Appel à communications pour le colloque "Spectres filmiques de notre temps"
7-8 décembre 2023 – Université de Caen
Organisé par Yann Calvet et Raphaël Jaudon
« La vraie minorité, sur cette terre, est la minorité des vivants ;
l’armée des morts est beaucoup plus puissante. »
Jacques Tourneur
Sur les affinités entre le cinéma et les fantômes, les travaux ne manquent pas. On sait aujourd’hui que l’invention des premiers dispositifs cinématographiques découle d’une tentative pour communiquer avec l’au-delà (Baudouin et Berton 2015), intervenant elle-même au terme d’un siècle féru d’occultisme, et que cette origine a parfois servi de fondement pour expliquer la prolifération des fantômes sur les écrans. La proximité des deux termes peut également s’appuyer sur l’idée d’une spectralité inscrite dans la matière du film (Leutrat 1995, Durafour 2015), tirant un fil théorique qui trouve son origine dans le récit de Maxime Gorki, en 1896, d’une séance de cinématographe racontée à la manière d’une descente au « royaume des ombres », parmi les spectres gris d’un monde réduit au silence par la caméra (Banda et Moure 2008). Et si l’on aurait pu croire que ces fantasmes s’estomperaient à la faveur de l’amélioration des techniques de reproduction, ils ont finalement survécu sous une forme plutôt esthétique, le spectre étant régulièrement convoqué pour nommer des expériences marquées par une forme d’incertitude quant à la nature de ce qui a été vu et entendu – que ce soit par le public du film ou par ses personnages (Zernik 2019).
À ces fictions théoriques, il faut bien sûr ajouter la horde des « vrais » fantômes qui ont trouvé à s’épanouir sur les écrans de cinéma : spectres vengeurs, poltergeists et autres esprits habitant les espaces domestiques, silhouettes de fumée, ombres, défunts menaçants ou romantiques, etc. Autant de modèles corporels et narratifs qui incarnent (en le dépliant) l’appétit insatiable des cinéastes pour l’invention de figures défiant la frontière entre vie et mort.
En 2001, au micro des Cahiers du cinéma, Jacques Derrida voyait dans l’étude des « liens entre spectralité et cinématographie » une discipline particulièrement féconde, aux prises avec l’actualité (Derrida 2001). Il est vrai que le père de la déconstruction aura lui-même nourri cette tendance, par ses écrits philosophiques autant que par ses apparitions dans des films (Szöllösy 2019). À la même période, il se trouve des auteurs pour aborder le phénomène politique de la « disparition » comme une forme de spectralité (Brossat et Déotte 2002), d’autres pour repenser l’histoire de l’art et l’iconologie à la manière d’une « histoire de fantômes » (Didi-Huberman 2002) ; au cinéma, le numérique permet au genre fantastique de s’offrir un nouveau souffle (aux États-Unis comme au Japon), d’exprimer de nouvelles « phobies sociales » (Guido 2006), tandis que les traumas du XXe siècle continuent d’habiter les écrans sous la forme d’un spectre mal exorcisé. Les fantômes sont décidément partout.
Mais qu’en est-il de l’époque contemporaine ? Qui sont les spectres filmiques de notre temps ? Comment approcher leur vécu par l’intermédiaire du cinéma ? Voici les questions auxquelles nous aimerions tenter de répondre, collectivement, à l’occasion de ce colloque.
Cette tâche implique de prêter attention à la manière dont des figures issues du folklore fantastique structurent notre compréhension politique du réel. Travaillant au croisement des images et des imaginaires, nous souhaiterions explorer les transformations (esthétiques, sociologiques, philosophiques, politiques, etc.) les plus récentes de notre histoire commune, nommer les nouveaux fantômes qui en découlent, étudier la manière dont le cinéma les produit (parfois), les accompagne (souvent), et les rejoue au prisme de ses conditions singulières d’apparition.
Voici quelques-uns des axes de réflexion qui pourront être envisagés (la liste n’est évidemment pas exhaustive) :
Spectres métaphoriques
On connaît la propension des figures monstrueuses à devenir le support de discours allégoriques, qui invitent à s’interroger sur la condition humaine, le bien et le mal, le destin des civilisations, etc. Les fantômes, nés de l’injustice et de la mauvaise conscience des puissants, s’y prêtent tout particulièrement. Chaque nouvelle époque devrait donc, logiquement, porter avec elle de nouveaux fantômes. Quels sont donc les nôtres ? Les migrants et autres passeurs de frontières (L’Amérique fantôme de Sophie Bruneau, La Mécanique des flux de Nathalie Loubeyre, Des spectres hantent l’Europe de Maria Kourkouta et Niki Giannari, L’Ordre des choses d’Andrea Segre), autant que les femmes qu’ils laissent derrière eux (Atlantique de Mati Diop ; voir Calvet 2023), les travailleurs de l’ombre sur les corps desquels prospère le capitalisme (Roy 2016), les travailleurs sans-papiers que seule la nuit protège (les films de Sylvain George), et d’autres peut-être. Partout traités comme excédentaires, politiquement « invisibles », mais bel et bien présents à l’écran comme ailleurs : tel est le paradoxe de leur condition spectrale.
