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Les émotions musicales dans la culture médiévale. Effets de la musique sur les corps et les âmes (Univ. Paris Cité)

Les émotions musicales dans la culture médiévale. Effets de la musique sur les corps et les âmes (Univ. Paris Cité)

Appel à communications :

Les émotions musicales dans la culture médiévale :

effets de la musique sur les corps et les âmes 
 
Université Paris Cité, 14 et 15 décembre 2023

Si les scènes de fête peuvent mentionner la joie et le deduit provoqués par la musique pendant ces réjouissances courtoises, la palette des émotions musicales excède cette fonction de divertissement dans le paysage sonore médiéval[1]. Larmes versées par saint Augustin à l’écoute de chants liturgiques, allusions au modèle vétéro-testamentaire de la guérison de Saül par la harpe de David, topos des effets thérapeutiques de la musique répété par les auteurs des traités de musique et de médecine, narrateurs maintenus éveillés par des chants d’oiseaux ou figures s’endormant au doux son d’une flûte, effroi suscité par les tambours et les cors en contexte épique, séduction exercée par des voix enchanteresses... : vaste est le spectre des effets de la musique sur les corps et les âmes enregistrés par les textes spirituels et profanes, savants et littéraires.
Tributaire de l’héritage contrasté des traités de saint Augustin et de Boèce, la musique est non seulement conçue au Moyen Âge comme une science des nombres mais aussi comme une pratique aux propriétés sensibles qui met en mouvement, de façon plus ou moins littérale, les auditeurs et les auditrices. L’émotion suscitée par la musique est en effet à comprendre dans son sens étymologique si l’on en croit Guillaume d’Auvergne, pour qui la « vertu efficace » des harmonies musicales s’exerce autant sur les âmes que sur les corps, contraints sous l’effet des sons à se « mouvoir » pour « figur[er] le mouvement de leurs passions intérieures[2] ».
La vitalité du champ de l’histoire des émotions invite à s’intéresser à ces différents affects produits par la musique et aux discours élaborés à leurs sujets : ce colloque propose ainsi d’examiner les théories, les représentations et les usages des émotions musicales à l’époque médiévale. Il s’agira d’interroger, depuis les corpus médiévaux, les idées selon lesquelles la musique pourrait divertir ses auditeurs et auditrices ou les plonger dans la plus profonde mélancolie, alléger ou intensifier les peines, soigner les corps et les âmes ou les tromper, adoucir les mœurs, inciter à la guerre ou pousser au vice. Que disent les hommes et les femmes du Moyen Âge des mouvements de l’âme si divers qui surgissent en écoutant de la musique ? Comment ces affects sont-ils représentés, dans les textes et les images des manuscrits[3], sur les chapiteaux des églises ou les tapisseries ? Comment ces émotions sont‑elles décrites et expliquées dans les corpus savants, historiques et littéraires ? Sont‑elles valorisées ou non[4] ? 
 
La réflexion pourra notamment porter sur les domaines suivants :
 
- Nature :

S’interroger sur la nature des émotions produites par la musique au Moyen Âge implique d’examiner des expériences singulières et fugaces, dont des textes et images ont toutefois gardé la trace. D’après ces représentations, que suscitent les chants profanes et sacrés, le son des orgues, des busines ou des psaltérions sur les auditeurs et les auditrices ? Dans quelle mesure l’association de chaque mode musical à une disposition d’esprit particulière détermine-t-elle le paysage émotionnel médiéval ? La musique monodique et la musique polyphonique produisent-elles les mêmes affections ? Dans le contexte d’une conception de la musique comme art des proportions, existe-t-il une spécificité des émotions musicales par rapport aux autres émotions esthétiques et, plus généralement, par rapport aux autres affects ?
 
- Figures :

Comment représenter, voire restituer, une émotion musicale ? Les études lexicales seront bienvenues : quels sont les mots employés, en langues vernaculaires ou en latin, pour dire ces passions ? Dans le domaine iconographique, comment donner à voir ces émotions ? Si les trois figures mythologiques d’Amphion, Arion et Orphée sont convoquées depuis Martianus Capella[5] pour rendre compte des effets de la musique, et si le chant des sirènes est régulièrement mobilisé pour évoquer la séduction, le Moyen Âge invente-t-il ses propres figures pour incarner l’efficacité sensorielle de la musique ? On peut à cet égard penser aux personnages de musiciens-chevaliers, comme Tristan ou Méliadus qui figure à la fois les pouvoirs de la musique et leurs limites[6]. Le rôle des épisodes musicaux dans les récits pourra par ailleurs être examiné : les scènes musicales ont‑elles pour fonction une mise en mouvement des corps et des âmes ou correspondent‑elles à des moments de stase ? 
 
