (humain) tandis que les femelles humaines sont catégorisées par la propriété qui ne les différencie pas (femelle). Ce type de structuration notionnelle classe donc les femelles humaines à l’intérieur des femelles animales. (Michard, 1999 : 78, l’autrice souligne)
Une telle hypothèse pourrait être mise à l’épreuve de nouveaux corpus, anciens ou contemporains, en langue française comme en langues étrangères. Les hiérarchisations spéciste et sexiste sont-elles vraiment les deux revers d’un même phénomène, qui se trouve à la fois conforté et entretenu par nos pratiques discursives ?
• Rôle de l’analogie humain·es/animaux dans les approches naturalistes du genre
L’analogie entre humain·es et animaux sert bien souvent d’argument pour défendre une approche essentialiste et naturaliste du genre : ainsi des discours justifiant la domination masculine ou la culture du viol en se fondant sur l’analogie avec des pratiques animales de domination ; des discours homophobes s’appuyant sur l’idée d’une complémentarité mâle-femelle dont on trouverait le modèle parmi le règne animal (discours basés sur une méconnaissance des pratiques homosexuelles avérées chez certains animaux) ; des discours assignant les femelles humaines et animales à leur fonction reproductrice et au rôle de mère, etc.
• Les discours du carnisme et du masculinisme
Dans les discours s’opposant au végétarisme et au véganisme, on entend souvent revenir l’argument du lion qui mange la gazelle : empêcher les humains de manger de la viande serait tout aussi impensable qu’empêcher le lion de dévorer la gazelle. Une telle comparaison sous-entend que l’humanité est assimilable à ce « roi des animaux » de nos contes, pour qui dévorer d’autres animaux est nécessaire puisqu’il est un pur carnivore. On remarque que dans cette phrase stéréotypée, le lion est masculin (alors que ce sont surtout les lionnes qui chassent), et il est le prédateur d’une entité féminine : la gazelle, mot qui désigne ici métonymiquement tous les animaux que les humain·es seraient en droit de manger, mais qui est bien souvent utilisé pour désigner métaphoriquement les femmes.
Dans La politique sexuelle de la viande, Carol J. Adams considère que le corps des femmes et le corps des animaux sont la proie d’une même idéologie masculiniste et carniste de la jouissance du corps de l’autre. Elle fonde notamment cette hypothèse sur l’analyse d’images publicitaires associant morceaux de viande et corps de femmes, dans une mise en scène suggérant que les premiers comme les secondes désirent être consommé·es (culinairement comme sexuellement). Axelle Playoust-Braure s’est elle aussi emparée du sujet, en choisissant le terme de « publispécisme » (par analogie avec « publisexisme ») pour commenter de telles publicités donnant à voir des cochons qui se découpent en rondelles ou des vaches ravies qu’on prenne leur lait (Playoust-Braure, 2018) . Une telle analyse iconique pourrait trouver son prolongement dans le domaine de l’analyse du discours , pour observer quelles corrélations existent entre l’idéologie carniste et l’idéologie masculiniste.
• Explorations étymologiques en diachronie
Dans son Introduction aux études animales, Emilie Dardenne avance l’idée selon laquelle la misothérie et la misogynie du langage sont des « tendances analogues [car] le rapport d’appropriation [des femmes et des animaux] s’exprime de manière semblable » (Dardenne, 2022 : 245-246). Elle observe notamment que
dans la langue anglaise, le terme utilisé pour parler de la relation d’une femme à son mari possède la même origine que celui qui désigne l’instrumentalisation des animaux de rente par des êtres humains. La femme mariée est soumise à son époux, husband, terme qui signifiait autrefois « maître de la maison » ou « chef de famille ». Quant aux animaux, ils sont domestiqués et exploités par l’élevage (husbandry), le verbe to husband signifiant « faire un usage raisonné de quelque chose, de sorte qu’on ne l’utilise pas complètement. » (Dardenne, 2022 : 246).
En français, l’association de la féminité et de l’animalité, sensible notamment dans le mot con (qui pouvait désigner le lapin comme le sexe des femmes, mais dont le sens premier s’est perdu aujourd’hui), se retrouve en synchronie avec le mot chatte. Le mot « belette », qui a succédé au XIIIe siècle à « l’ancien français mosteile ou moustoile (du lat. mustelà) » (Mesnil et Popova, 1992 : 80), associe étymologiquement cet animal à une « petite belle », et nombreuses sont les dénominations en langues romanes qui font de cet animal une figure typiquement féminine. Explorer l’étymologie des mots peut ainsi permettre de mettre au jour des associations stéréotypiques entre le genre féminin et certains traits de caractères que femmes et femelles seraient censées partager, et qui, si elles ne sont plus forcément sensibles aujourd’hui, ont cependant participé de la construction de nos imaginaires collectifs.
