
Littérature et approches psychanalytiques : pratiques actuelles et renouvellements épistémiques en contexte africain
L’univers de la critique doit la paternité des approches psychanalytiques du texte littéraire à Sigmund Freud qui, dans ses travaux, a convoqué autant les œuvres littéraires – Œdipe-Roi, tragédie grecque de Sophocle ; Hamlet, célèbre pièce de William Shakespeare ; Les Frères Karamazov, dernier roman de Fiodor Dostoïevski – que les mythes (en l’occurrence celui de Narcisse), à l’effet de consolider ses expérimentations cliniques et d’étayer ses postulations théoriques. Aux yeux de ce médecin autrichien, les écrivains et, au sens large, les artistes avaient une longueur d’avance en matière d’exploration du psychisme humain : « Ce n’est guère un hasard [affirme-t-il] si trois des chefs-d’œuvre de la littérature de tous les temps, l’Œdipe-Roi de Sophocle, le Hamlet de Shakespeare et Les Frères Karamazov de Dostoïevski, traitent tous du même thème, le meurtre du père » (1985 : 173). Là, se situe non seulement la raison de l’intérêt accru de Freud pour les arts et les lettres, mais davantage celle de l’intrication constante du langage scientifique de la psychanalyse et de celui artistique de la littérature. De son vivant, ce scientifique a certes essuyé de nombreuses polémiques et critiques au sujet de sa discipline, mais il n’en demeure pas moins que celle-ci a favorisé l’émergence d’une psychanalyse immuablement liée au champ des études littéraires. Anne Clancier (1993), psychanalyste française, le reconnaît lorsqu’elle corrèle la psychanalyse freudienne à une praxis épistémique adossée audit champ. Selon elle, Freud a, en effet, ouvert la voie d’une psychologie de l’auteur littéraire, du créateur ; de la création et des rapports avec d’autres modes d’expression de l’inconscient et d’autres manifestations de la vie psychique ; de la lecture ou de la critique littéraire conçue comme déchiffrement, décryptage, interprétation, découverte sous un sens apparent de significations plus profondes ; du lecteur et du plaisir esthétique ; des symboles fondamentaux sur lesquels sont basées les grandes œuvres ; des héros de ces œuvres ; enfin des genres littéraires. Clancier en vient à la conclusion que « les relations de la psychanalyse et de la littérature, que ce soit dans les domaines de la création, de la critique littéraire, ou de la lecture, se développent et s’épanouissent dans diverses directions » (1993 : 327).
Par le substantif « directions », il faut entendre des outils herméneutiques relevant de ce que cette praticienne appelle « la critique littéraire psychanalytique » (Id. : 318). En voici quelques ramifications : la psychobiographie de Marie Bonaparte (1933), Jean Delay (1957), Dominique Fernandez (1972) et Marthe Robert (1963, 1967, 1977, 1981) ; les recherches psychanalytiques de Janine Chasseguet-Smirgel (1971) examinant la névrose, la psychose ou la perversion dans les textes littéraires ; les modèles mythiques et littéraires ayant légitimé le décryptage par André Green (1969) du complexe d’Œdipe, pilier majeur de la théorie psychanalytique freudienne ; la psychocritique formalisée par Charles Mauron (1957, 1963, 1966, 1968) pour explorer la personnalité inconsciente de l’écrivain ; la textanalyse de Jean Bellemin-Noël (1972, 1978, 1979, 1983a, 1983b), dont la visée est de prospecter, sous les structures textuelles, un inconscient du texte distinct de celui de l’auteur ; l’écoute de l’écriture de Daniel Sibony (1978), dont l’enjeu est d’appréhender l’inconscient ; la mythanalyse de Gilbert Durand (1979) et Denis de Rougemont (1956), qui veut être « à un ensemble social donné ce que la psychanalyse est à la littérature » (Rougemont, 1956 : 313) ; le contre-texte conceptualisé par Anne Clancier (1977). Cette dernière branche de l’exégèse psychanalytique de la littérature réfère à toutes les transformations du critique – affects, sensations, émotions, associations d’idées, images, fantasmes – suscitées par le texte, de sorte que soient pris en compte « l’ensemble des réactions que la lecture de l’œuvre déclenche en [lui] car ce contre-texte permet souvent de comprendre le substrat inconscient du texte comme si les conflits de l’auteur, les fantasmes qui sont à l’origine de sa création littéraire et ses mécanismes de défense pouvaient, à son insu, et par le biais de l’écriture, se transmettre au lecteur » (Clancier, 1993 : 324).
