L’imaginaire entomologique du cinéma : perceptions, comportements, corporéités
Journée d’étude - Université de Strasbourg - UR 3402 ACCRA - 19 octobre 2023
Les modèles et les structures entomologiques n’ont jamais cessé de nourrir les imaginaires littéraires et cinématographiques. Mais si le cancrelat de Kafka, les fourmis de Saul Bass ou la mouche de Cronenberg furent d’abord des supports politiques pour dénoncer l’infernale machine bureaucratique, la production de masse ou l’hubris scientifique, la présence des insectes dans les arts revêt désormais des enjeux nouveaux. À l’heure où les conséquences néfastes des activités humaines sur les autres formes de vie sont abondamment documentées, et alors que « l’homme n’a jamais cessé de penser sur lui-même à travers des modèles animaux » (Joachim Daniel Dupuis, 2020), les insectes ne peuvent plus servir de simples outils ou de commodes métaphores. Loin de ne comprendre à travers eux que les limites de nos propres comportements, il s’agit dorénavant de décentrer notre regard et d’adopter une « vision-insecte » plus soucieuse de rendre sensible la singularité irréductible de leur existence.
Par leurs extravagances graphiques et leurs exploits vertigineux, les insectes dérangent l’oeil et l’esprit : ils sont pour les humains d’infinis étrangers. « Si les insectes sont les plus proches de tous les animaux (littéralement souvent : nous en avalons en moyenne un demi-kilo chaque année sans nous en percevoir), ils représentent aussi, leur exosquelette et leurs performances physiques n’y sont pas pour rien, une manière d’altérité la plus formidable dans la plus grande proximité » (E. André et J-M. Durafour, 2022). Étudier les insectes engage à considérer avant tout les multiples énigmes qu’ils posent, la distance qui sépare notre « manière d’être vivant » (B. Morizot, 2020), nos modes de vie et de perception, nos corps des leurs. Mais s’il est impossible, dans notre expérience quotidienne, de sentir comme des insectes, le cinéma semble lié à eux par un ensemble d’analogies qui en complexifient la présence à l’image. D’abord parce que l’insecte est « dès le début, dans la nature, un être cinématographique », une « mise en abîme dans l’image des procédures filmiques » (J-M. Durafour, 2022) : le battement des ailes rappelle le défilement des images, la métamorphose des corps rencontre celle, incessante, des figures… Ensuite parce que « le cinéma est un art entomologique » qui, comme l’insecte, organise la vision : l’un et l’autre « guide[nt] l’oeil et l’invite[nt] à parcourir l’espace en suscitant un rythme du regard » (E. André et J-M. Durafour, 2022). Mais avant même ces points de rencontre qui vouent naturellement le spectateur avisé à voir « un insecte dans toute image de cinéma » (E. André et J-M. Durafour), ce dernier semble être l’art tout désigné pour rendre compte d’une vie « impossible [à] saisir à travers un portrait » (E. Coccia, 2020). Une vie foisonnante et instable, qui à travers ses métamorphoses « articule une série de mondes », mélange les règnes, se fait lion, homme et fleur. « C’est pour cela que la phénoménologie plus exacte de [la vie des insectes] est beaucoup plus aisée lorsqu’elle est entreprise par la voie visuelle ou picturale que par le biais d’une catégorisation purement verbale » (E. Coccia, 2020). Or, dès les années 1920, les recherches de Jean Epstein1 ou d’Élie Faure2 nous ont convaincus que « le cinéma nous place devant l’évidence visuelle du continuum plastique des formes et de l’instabilité des espèces » (J-M. Durafour, 2022). Parmi les spécificités du médium cinématographique, se trouve donc la capacité de préserver à l’image l’un des principes fondamentaux de la vie des insectes.