Axe 2 - Pragmatique de l’animalisation et de l’anthropomorphisation et genres de discours
• La désignation en contexte évolutif : dynamiques de réification et « référent absent »
Carol J. Adams considère que la consommation carnée et le viol partagent un imaginaire commun de la jouissance du corps réifié de l’autre, ce qui l’amène à conceptualiser « l’idée d’un cycle de réification, de fragmentation et de consommation qui relie le dépeçage et la violence sexuelle dans notre culture » (Adams, 2016 [1990] : 100). Pour désigner ce processus qui rend possible la consommation (sexuelle ou alimentaire) du corps réifié de l’autre, elle propose le concept de « référent absent » : « [l]’animal, à travers son nom et son corps, est rendu absent en tant qu’animal afin que la viande puisse exister. […] L’absence des animaux s’opère par l’emploi d’un langage qui renomme les parties de leurs cadavres avant que les gens ne participent à leur consommation. » (Adams, 2016 [1990] : 91). Le dépeçage apparaît comme une manière littérale de transformer un individu en « référent absent », puisque l’animal mort s’absente au profit des morceaux de viande qui le remplacent. Une autre manière de transformer les animaux en référents absents, non plus littérale mais métaphorique, se retrouve dans les expressions courantes telles que « être traité comme un morceau de viande » s’appliquant à des humaines : l’autrice considère que ce genre de métaphore invisibilise la violence réellement subie par les animaux qui sont littéralement tués et dépecés, de la même manière que l’usage métaphorique du mot « viol » (le viol d’une loi par exemple) invisibilise la violence physique réellement subie par les victimes de viol. Le même phénomène linguistique toucherait les victimes humaines et les victimes animales, qui subissent une même négation de leur individualité et une même réification de leur corps au profit du plaisir masculin. Ce concept de « référent absent » pourrait enrichir la question linguistique des « référents évolutifs » (voir notamment Charolles et Schnedecker, 1993 et surtout Achard-Bayle, 2001). Les linguistes se sont enfin penché·es sur ce problème de la dénomination des animaux voués à la consommation, mais sans interroger les implications idéologiques d’une telle invisibilisation du cadavre animal. Quant aux similarités qu’on peut voir entre cette invisibilisation de l’animal mort et le processus de réification du corps féminin, l’approche en termes de référence évolutive reste, à notre connaissance, encore inexplorée.
• Insultes et appellatifs
Dans la continuité des travaux de Marina Yaguello, qui a montré à quel point le recours à des métaphores animalières participe de l’infériorisation des femmes , on pourra s’intéresser aux insultes (« balance ton porc », « sale cochonne », « fils de chienne »), aux appellatifs et à leur potentielle visée hypocoristique (« mon chaton », « ma puce »), aux unités phraséologiques (« taille de guêpe », « être traité·e comme un animal ») pour en questionner les motivations sémantiques comme la portée en discours, et interroger ce que ces unités linguistiques nous disent des interconnexions du spécisme et du sexisme. L’on pourra en particulier se pencher sur le cas des animalisations à caractère raciste touchant les femmes. Certaines femmes racisées se trouvent en effet assimilées à des « panthères » ou encore à des « gazelles » , devenant les cibles d’une hypersexualisation et d’une fétichisation (Le Bihan, 6 2006). L’approche intersectionnelle du « Black Veganism », conceptualisé par Aph Ko et Syl Ko (2017), et qui conjugue l’antispécisme aux luttes antiraciste et antisexiste, est sûrement une voie prometteuse pour penser la dénonciation et le dépassement de telles animalisations péjoratives et essentialisantes.
• Entreprises de réappropriation linguistique
Dans le prolongement des problématiques précédentes, on pourra s’intéresser aux entreprises de réappropriation des insultes à caractère spéciste et sexiste et à leur visée politique. De telles démarches peuvent faire converger les luttes antisexiste et antispéciste, en se rattachant éventuellement à l’écoféminisme. Cette réappropriation linguistique peut aussi se faire via la remotivation du sens propre des tropes ou via des réactualisations du « référent absent ». La langue littéraire apparaît peut-être comme un laboratoire privilégié de telles remotivations sémantiques : des investigations stylistiques seraient dans ce cadre bienvenues.