- Vices et vertus :

La « musicothérapie » est sans doute moins explicitement codifiée dans l’Occident médiéval qu’elle ne l’est dans le monde arabe[7], mais les vices et les vertus de la musique sont régulièrement rappelés. Quels en sont les effets bénéfiques ou délétères ? Si, dans les Miracles de Nostre Dame de Gautier de Coinci, la chanson mariale soulage les céphalées, en écoutant des chansons profanes, « l’ame souvent pleure et deschante / dou chanteür qui tex chans chante ». Il sera ainsi possible de réfléchir à la manière dont le discours axiologique sur les effets de la musique varie en fonction des contextes et des corpus, à la façon dont Emmanuèle Baumgartner propose une ligne de partage entre le monde tristanien, dans lequel la harpe chante la joie, et l’univers du Graal où la suspicion à l’égard des sons passe par l’élaboration de figures malfaisantes d’enchanteurs musiciens[8].
 
- Champs d’action :

La façon dont fonctionnent très précisément les émotions musicales pourra être interrogée : 
          - Sur qui les effets de la musique agissent-ils ? Dans quels corpus la musique émeut‑elle, comme le prétend Nicole Oresme, « non seulement les êtres animés mais aussi les éléments dépourvus de raison[9] » ? Suscite-t-elle des émotions différentes chez ceux qui l’écoutent et chez ceux qui la pratiquent ? Si le Complexus effectuum musices de Johannes Tinctoris classifie les effets de la musique en fonction de l’identité des auditeurs, certains discours théologiques mettent l’accent sur la capacité du chant à convertir son interprète (dans la tradition des Pères) ou son compositeur (chez Guillaume d’Auvergne). 
          - Où ces effets s’exercent-ils ? On pourra s’interroger dans ce cadre sur la ligne de partage entre espace profane et espace sacré, duquel une longue tradition théologique exclut les plaisirs suscités par la musique instrumentale. De la même manière, l’étude des corpus lyriques pourra questionner la distinction entre un espace privé favorable à l’efficacité du chant d’amour, et un espace public qui met en place des politiques de la musique : que son enjeu soit polémique[10] ou qu’elle serve au contraire à la légitimation du pouvoir[11], la musique de cour et l’émotion qu’elle suscite s’inscrivent dans « un programme de gouvernement[12] ».
         - Comment les pouvoirs de la musique se déploient-ils ? 
On pourra tout d’abord s’interroger sur la place de l’ouïe et de l’écoute dans leur mise en œuvre : rencontre-t-on des textes littéraires et des représentations iconographiques dans lesquels la musique serait perçue, dans la droite ligne de la pensée pythagoricienne, comme une science du nombre et de l’abstraction, et exerçant son efficace en tant que pure « idéemusico-mathématique » déliée du « souc[i] de son expression sonore[13] » ? Dans les cas — probablement plus fréquents – où la musique est envisagée comme une performance sensible, l’expérience musicale est-elle présentée exclusivement comme auditive ? Chez les penseurs franciscains, les effets des sons peuvent être liés à la notion d’image mentale[14], tandis que selon le Bestiaire d’amour de Richard de Fournival, ils peuvent, sur des animaux sourds comme les abeilles, exercer leur pouvoir par l’intermédiaire du toucher. La variété des voies d’accès à l’expérience musicale influe-t-elle sur la nature des émotions qu’elle provoque ? 
La question du « comment » invite par ailleurs, dans le cadre des performances chantées, à revenir sur la relation qu’entretiennent le texte et la musique dans le surgissement de l’émotion : les textes envisagent-ils la mélodie comme un instrument rhétorique au service de l’expressivité des mots, ou bien, à l’instar de Thomas d’Aquin, comme le vecteur premier de l’affect, qui amoindrit l’intelligibilité des « paroles qui sont chantées » au profit de la compréhension de « ce pour quoi elles sont chantées[15] » ?

