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Littérature feel bad. De l'ambivalence des émotions négatives (Paris Nanterre)

Littérature feel bad. De l'ambivalence des émotions négatives (Paris Nanterre)

Littérature feel bad. De l’ambivalence des émotions négatives

Colloque doctoral, Université Paris Nanterre)

Depuis les années 90 et l’advenue du « tournant éthique » dans le champ des études littéraires (Booth 1989, Nussbaum 1990), l’idée que les œuvres auraient à charge de remplir une fonction à la fois éthique et politique semble être devenue toujours plus centrale. À l’intersection des théories du care (Carol Gilligan 1982) et des débats autour du pluralisme et du multiculturalisme dans l’espace public, la littérature a été invitée à « réparer le monde » (Gefen 2017) c’est-à-dire à « penser le singulier, donner sens aux identités pluralisées, retisser les géographies en constituant des communautés ». L’essor de productions critiques mettant en avant une fonction réparatrice ou thérapeutique de la littérature semble alors avoir indirectement contribué à la reconsidération d’une catégorie historiquement dépréciée car essentiellement commerciale, celle de la littérature feel good

L’orientation des débats actuels nous a conduit à engager une réflexion sur des œuvres qui vont à l’encontre de ce besoin thérapeutique et, plutôt que de guérir l’âme, s'emploient à l’empoisonner ; romans qui nous enfoncent dans la déprime, poèmes qui confirment nos tendances les plus pessimistes, ou encore œuvres en tous genres qui, dépeignant des individus répugnants, finissent, parfois après seulement quelques pages, par susciter chez le lecteur de véritables expériences de dégoût, voire de rejet. Autant d’exemples qui constituent ce que nous serions tentés d’appeler une littérature feel bad, que nous aimerions questionner dans le cadre de ce colloque doctoral.

1) Malaises dans la lecture 

C’est d’une expérience de lecture communément partagée que part notre réflexion et les interventions de la journée d’étude pourront s’inscrire dans une perspective relevant de la pragmatique des affects et de la phénoménologie de la lecture. En faisant du feel bad un concept opératoire pour penser la réception, il devient en effet possible de regrouper, pour les analyser, toute une gamme de réactions affectives, individuelles ou collectives, allant de la mélancolie à l’indignation, en passant par l’horreur, l’angoisse ou le dégoût suscités par un texte.

Afin de les distinguer, plusieurs critères peuvent être retenus. Outre sa valeur politique, morale ou existentielle, l’émotion se définit aussi par son inscription dans le temps. Le malaise prend-il la forme d’un choc cristallisé par une scène ou un extrait précis (horreur, abjection ou indignation) ; ou d’un état affectif plus diffus et difficilement situable (mélancolie, déprime ou spleen) ? Le possible écart entre la progression poétique et narrative interne au texte et la façon dont elle est effectivement gardée en mémoire est susceptible de créer des discordances. En effet, la littérature est riche en exemples de happy end ratés, qui tentent une réparation in extremis sans convaincre personne et surtout sans vraiment exorciser le sentiment d’angoisse ou de malaise provoqué par la lecture. Les débats suscités par les excipits des romans de Dostoïevski offrent de ce phénomène un exemple particulièrement célèbre.

À cela s’ajoute une interrogation sur les possibles usages politiques, moraux ou existentiels de cette expérience de lecture, qui peut se situer sur un plan subjectif ou collectif. Au niveau individuel, les approches pragmatiques des études littéraires, qui se sont imposées depuis les années 1980, ont mis l’accent sur les effets éthiques de la littérature. La problématique du feel bad touche alors à la valeur ambivalente de ces expériences de lecture, à première vue négatives, mais parfois réinvesties par le lecteur ou la lectrice d’une fonction thérapeutique ou émancipatrice essentielle. Que faire de la part de liberté émotionnelle de la personne qui lit ? Qu’est-ce qui distingue le feel bad que l’on recherche de celui qui nous fait renoncer à un livre ? Peut-être que la souffrance ressentie par empathie avec les personnages, et qui relève d’un partage affectif entre l’œuvre et son lecteur, doit être distinguée du rejet moral que provoquent certains textes. 

Nous voudrions élargir cette réflexion à la question des effets sociopolitiques et historiques de la lecture. La catharsis, qui constitue dans la tradition littéraire occidentale un exemple paradigmatique du « paradoxe des émotions négatives », se conçoit ainsi comme une purification ou filtration des passions collectives par le dispositif théâtral. La valorisation ou la dévalorisation collective de ces expériences négatives est révélatrice de la façon dont une société donnée conçoit la fonction de la littérature. 