D’emblée, l’insecte est donc bien plus qu’un motif, une présence ornementale et hermétique ou le simple sujet d’une image anodine. Insectes, cinéma, ouvrage paru en décembre 2022 et voué à devenir une référence sur la question, va jusqu’à se passer des conjonctions de coordination, comme si les deux termes se renvoyaient l’un à l’autre dans un lien d’équivalence évident. Si les insectes et le cinéma sont à ce point liés, faisons l’hypothèse que la trace des premiers dans les films ne nécessite pas leur figuration explicite. Nous nous interrogerons ainsi sur la manière dont les insectes nourrissent les imaginaires filmiques, travaillent souterrainement les images, viennent qualifier des corps et des espaces cinématographiques tout autant que ceux-ci, en retour, s’attachent à rendre sensibles leurs existences spécifiques. Nous traquerons, selon une distinction reprise des travaux de Jean-Michel Durafour, les images insectes plutôt qu’insectoïdes : celles qui ne se contentent pas d’imiter les insectes et d’apprivoiser leur étrangeté, mais qui préfèrent tenter, d’une manière ou d’une autre, de rendre compte de leur différence irréductible. Au lieu de ramener leur expérience à la nôtre et d’anthropologiser leur présence, de telles propositions provoquent notre regard et interrogent ce que cela pourrait faire, de percevoir et d’agir en insecte ; elles ouvrent à « une autre manière de faire monde débordant du registre humain du sensible »3 – ici contre-intuitive et inquiétante. Cette perspective bio-centrée se préoccupe de la manière dont les insectes font l’expérience du monde : il s’agit de tenter, grâce aux images, de s’extraire de la hiérarchie des points de vue instituée par le régime dualiste décrit par Philippe Descola dans Par-delà nature et culture (2005), et de « considérer la nature, à travers non pas des yeux humains […] mais les yeux construits de mille manières de l’ensemble du monde animal » (Jakob von Uexküll, 1921).
Vivre en insecte, c’est avant tout répondre aux données de son environnement par une hyper-adaptabilité. Le périmètre des pouvoirs entomiques est à ce titre difficile à délimiter, tant les insectes sont nombreux (représentant les trois quarts des animaux) et capables, les uns et les autres, de prodiges variés : certains savent résister aux conditions climatiques les plus extrêmes, d’autres vivre entre deux milieux, migrer, se camoufler, ou encore tromper et dissuader tous les prédateurs… Les corps résistants des insectes changent également plusieurs fois de forme au cours d’une seule et même vie, au point que « l’insecte, c’est la vie des formes plus qu’une forme de vie » (E. Coccia, 2020). Chez l’insecte, en qui semble résider le paradoxe, la conservation côtoie donc la réinvention, le temps long de l’espèce millénaire rencontre le foisonnement des vies individuelles.
Mais à ces spécificités s’ajoute celle, décisive, de corps affranchis de leur propre poids, évoluant dans un monde dont les humains ne connaissent pas les lois. Les insectes sont de « minuscules colosses » capables de soulever d’énormes charges et de marcher au plafond : « du fait de [leur] petite taille, les forces de contact influent plus que la gravité sur [leur] mode de vie » (J-M. Drouin, 2014). Ils nous font découvrir un monde aux mécanismes inversés, qu’ils arpentent sans tomber la tête en bas, où le petit est fort et le grand serait maladroit. Les insectes logent à un point de jonction entre les échelles, dans l’écart d’une disproportion, « entre une fragilité apparente et une terrible force cachée dont l’origine se perd dans la nuit des temps » (A. Siganos, 1985). Il ne faudrait pas, à cet égard, oublier non plus que de nombreux écosystèmes trouvent en l’insecte leur clef de voûte : exemple le plus connu, les pollinisateurs nourrissent avec les plantes des relations d’interdépendance. Des histoires invisibles se tissent, des symbioses secrètes s’élaborent qui mettent en contact, là encore, l’individu et des vérités macroscopiques.