Soutenu par le CERILAC, le colloque se tiendra à l’Université Paris Cité les 14 et 15 décembre 2023 et sera clôturé par un concert donné par les musiciens du Centre de Musique Médiévale de Paris. 

Les propositions de communication (d’une durée de 30 minutes) pourront être envoyées jusqu’au 15 juin aux deux adresses suivantes : amandine.mussou@gmail.com et aracil.claire@gmail.com.


[1] Sur cette notion, voir les travaux fondateurs de Jean-Marie Fritz (Paysages sonores du Moyen Âge. Le versant épistémologique, Paris, Champion, 2000 et La Cloche et la lyre. Pour une poétique médiévale du paysage sonore, Genève, Droz, 2011).
[2] Guillaume d’Auvergne, De universo, traduit par Brenno Boccadoro, « La musique, les passions, l’âme et le corps », dans Franco Morenzoni et Jean-Yves Tilliette (dir.), Autour de Guillaume d’Auvergne, Turnhout, Brepols, 2005, p. 75‑92, ici p. 77.
[3] Au sujet des figurations de la musique dans les manuscrits médiévaux, on se reportera aux travaux de Martine Clouzot, notamment La Musicalité des images au Moyen Âge. Instruments, voix et corps sonores dans les manuscrits enluminés (XIIIe‑XIVe siècles), Turnhout, Brepols, 2021. 
[4] Pour une réflexion transdisciplinaire et en diachronie sur ce sujet, voir Pierre-Henry Frangne et al. (dir.), La Valeur de l’émotion musicale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.
[5] Voir « Les pouvoirs d’Orphée », dans Jean-Marie Fritz, Paysages sonores du Moyen Âge, op. cit., p. 45 sqq.
[6] Pour cette interprétation, voir Richard Trachsler, « À l’origine du chant amoureux. À propos d’un épisode de Guiron le courtois », dans Chanson pouvez aller pour tout le monde : recherches sur la mémoire et l’oubli dans le chant médiéval, en hommage à Michel Zink, Paradigme, Orléans, 2001, p. 133‑150. 
[7] Voir à ce sujet Danielle Jacquart, « Médecine et consonance musicale à la fin du Moyen Âge », dans Martine Clouzot et Christine Laloue (dir.), Les Représentations de la musique au Moyen Âge, Actes du colloque des 2 et 3 avril 2004, Les Cahiers du musée de la musique, n° 6, 2005, p. 67‑73. 
[8] Emmanuèle Baumgartner, « La musique pervertit les mœurs », dans Mélanges offerts à Philippe Ménard, Paris, Honoré Champion, 1998, tome 1, p. 75‑89.
[9] Nicole Oresme, Tractatus de configurationibus qualitatuum et motuum, cité dans Brenno Boccadoro, « Visions de l’âme, miroirs et harmonie dans le Tractatus de configurationibus qualitatuum et motuum de Nicole Oresme », dans Jackie Pigeaud (dir.), Miroirs, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 107‑134. 
[10] Voir Dominique Demartini, « Honte au roi ! Le Lai Voir Disant dans Le Tristan en prose », dans Luce Albert et Mickaël Ribreau (dir.),Polémiques en chanson, IVe-XVIe siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2022, p. 117‑133. 
[11] Fialat, David et Vendrix, Philippe, « Musique, pouvoir et légitimation aux XVe et XVIe siècles », dans Jean‑Philippe Genet (dir.), La Légitimité implicite, Paris/Rome, Éditions de la Sorbonne / École française de Rome, 2015, p. 375-422. 
[12] Fialat, David, « Le prince au miroir des musiques politiques des XIVe et XVe siècles », dans Lydwine Scordia (dir.), Le Prince au miroir de la littérature politique de l’Antiquité aux Lumières, p. 319-350, ici p. 322. 
[13] Brenno Boccadoro, « La musique, les passions, l’âme et le corps », art. cit., p. 92. 
[14] Voir Martine Clouzot, La Musicalité des images au Moyen Âge, op. cit., p. 224-230. 
[15] Thomas d’Aquin, Somme théologique, II-II, 91, 2 ad. 5, cité par Umberto Eco, Le Problème esthétique chez Thomas d’Aquin, dans Écrits sur la pensée du Moyen Âge, Paris, Grasset, 2012, p. 426.