Largement plébiscitée par les chercheurs, la critique littéraire psychanalytique a rendu possible l’effectuation d’essais et thèses de lettres inspirés de Freud ou se réclamant de sa discipline. Toutefois, on peut constater que les études en la matière se sont appuyées sur des auteurs occidentaux pour la plupart : Dostoïevski, Gide, Kafka, Camus, Péguy, Modiano, Wilde, Mallarmé, Racine, Baudelaire, etc. Les fondements d’un tel focus sont liés à l’origine même de la psychanalyse, dont les concepts et les théories, élaborés à partir de l’étude de la société et de la littérature occidentales, en scrutaient en priorité l’inconscient. Ils sont tout autant associés à l’universalisme présumé de cette discipline dont les hypothèses s’appliqueraient à toutes les cultures du monde, et au biais eurocentrique ayant privilégié des perspectives occidentales au détriment d’autres, notamment africaines. On peut, en toute logique, comprendre qu’Aboubacar Barry (2019) ait pu affirmer de manière péremptoire que, pour le cas de l’Afrique noire, les tentatives de lectures psychanalytiques d’œuvres littéraires sont assez isolées. La vérité est que les recherches ayant mis en surplomb des processus psychiques dans un corpus africain, outre leur paucité, ont recouru à une démarche psychanalytique à l’occidentale. Pour s’en convaincre, il suffit de parcourir la thèse de Léontine Troh-Gueyes (2005), intitulée Approche psychocritique de l’œuvre littéraire d’Henri Lopes. Sa réflexion prend appui sur la psychocritique de Mauron pour faire ressortir le sens inconscient de l’œuvre du Congolais Henri Lopes. L’analyse textuelle met en saillie un narcissisme exacerbé, une interversion sexuelle des traits physiques et psychologiques, un malaise identitaire spéculaire du complexe préœdipien. Le refuge dans l’imaginaire et le sein maternel y est alors apparenté à un palliatif contre les malaises psychologiques. Les structures obsessionnelles non voulues confirment un discours en sourdine qui, s’exprimant à l’insu de l’auteur, présente son œuvre comme le moyen d’expression de son inconscient. L’étude de Troh-Gueyes est pertinente. Néanmoins, elle se borne à utiliser des concepts psychanalytiques freudiens, sans ouvertement prendre en considération les spécificités culturelles et sociales typiquement africaines ; de même que les particularités de la littérature africaine, telles que les traditions orales, les us ancestraux, les thèmes de la colonisation, de la décolonisation, du néocolonialisme et leurs incidences psychologiques sur les protagonistes.
Pourtant des penseurs africains ont mis en relief la nécessité de saisir, par exemple, une partie de la nosographie en Afrique, en établissant son lien avec des faits socioculturels propres au continent, de sorte à privilégier les valeurs et les construits endogènes, à éviter de commettre des mécomptes et passer à côté de « diagnostics » appropriés. Ils appellent alors à un ancrage ethnographique, anthropologique et sociologique pour effectuer une évaluation clinique cohérente de la personnalité. Désormais et de plus en plus, il émerge ainsi des théories endogènes, même si elles prospèrent lentement, invitant à l’appréhension de la psychiatrie des sujets africains par des lorgnettes intrinsèques. Il en va ainsi d’Ibrahim Sow (1978), Meinrad Hebga (1998), Marc Bruno Mayi (2010, 2016, 2017) qui ont, chacun, mis un accent particulier sur le rôle indéniable des aspects culturels dans le développement psychique de l’individu. Le manque de contextualisation socioculturelle de la méthode freudienne nous fonde ainsi à postuler une psychologie/psychanalyse spécifique à l’Afrique, étant donné que cette partie du monde est régie par des pratiques, des croyances et des valeurs qui influencent singulièrement les comportements et les mentalités des individus et des communautés. Envisagées à la lumière des approches psychanalytiques, les écritures produites en Afrique contribueraient alors au décodage inédit des expériences humaines et des cultures de ce continent.
