Journée d’étude internationale
Anne Serre, « commencer où s’arrête le conte ».
Université de Poitiers – FoReLLIS – 5 avril 2024
Née en 1960, Anne Serre, autrice d’une quinzaine de livres de fiction narrative, s’est affirmée progressivement dans les marges, puis plus au centre du paysage littéraire francophone de notre temps, traduite ou en cours de traduction dans six langues (anglais, allemand, néerlandais, espagnol, italien, coréen), prix Goncourt de la nouvelle en 2020. Longtemps qualifiée d’ « inclassable », elle a défrayé la chronique en 2012 avec son très iconoclaste Petite table, sois mise ! abordant le thème de l’entrée en littérature sous la forme d’un conte orgiaque conçu comme une audacieuse allégorie. Son premier roman, Les Gouvernantes, chez Champ Vallon (1992), annonçait déjà une veine mi-libertine, mi-loufoque et proche à certains égards du nonsense anglais. Dès ses premiers livres, parus dans les années 90, elle a fait l’objet d’une critique attentive, notamment de la part de Jean-Pierre Richard, qui lui a consacré une étude[1]. Entre non-conformisme et provocation, l’œuvre d’Anne Serre, arrivée à maturité, appelle aujourd’hui l’examen de la critique universitaire. Cette journée aura donc pour objectif de l’explorer, dans toute sa complexité, par la mise en lumière des éléments suivants qui semblent la caractériser de façon privilégiée.
Ce qui provoque d’emblée l’interrogation, c’est que l’œuvre associe curieusement une dimension onirique, travaillée par un long compagnonnage de la folie et du deuil, à une créativité jubilatoire, tonique et à l’exposition des joies émerveillées que donnent la langue et ses pouvoirs. L’écriture est vive, joueuse, d’une grande limpidité, malgré la profondeur ténébreuse de ses eaux, refusant tout pathos, esquivant presque toujours les aveux de vulnérabilité. Autre aspect qui arrête le lecteur : à travers une certaine instabilité de l’énonciation et des codes narratifs, l’autrice affiche une identité androgyne, met en scène la duplicité naturelle des êtres (« Les gens ont bien le droit d’avoir deux vies », Au cœur d’un été tout en or, « Fort comme un Turc »), et se tient à l’affût du moment où lectures, rêveries et spectacles se cristalliseront et donneront accès à l’autre côté du miroir. Moment voluptueux qui l’installe de manière fugace dans un univers uchronique semé de chausse-trappes et de dérobades.
Portée aux formes brèves, à la novella, Anne Serre frappe par l’alliance de la virtuosité, de la liberté de ton et d’une certaine cruauté. Volontiers moqueuse, prompte à se jouer du pédantisme comme de l’ignorance, avide de jouissances intellectuelles et morales comme de plaisirs charnels, l’œuvre entre en résonance avec le climat littéraire des Lumières, sa passion rousseauiste pour la nature, sa lutte contre les contraintes sociales. Elle puise néanmoins l’essentiel de son inspiration, sa fascination pour la mort et les pulsions meurtrières, dans le romantisme et le post-romantisme européens, dans l’expressionisme, dans le grotesque fellinien – toutes sources qui mériteront d’être recherchées et interrogées.
L’œuvre présente enfin un certain nombre de créatures qui se distinguent par leur bizarrerie, Ménades en délire, narrateurs déphasés ou picaresques gueridans… : paraboles, autoportraits diffractés en autant de miniatures, carrousels d’images, récits symboliques ou contes philosophiques. La romancière cite dans ses carnets le texte que Walter Benjamin a consacré aux personnages de Robert Walser : « Ce sont des personnages qui ont passé par la démence, et c'est pourquoi ils restent d'une superficialité aussi déchirante, inébranlable, inhumaine. Si l'on veut nommer d'un mot ce qu'ils ont de réjouissant et d'inquiétant, on peut dire : ils sont tous guéris. »[2]
Dans le même texte, Benjamin observe que Walser « commence là où s’arrête le conte ». Chez Anne Serre, les personnages, tout comme l’ensemble de l’œuvre, semblent situés dans un en deçà ou un au-delà du conte de fée (jadis objet de son mémoire d’étudiante), dans cet espace indéterminé, justement, « où s’arrête le conte » et dont il faudrait peut-être s’efforcer de saisir les caractéristiques.
On le voit, cette œuvre riche et souvent déroutante propose une multitude d’entrées. Les propositions, en vue d’une communication d’un format de 30 mn maximum, sont à envoyer à Anne Debrosse et à Alix Tubman-Mary avant le 10 octobre 2023, en format pdf. Veuillez y adjoindre une petite bio-bibliographie.
La journée prévoira une rencontre avec Anne Serre et son traducteur, Mark Hutchinson. L’autrice s’exprimera notamment sur sa prédilection pour certaines littératures étrangères et sur sa réception à l’étranger et aux États-Unis, où une adaptation filmique des Gouvernantes est en cours.
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Propositions à adresser avant le 10 octobre 2023 à :
anne.debrosse@univ-poitiers.fr
alix.tubman@univ-poitiers.fr
[1] J.-P. Richard, Essais de critique buissonnière, Gallimard, 1999
[2] Walter Benjamin, « Robert Walser » dans Oeuvres II, Paris : Gallimard, coll. « Folio/Essais », 2000, p. 160.
[3] Photographie © Sophie Bassouls