Contre nos réflexes et savoirs incorporés, le monde des insectes, « grands démiurges de la transformation » (E. Coccia, 2020), est ainsi à l’opposé du nôtre. Ils font de l’instabilité et de la fraction la condition d’une existence. Pour l’humain, ces animaux représentent « l’occasion d’une crise », le « lieu mental d’une fructueuse interrogation de l’homme sur lui-même » (A. Siganos, 1985), et l’engagent à prendre acte de la béance qui sépare son milieu de celui des autres vivants. Une image est ainsi insecte lorsqu’elle rend compte d’une certaine nature de relations du corps avec son environnement : un monstre au cinéma pourrait être qualifié d’entomique moins en raison d’une ressemblance physique que d’une hypersensibilité à certaines données extérieures. Une variation de couleur, de luminosité, d’humidité ou de température, et c’est tout le corps qui se métamorphose, qui s’ampute et se boursouffle. On pourrait, à titre d’exemple, également avancer l’hypothèse que le personnage burlesque a des similitudes avec l’insecte, notamment en raison de son ultra-résistance, de ses chutes sans gravité, des jeux d’échelles qui le mettent au contact du cosmos. D’autres entités filmiques pourraient envahir l’espace, contaminer l’image, proliférer, s’immiscer partout ; certaines créatures cinématographiques pourraient, comme les libellules, voir plus précisément les mouvements du monde et réagir plus vite à ses obstacles : il y aurait en elles, là encore, de l’insecte. C’est à travers un ensemble de manières d’être au monde, de « faire corps avec le monde » (B. Thomas, 2019), de le percevoir, de réagir à certaines de ses caractéristiques physiques et d’en ignorer d’autres, que l’insecte se manifeste à l’image bien au-delà d’un simple jeu de mimétisme.
Les communications devront ainsi discuter l’hypothèse d’une présence entomique au cinéma à travers un ensemble de figures et de motifs qui travaillent en profondeur à représenter les comportements, perceptions, systèmes communicationnels et corporéités spécifiques des insectes. Elles s’attacheront ainsi, en donnant une place centrale à l’analyse filmique, à explorer la manière dont les images insectes engagent des interrogations éthiques et nous invitent à questionner la pertinence de nos systèmes de classifications et de représentations actuels. La place que le cinéma fantastique et de science-fiction ont réservé aux insectes ne doit pas empêcher, bien au contraire, l’exploration d’un corpus plus étendu (cinéma expérimental, documentaire, comédies, cinéma d’animation, …).
Cette journée d’étude est conçue comme un prolongement du colloque international « Étranges percepts. Configurations cinématographiques de sensibles non humains », organisé par Benjamin Thomas à l’Université de Strasbourg le 15 et 16 juin 2023.
Une publication des communications est envisagée.
Les propositions sont à adresser à Mathilde Grasset (grassetm@unistra.fr) et Mike Zimmermann (zimmermannmike@unistra.fr) avant le 1er juin 2023.
Comité scientifique
Mathilde Grasset, Stefan Kristensen, Élie Raufaste, Sophie Suma, Raphaël Szöllösy, Benjamin Thomas, Mike Zimmermann.
Indications bibliographiques
ABRAM David, Becoming animal, An earthly cosmology, New-York, Vintage books, 2010.
ABRAM David, The Spell of the Sensuous : Perception and Language in a More-Than-Human World, New-York, Vintage books, 1997.
ANDRE Emmanuelle et DURAFOUR Jean-Michel, Insectes et cinéma : le visible qui palpite, Aix-en-Provence, Rouge Profond, 2022.
COCCIA Emanuele, Métamorphoses, Paris, Éditions Payot & Rivage, 2020.
DAGOGNET François, Considérations sur l’idée de nature, Paris, Vrin, 2000.
Débordements n° 2, « Cinéma et écologie », Paris, 2020.
DELLA NOCE Elio et Lucas MURARI, Expanded Nature : écologies du cinéma expérimental, Paris, Light Cone Éditions, 2022.
DESPRET Vinciane, Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation, Arles, Actes Sud, 2021.
DIDI-HUBERMAN Georges, Phalènes, Paris, Les éditions de Minuit, 2013.
DIDI-HUBERMAN Georges, Survivance des lucioles, Paris, Les É́ditions de Minuit, 2009.