Figures actualisées
D’une autre manière, la réflexion sur les spectres s’appuiera nécessairement sur des imaginaires plus anciens, dont la pertinence peut toujours être réactualisée. Que dire, ainsi, de ce « spectre de l’Indien » dont les poètes romantiques chantaient déjà les louanges, et qui a comme nul autre hanté le cinéma fantastique des années 1980 (Carpenter, Rosenberg, Kubrick, Hooper) ? Si cette attaque visant au cœur la mauvaise conscience du colonisateur semble avoir perdu de sa force aujourd’hui, elle n’est pas tout à fait absente de la production contemporaine. Pensons par exemple à l’archétype sud-américain de la llorona, qui inspire aussi bien des cinéastes indépendant (Jayro Bustamante) que des productions plus génériques (The Curse of La Llorona, The Haunting of La Llorona, The Legend of La Llorona…). Dans un autre registre, on pourrait s’interroger sur les spectres des mutilés de guerre qui ont fait la renommée des deux J’accuse d’Abel Gance (1918 et 1939). À l’heure où la guerre fait de nouveau rage en Europe, n’est-il pas probable que les écrans doivent accueillir de nouveau ces revenants au message pacifiste – ou leurs héritiers ?
Cartographie de l’imaginaire
Interrogée sur les raisons qui l’ont conduite à parler des espoirs de migration vers l’Europe des jeunes Sénégalais sous la forme d’une histoire de revenance et de possession, dans Atlantique (2019), Mati Diop cite des influences tant du côté du documentaire que du cinéma de fiction et de la littérature, et qui vont, sur le plan géographique, de l’Afrique francophone (Idrissa Guiro, Fatou Diome) à l’Asie du Sud-Est (Apichatpong Weerasethakul) en passant par Hollywood (John Carpenter). Une telle diversité, sans doute partagée par d’autres cinéastes, mériterait d’être interrogée. De fait, les modalités actuelles de diffusion des œuvres ouvrent la porte à une forme de mondialisation des imaginaires qui, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ne fonctionne pas toujours dans le sens unique : États-Unis > Europe > reste du monde. En ce qui concerne les spectres, le statut séminal d’un film comme Oncle Boonmee (Weerasethakul, 2010), dont l’influence s’est fait sentir sur un pan important du cinéma d’auteur mondial, suffirait à le démontrer. On pourra s’interroger sur les transferts culturels qui s’opèrent autour de la question spectrale, sur les jeux d’intertextualité et de citation, sur la convergence des luttes ou au contraire les profondes divergences qui subsistent à l’échelle mondiale.
Le cinéma et les autres arts
Si l’histoire du cinéma l’a très tôt mis au contact des spectres, il n’est pas le seul dans ce cas, et sur ce point, la littérature par exemple n’est pas en reste (Sangsue 2011). On y retrouve en particulier la métaphore spectrale utilisée dans le cadre de propos sur les existences précaires, subalternes, les identités transnationales ou l’invisibilité politique des travailleurs immigrés (Sunjeev Sahota, Deepak Unnikrishnan…). Nul doute qu’un repérage similaire pourrait être fait sur le terrain de la photographie – un médium lui aussi aux prises avec la spectralité (Baer 2002, Ernaux et Marie 2006) – ou de l’art contemporain. Nous invitons donc les personnes intéressées à proposer des contributions sur des œuvres non filmiques, ou filmiques mais non cinématographiques (installations, œuvres vidéos), voire situées au croisement de différents médiums, afin de s’interroger sur la manière dont des figures peuvent migrer d’un régime d’image à un autre.
Spectres numériques
Qu’est-ce que le numérique conforte ou rejoue de la question spectrale au cinéma ? La spectralité technique originelle du film se justifiait par le constat d’une reproduction imprécise des apparences, d’une « résistance plastique » de l’image (Vancheri 2018) ôtant aux corps filmés leur dimension vivante. Il est évident que de telles expériences sont amenées à évoluer avec les progrès techniques. Pourtant, des modèles existent pour élargir le modèle spectral des premiers temps à tout le cinéma, en particulier vidéo puis numérique (Mulvey 2015). Au tournant des années 2000, quelques cinéastes ont tenté de faire exister à l’écran de nouveaux fantômes, libres de tout ancrage analogique (Kurosawa, Godard, Périot…). Il resterait donc à évaluer en détails comment le fait numérique s’impose aux désirs de spectralité du cinéma contemporain.