Quelles sont donc les limites de l’application des théories psychanalytiques occidentales à la littérature africaine ? Comment les approches psychanalytiques classiques peuvent-elles être adaptées pour prendre en compte les acquis culturels, cultuels, civilisationnels et historiques de l’Afrique ? Quelles sont les implications de ces approches pour la compréhension de la psychologie et de la littérature africaines ? Nous partons de l’hypothèse que la littérature africaine, explorée à la lumière des approches et théories psychanalytiques contextualisées, offre des perspectives inédites sur les vécus humains, les cultures, les traditions et les sociétés d’Afrique ; que ces perspectives contribueraient à l’enrichissement de la recherche en littérature et en psychologie autant qu’elles participent des renouvellements épistémiques probants. Nous invitons les chercheurs et les praticiens à soumettre des propositions d’articles incluant, dans une perspective interdisciplinaire propice à la complémentarité théorique et méthodologique, une meilleure lisibilité de la littérature africaine et de ses relations avec la psychanalyse. Sont encouragées en particulier les contributions mettant en relief le développement de nouvelles approches psychanalytiques adaptées au contexte africain (parce que fondées sur des construits internes tels que l’animisme, l’anthropologie de la nature, l’esprit ubuntu, l’inconscient collectif africain, la guérison traditionnelle, la thérapie par l’oralité, l’idéal communautariste, etc.). Des réflexions critiques sur les limites et les biais de la psychanalyse occidentale, de même qu’une exploration des spécificités culturelles et historiques de l’Afrique à travers la littérature et la psychanalyse sont aussi souhaitées. À terme, l’ouvrage collectif à venir a pour objectifs de développer de nouvelles approches psychanalytiques adaptées au terroir africain et de promouvoir la contextualisation culturelle dans l’analyse psychanalytique des œuvres.
Axes de recherche non exhaustifs
- Analyse psychologique des personnages africains : leurs motivations, leurs émotions, leurs conflits et leurs relations.
- Les théories africaines (animisme, anthropologie de la nature, Ubuntu, inconscient collectif africain, communautarisme, guérison traditionnelle, oralité, etc.) et les implications psychologiques de leur application en littérature.
- Psychologie des auteurs et processus créatif : relation entre la vie et l’œuvre d’un auteur. En d’autres termes, comment les expériences personnelles et les troubles psychologiques des auteurs africains influencent-ils leur écriture ?
- Impact de la littérature africaine sur la psyché du lecteur : théories de la lecture empathique (Pierre-Louis Patoine), du contre-texte (Anne Clancier) et de l’effet de vie (Marc-Mathieu Münch).
- Représentations de la maladie mentale dans l’imaginaire maghrébin et subsaharien : stéréotypes, représentations aprioriques, croyances et appréhensions.
- Théories psychologiques et critique littéraire en Afrique : comment des théories psychologiques telles que la psychanalyse, la psychologie cognitive ou la psychologie sociale s’appliquent-elles à l’exégèse des textes littéraires africains ?
- Écritures africaines du trauma : comment la littérature du continent africain artialise et traite-t-elle les expériences traumatisantes : génocides, guerres, épidémies, pandémies, cataclysmes naturels, etc. ? Quel est son rôle dans le processus de guérison mentale ?
- Littérature africaine et développement personnel.
- Littérature africaine et psychologie de la famille : maternité, naissance, enfance, adolescence, polygamie, veuvage, dot (au sens africain de ce terme), marabouts, etc.