• Paroles adressées aux animaux
Une dernière piste d’étude à ne pas négliger est celle de la communication inter-espèces, notamment lorsque nous nous adressons à nos animaux domestiques, ou lorsque nous imputons aux animaux des paroles qui traduiraient leurs affects et leurs pensées. Dans de telles verbalisations humaines, quelle place occupe le genre de l’énonciateur·rice, qu’iel soit l’humain·e s’adressant à l’animal ou l’animal dont on imagine le discours ?
Axe 3 - Approche morphosyntaxique du genre et de l’animalité / genre grammatical et animalité
• Fluidité du genre grammatical des animaux
Le genre grammatical est une question linguistique non seulement complexe, mais également délicate à aborder dans un contexte sociétal où elle est régulièrement la cible de polémiques. Il serait néanmoins intéressant que des contributions se penchent sur le genre des mots dénommant les animaux, et sur les variations diatopiques et diachroniques auxquels il est soumis.
Les langues anglo-saxonnes comportent moins de distinctions genrées que les langues romanes : les noms communs comportent moins de flexions de genre et le pronom personnel de la troisième personne du pluriel, they, est indifférencié, voire s’étend au singulier pour désigner les personnes non binaires. Mais il se distingue du pronom neutre it, employé pour désigner les concepts, les objets, ainsi que les animaux sauvages. Les pronoms personnels he et she sont employés dès qu'ils entrent dans la sphère domestique, au même titre qu’un bateau ou qu’une voiture lorsqu’elle est chère à son ou sa propriétaire. Les animaux sont ainsi réifiés lorsqu’ils n’appartiennent pas à l’entourage affectif de ceux qui les nomment, et personnifiés quand ils y entrent. Un tel continuum qui s’étend du plus genré (et donc du plus personnifié) au moins genré (du côté de la réification) pourrait donner lieu à des hypothèses sur la motivation du genre grammatical, et pourrait servir de point de comparaison à l’étude d’autres langues que l’anglais.
Une étude diachronique du genre grammatical pourrait également être envisageable. Au Moyen Âge, en langue d’oïl, le serpent peut être à la fois masculin et féminin, et le reptile est d’ailleurs resté féminin en espagnol (la serpiente). Dans l’encyclopédie médiévale de Brunetto Latini, Le livre du trésor, les abeilles engendrent des « fils » et sont gouvernés par des « ducs », et non par des « reines » comme nous le disons aujourd’hui en français. Dans quelle mesure le genre grammatical impacte-t-il nos représentations des animaux et les stéréotypes qui leur sont associées ?
• Une langue zooinclusive ?
Enfin, une dernière question se pose quant à la possibilité d’une écriture zooinclusive : est-elle envisageable, est-elle souhaitable, et si oui, quelles modalités pratiques engagerait-elle ? Si l’usage du point médian est facilement applicable à certains substantifs (chien·ne, chat·te, lion·ne), il est impossible pour d’autres (jument/cheval, poule/coq, vache/taureau), et certains mots n’admettent qu’un seul genre (dirions-nous « un coccinelle » ?). La littérature est peut-être l’un des lieux où l’on peut penser cette zooinclusivité linguistique de façon expérimentale : ainsi Audrée Wilhelmy féminise le mot « animal » en « animale » dans son roman Blanc Résine (2019).
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Calendrier
Ces axes sont indicatifs et les contributions souhaitant explorer d’autres chemins que ceux balisés par les pistes proposées sont évidemment les bienvenues. GLAD! prévoyant une rubrique « Explorations » et une rubrique « Créations », les contributions qui souhaiteraient proposer une réflexion originale sous un autre format que celui de l’écriture scientifique (plaidoyer, entretien, traduction, écriture créative…) sont également bienvenues. Des résumés de thèse peuvent aussi être proposés. Seront particulièrement appréciées les contributions qui explorent des pistes originales, une recherche exploratoire et/ou qui adoptent une approche pluri- ou transdisciplinaire. Les propositions de contribution sont attendues pour le 10 octobre 2023, sous forme de résumé d’environ 500 mots, d’une bibliographie indicative et d’une brève fiche bio-bibliographique de l’auteur·rice. Elles sont à envoyer à perrine.beltran@sorbonne-nouvelle.fr et à jeanne.mousnierlompre@univ-grenoble-alpes.fr. La publication du numéro (sous réserve d’un nombre suffisant de propositions de contribution acceptées) est prévue pour fin 2024.
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Coordinatrices du numéro :
Perrine Beltran (Sorbonne Nouvelle)
Joséphine Guichard (ENS de Lyon)
Jeanne Mousnier-Lompré (Université Grenoble Alpes)
Juliette Rousselet (ENS de Lyon)
Clara Lyonnais-Voutaz (Université Lyon 3)
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Bibliographie indicative
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