Imaginaires théoriques
Enfin, nous faisons le constat que l’existence du spectre au cinéma n’a pas donné lieu à une théorie unifiée du point de vue esthétique. Les déterminations historiques de la question sont aujourd’hui bien connues, de même que certaines de ses implications philosophiques – au moins depuis le succès notable de la pensée derridienne du deuil (Vera 2014). Et si des travaux existent dans le monde anglo-saxon (Peeren et Blanco 2013, Peeren 2014), il semble que leur influence soit restée jusqu’ici très superficielle sur la recherche francophone en esthétique. Ainsi, les textes de Laura Mulvey sur la puissance de mort inscrite dans l’image numérique demeurent dans l’ombre du reste de sa pensée (Mulvey 2015), tandis que les hypothèses d’Alain Brossat sur le lien entre disparition, image et spectralité sont rarement mobilisés dans les écrits sur le cinéma, malgré l’intérêt prononcé du philosophe pour cet art (Brossat et Déotte 2002, Périot et Brossat 2018). Il serait donc intéressant de travailler à faire l’état de la réflexion contemporaine sur les spectres filmiques, en examinant les mutations les plus récentes de cet imaginaire théorique aux ramifications multiples.
Modalités de participation
Nous vous remercions de nous faire parvenir vos propositions avant le 28 septembre 2023, sous la forme d’un texte de 3000 signes maximum (accompagné d’une courte bio-bibliographie) aux adresses suivantes :
yann.calvet@unicaen.fr / raphael.jaudon@unicaen.fr
Bibliographie indicative
Ulrich Baer, Spectral Evidence: The Photography of Trauma, Cambridge, MIT Press, 2002.
Daniel Banda et José Moure (dir.), Le Cinéma : Naissance d’un art. Premiers écrits (1895-1920), Paris, Flammarion, 2008.
Philippe Baudouin et Mireille Berton, « Les spectres magnétiques de Thomas Alva Edison. Cinématographie, phonographie et sciences des fantômes », 1895, n° 76, 2015, p. 66‑93.
Alain Brossat et Jean-Louis Déotte (dir.), La Mort dissoute : Disparition et spectralité, Paris, L’Harmattan, 2002.
Yann Calvet, « Nos corps sans tombeaux… La spectralisation des migrants au cinéma », Double jeu. Théâtre / Cinéma, n° 19, 2023, p. 17‑27.
Jacques Derrida, « Le cinéma et ses fantômes », Cahiers du cinéma, n° 556, 2001, p. 74‑85.
Georges Didi-Huberman, L’Image survivante : Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002.
Jean-Michel Durafour, « Iconoplasmie », Débordements [En ligne], 2015.
Annie Ernaux et Marc Marie, L’Usage de la photo, Paris, Gallimard, 2006.
Laurent Guido (dir.), Les Peurs de Hollywood : Phobies sociales dans le cinéma fantastique américain, Lausanne, Antipodes, 2006.
Lauric Guillaud, Le Retour des morts : Imaginaire. science, verticalité, Pertuis, Rouge Profond, 2010.
Jean-Louis Leutrat, Vie des fantômes : Le Fantastique au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, 1995.
Laura Mulvey, Death 24x a Second: Stillness and the Moving Image [2006], Londres, Reaktion Books, 2015.
Esther Peeren et María del Pilar Blanco (dir.), Popular Ghosts: The Haunted Spaces of Everyday Culture, London, Continuum, 2010.
Esther Peeren et María del Pilar Blanco (dir.), The Spectralities Reader: Ghosts and Haunting in Contemporary Cultural Theory, New York, Bloomsbury Academic, 2013.
Esther Peeren, The Spectral Metaphor: Living Ghosts and the Agency of Invisibility, London, Palgrave Macmillan, 2014.
Jean-Gabriel Périot et Alain Brossat, Ce que peut le cinéma, Paris, La Découverte, 2018.
Arundhati Roy, Capitalisme : Une histoire de fantômes, trad. Juliette Bourdin, Paris, Gallimard, 2016.
Daniel Sangsue, Fantômes, esprits et autres morts-vivants : Essai de pneumatologie littéraire, Paris, José Corti, 2011.
Raphaël Szöllösy, « Spectrographie filmique de l’utopie : pour une mélancolie active des images en mouvement », Cahiers du Groupe de Recherches Matérialistes [En ligne], n° 15, 2019.
Luc Vancheri, Le Cinéma ou le dernier des arts, Rennes, PUR, 2018.
Adolfo Vera, « Le cinéma ou l’art de laisser revenir les fantômes : une approche à partir de J. Derrida », Appareil [En ligne], n° 14, 2014.
Clélia et Éric Zernik, L’Attrait des fantômes, Crisnée, Yellow Now, 2019.