Langue de rédaction : français
Modalités de soumission
Les résumés d’environ 350 mots accompagnés d’une brève notice biobibliographique, ainsi que de 5 mots-clés, doivent être envoyés simultanément aux adresses suivantes au plus tard le 30 juillet 2025 : floraamabiamina@yahoo.fr, ntjamcinq@yahoo.com, florinomo@yahoo.fr.
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Échéancier de réalisation
Publication de l’appel : 30 avril 2025
Soumission des propositions d’articles : 30 juillet 2025
Notification aux contributeurs : 30 août 2025
Réception des articles rédigés : 30 novembre 2025
Retour des expertises : 30 janvier 2026
Retour des articles corrigés : 30 mars 2026
Parution de l’ouvrage : juillet 2026.
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Comité scientifique
Aboubacar BARRY, Université Norbert Zongo (Burkina Faso)
Yvette BALANA, Université de Douala (Cameroun)
Isidore BIKOKO, Université de Douala (Cameroun)
Denis DAGOU, Université Félix Houphouët Boigny (Côte d’Ivoire)
Alain Fleury EKORONG, Université de Douala (Cameroun)
Pierre FANDIO, Université de Buea (Cameroun)
Jean Baptiste FOTSO DJEMO, Université des Montagnes (Cameroun)
Marc Bruno MAYI, Université de Yaoundé 1 (Cameroun)
Célestin MBOUA, Université de Dschang (Cameroun)
Marc-Mathieu MÜNCH, Université de Lorraine (France)
Emmanuel Mbégane NDOUR, Université du Witwatersrand (Afrique du Sud)
Carole NJIOMOU LANGA, Université de Maroua (Cameroun)
Valère NKELZOK, Université de Douala (Cameroun)
Bachir TAMSIR NIANE, Université Gaston Berger de Saint-Louis (Sénégal)
Jacques Philippe TSALA TSALA, Université de Yaoundé 1 (Cameroun)
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Coordonnateurs du projet
Flora AMABIAMINA, Université de Douala
Marie-Chantale NTJAM, Université de Douala
Floribert NOMO FOUDA, Université de Yaoundé I
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Bibliographie indicative
BARRY, A. (2019). Psychanalyse et littérature orale (une approche psychanalytique de mythes et de fabliaux africains. In Mondes francophones. https://mondesfrancophones.com. Consulté le 19 avril 2025 à 04h41.
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BELLEMIN-NOËL, J. (1978). Psychanalyse et littérature. Paris : PUF.
BELLEMIN-NOËL, J. (1979). Vers l’inconscient du texte. Paris : PUF.
BELLEMIN-NOËL, J. (1983a). Gradiva au pied de la lettre. Paris : PUF.
BELLEMIN-NOËL, J. (1983b). Les contes et leurs fantasmes. Paris : PUF.
BONAPARTE, M. (1933). Edgard Poe. Paris : Denoël et Steele.
CHASSEGUET-SMIRGEL, J. (1971). Pour une psychanalyse de l’art et de la créativité. Paris : Payot.
CLANCIER, A. (1977). Qu’est-ce qui fait courir Boris Vian ?. In Boris Vian. Colloque de Cerisy. T.II, Paris, 10-18.
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DELAY, J. (1957). La jeunesse d’André Gide. Paris : Gallimard.
DURAND, D. (1979). Figures mythiques et visages de l’œuvre : de la mythocritique à la mythanalyse. Paris : Berg international.
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MAURON, C. (1966). Le dernier Baudelaire. Paris : José Corti.
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MAYI, M. B. (2010). Psychopathologie et tradithérapie africaine. Perspective actuelle. Paris : Dianoïa
MÜNCH, M-M. (2004). L’effet de vie ou le singulier de l’art littéraire. Paris : Honoré Champion.
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ROBERT, M. (1972). Roman des origines et origine du roman. Paris : Grasset.
ROBERT, M. (1981). La vérité littéraire. Paris : Grasset.
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