DIDI-HUBERMAN Georges, Phasmes, Paris, Les éditions de Minuit, 1998.
DROUIN Jean-Marc, Philosophie de l’insecte, Paris, Éditions du Seuil, 2014.
DROST Jean, La force du vivant, Paris, Flammarion, 1979.
DUPUIS Joachim Daniel, Saul Bass : cinéma et écologie, Paris, L’Harmattan, 2020.
DURAFOUR Jean-Michel, « Le cinéma dévertébré », dans Expanded nature: écologies du cinéma expérimental, Light Cone Éditions, Paris, 2022.
EPSTEIN Jean, Écrits sur le cinéma : 1921-1953, vol. 2, Paris, Seghers, 1975.
FABRE Jean-Henri, Souvenirs entomologiques. Choix de textes et présentation par Henri Gourdin, Paris, Le Pommier, 2022. GENS Jean-Claude, La philosophie uexküllienne de la vie et ses enjeux écologiques, Paris, Éditions Mimésis, 2021.
GIBSON James, Approche écologique de la perception visuelle, Olivier Putois (trad.), Bellevaux, Éditions Dehors, 2014.
IMHOFF Aliocha et Kantuta QUIROS, Qui parle ? (Pour les non-humains), Paris, Presse Universitaire de France, 2022.
MARGULIS Lynn, The Symbiotic Planet : A New Look At Evolution, New-York, Orion Publishing, 1999.
MONTANDON Alain, L’insecte dans tous ses états, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2022.
MORIZOT Baptiste, Manières d’être vivant : enquêtes sur la vie à travers nous, Arles, Actes Sud, 2020.
NURIDSANY Claude et PERENNOU Marie, Microcosmos : le peuple de l’herbe, Paris, Seuil, 1998.
LAFOND Frank, Phase IV, Éclipse de l’humanité, livret du DVD collector Phase IV, Carlotta, 2019.
PASSERA Luc, Les insectes, rois de l’adaptation, Versailles, Editions Quae, 2021.
PORTMANN Adolf, La forme animale, Rémy Georges (trad.), Paris, Éditions La Bibliothèque, 2013.
POUYDEBAT Emmanuelle, Quand les animaux et les végétaux nous inspirent, Paris, Odile Jacob, 2022.
RAFFLES Hugh et Matthieu DUMONT, Insectopédie, Marseille, Éditions Wildproject, 2015.
RICHARD Denis et Pierre-Olivier MAQUART, Fabuleux insectes, Paris, Delachaux et Niestlé, 2021.
SIGANOS André, Les Mythologies de l’insecte : histoire d’une fascination, Librairie des Méridiens, 1985.
TAVOILLOT Pierre-Henri et TAVOILLOT François, L’abeille (et le) philosophe : étonnant voyage dans la ruche des sages, Paris, Odile Jacob, 2015.
THOMAS Benjamin, Faire corps avec le monde : de l’espace cinématographique comme milieu, Strasbourg, Éditions Circé, 2019.
UEXKÜLL Jakob von, Milieu animal et milieu humain (1934), Paris, Rivages, 2010.
ZHONG MENGUAL Estelle, Peindre au corps à corps : les fleurs et Georgia O’Keeffe, Arles, Actes sud, 2022.
ZHONG MENGUAL Estelle, Apprendre à voir : le point de vue du vivant, Arles, Actes Sud, 2021.
1 Voir, par exemple, Epstein Jean, « De quelques conditions de la photogénie » (1923), Écrits sur le cinéma, t. I, Paris, Seghers, coll. « Cinéma Club », 1974
2 Faure Élie, « De la cinéplastique », in D. BANDA et J. MOURE, Le cinéma: naissance d’un art, Paris, Flammarion, 2008, p. 495.
3 Voir l’appel à communications du colloque « Étranges percepts. Configurations cinématographiques de sensibles non humains », organisé par Benjamin Thomas à l’Université de Strasbourg le 15 et 16 juin 2023.