2) Poétique du feel bad

Les communications pourront également relever d’une approche poétique des textes. De même qu’il y aurait dans les romans feel good des traits typiques censés avoir un effet positif sur le lecteur, peut-on retrouver un contrat de lecture feel bad incluant un certain nombre de traits génériques, narratifs et stylistiques récurrents ? 

Dans la littérature de genre et notamment d’horreur, des éléments textuels sont attendus (phénomènes surnaturels, scènes gore, figures terrifiantes) de la même manière que l’on s’attend à trouver dans une certaine littérature pornographique le registre de l’obscène, voire de l’hardcore. Dans cette perspective générique, le feel bad consisterait en un ensemble de traits stylistiques et narratifs répondant à la recherche par le lecteur ou la lectrice d’émotions comme la peur, la souffrance, l’effroi, le dégoût. Le malaise peut ainsi être programmé et attendu. 

Au contraire, en l’absence d’un contrat de lecture déterminé, le malaise peut faire l’objet d’un choc. Il est alors possible d’identifier des traits poétiques relevant du feel bad dans des œuvres moins génériquement définies. Au niveau de la narration, on ne limitera pas la littérature feel bad au seul dénouement négatif : pourront être abordées plus généralement des œuvres dont la structure n’est pas marquée par une trajectoire ascendante, mais par exemple par une succession de pertes de repères (Beloved, Toni Morrison), par le modèle de la catabase (Lust, Elfriede Jelinek), etc. On s’intéressera aux personnages méchants, cruels, révoltants ou caricaturaux et aux perturbations qu’ils produisent dans le processus d’identification (Páradais, Fernanda Melchor). Lorsque la figure monstrueuse se confond avec la voix narrative, il s’agit alors souvent de résister à l’empathie. C’est le cas des “paroles de salauds”, de bourreaux ou de criminels (Lolita, Vladimir Nabokov). Ceux-ci peuvent s’incarner dans des oeuvres entières ou à une échelle plus restreinte comme des chapitres de romans choraux : la multiplication des points de vue internes permettant de renforcer ces effets de contraste, de surprise et de malaise dans le rapport aux personnages (Vernon Subutex, Virginie Despentes, Des Hommes, Laurent Mauvignier, …). 

Au niveau poétique, il nous paraît intéressant de nous pencher sur les procédés et figures qui suscitent l’horreur. Est-ce la description graphique de l’anatomie, détruisant par le grossissement et le morcellement une perception organique des corps, qui produit un effet d’abjection ? Les images, notamment les hyperboles et les métaphores, dans le chassé-croisé de sens d’éléments extrêmement éloignés qu’elles occasionnent, semblent des figures typiques de l’obscénité comme transgression des limites de l’acceptable. 

3. Intentions de nuire ?

L’incertitude sur le sens à donner au choc de lecture fait intervenir la question de l’intention auctoriale. La présence de paratextes attestant d’un engagement idéologique de l’auteur ou de l’autrice permet souvent de fixer l’interprétation politique des effets douloureux ou déstabilisants de la lecture. On peut penser au mot d’ordre théâtral staging the unstageable mis en œuvre par Sarah Kane dans une volonté de créer l’horreur et par là l’indignation du public.  Les propos tenus dans les entretiens renforcent même parfois l’effet de provocation des œuvres, en témoignent les prises de position récentes de Michel Houellebecq, qui affectent en retour la lecture de ses œuvres de fiction. 

À l’inverse dans certaines œuvres de témoignage, la volonté de heurter est moins associée à une visée de provocation qu’elle ne s’articule à un désir de partage des émotions traumatiques. La dénonciation de la violence dans des contextes extrêmement divers, allant de la catastrophe intime (récits de violences sexuelles dans le sillage de Me Too notamment) au désastre collectif (écritures de la violence de masse) mobilisent les émotions négatives pour transmettre l’horreur et questionner les limites de la réparation rendue possible par la littérature. 

Les propositions pourront s’inscrire dans le champ des humanités au sens large (littérature bien sûr, mais aussi études théâtrales, cinématographiques, etc.).

Seront privilégiées des communications de doctorant.es ou post doctorant.es relevant d’une approche comparatiste. 

Le colloque aura lieu en décembre 2023, les dates précises de l'événement seront précisées ultérieurement. 

Les propositions, d’une longueur de 200-300 mots, doivent nous parvenir à l’adresse courriel lipothetique@gmx.com au plus tard le 30 juin 2023.

Veuillez inclure une courte notice bio-bibliographique dans le document. 

Comité d’organisation : 

Maxime Dessy
Théo di Giovanni
Florine Jouis
Aline Lebel
Clara Metzger.