C’est au XVIe siècle que l’art de l’équitation, conçu et perfectionné dans les manèges italiens, franchit les Alpes. Durant les Guerres d’Italie, les savoirs des écuyers transalpins (Federico Grisone, Cesare Fiaschi ou Pasqual Caracciolo) sont peu à peu diffusés, traduits et mis en pratique par des cavaliers du royaume de France. Cette expertise permet bientôt l’invention d’une nouvelle équitation à la française, capable de concurrencer la manière italienne pour « réduire en art » (reducere in artem) les savoirs équestres. Le traité de Salomon de La Broue (Preceptes principaux que les bons Cavalerisses doivent exactement observer en leurs Escoles, 1593) témoigne des tensions qui travaillent son auteur, partagé entre la volonté de transmettre un héritage (La Broue s’est perfectionné à Naples, chez le célèbre Giambattista Pignatelli) et le désir de s’en libérer pour façonner « le cavalerice françois ». Cet intérêt renouvelé pour les savoirs qui concernent le cheval monté se manifeste également pour la santé de l’animal. C’est à Jean Héroard, futur médecin de Louis XIII, que l’on doit le premier traité français d’anatomie équine (Hippostologie, 1599), considéré comme précurseur de l’hippiatrie et plus généralement de la médecine vétérinaire. Ces entreprises sont favorisées par les progrès de l’imprimerie, qui permet l’insertion de planches gravées, figures schématiques ou descriptives, lesquelles appuient voire complètent la démonstration lorsque les mots manquent, jusqu’à occuper une importance comparable à celle du texte, comme les gravures de Crispin de Passe dans Le Maneige Royal d’Antoine de Pluvinel (1623).
Si, au XVIIIe siècle, continuent de s’imprimer des in-folio richement illustrés dans le sillage des ouvrages de La Broue et de Pluvinel, comme l’École de cavalerie de François Robichon de la Guérinière (1733) ou encore le Traité de la cavalerie de Drummond de Melfort (1766), les pratiques équestres se diversifient – équitation militaire, équitation de cirque, monte à l’amazone, mais aussi équitation de loisir, qui se développe sous l’influence anglaise – suscitant la production d’ouvrages spécialisés. Au XIXe siècle, la transmission des savoirs équestres devient un fait de société, comme en témoigne la célèbre polémique entre le Comte d’Aure et François Baucher, qui passionne la scène parisienne, notamment littéraire. Nouveau débat entre les Anciens et les Modernes, il enflamme un Théophile Gautier (Zigzags, 1845) ou une George Sand (elle commente dans la presse l’ouvrage d’Aure), et se retrouve même évoqué dans L’Éducation sentimentale de Flaubert, Frédéric étant un fervent d’Auriste. Le XIXe siècle, appelé l’« ère des écuyères » par le Baron de Vaux (1893), voit aussi apparaître les premières cavalières professionnelles, parmi lesquelles Madame Isabelle, à qui l’on doit la première méthode de dressage publiée par une femme (1858) et dont la nomination à l’École d’équitation de Saumur suscite la controverse.
Malgré les sommes considérables que constituent les traités équestres et la multiplication des ouvrages spécialisés, la « réduction en art » d’une technique du corps se heurte à la limite de sa mise en pratique. En effet, l’apprentissage des savoirs équestres doit nécessairement se doubler d’un savoir-faire qui ne s’acquiert que les mains sur les rênes et les fesses dans la selle. Les livres ne suffisent donc pas à connaître cet animal silencieux, qui ne révèle ses secrets qu’après une longue période d’apprivoisement. Le rôle joué par le cheval induit dès lors un potentiel renversement : nombre de cavaliers affirment ainsi que c’est le cheval qui enseigne à son cavalier, et non l’inverse. L’individualité de l’animal rendant impossible l’application d’une recette (magique) ou d’une marche à suivre (technique), les savoirs et savoir-faire équestres se hissent au rang d’art, exercé avec plus ou moins de génie par les maîtres équestres. Au regard de ces tensions, la forme du traité peut se confondre avec le récit (souvent récit de soi), où le chemin parcouru lors de l’apprentissage est montré au lecteur tel un miroir. Le savoir se transmet dès lors par le récit d’une expérience.
Moins commune pendant l’Ancien Régime (bien que le sieur de Lugny envisage ses écrits comme des Mémoires), c’est cette voie que les auteurs contemporains tendent à emprunter, de Michel Henriquet (30 ans de notes et de correspondance avec Maître Nuno Oliveira, 1999), à Jérôme Garcin (Cavalier seul : journal équestre, 2006), Jean-Louis Gouraud (Le Pérégrin émerveillé, 2013) ou Sophie Nauleau (La Vie cavalière, 2015), et jusqu’à Bartabas (D’un cheval l’autre, 2020). L’homme et la femme de cheval, dépositaires temporaires d’un savoir dont le cheval est le véritable gardien, peuvent-ils raconter autre chose que leur propre chemin ?
Nous nous questionnons donc sur la transmission livresque des savoirs équestres, tant au sein de la littérature technique et didactique – où les connaissances équestres occupent l’objet principal – que dans les ouvrages qui en fournissent une représentation (romans et récits, Mémoires, correspondances, récits de voyage, etc.).
Les articles peuvent porter, toute période confondue, sur le livre comme vaisseau de la transmission des savoirs équestres au sens large (arts de l’équitation, maréchalerie, médecine vétérinaire).
Les propositions d’articles (entre 3000 et 5000 signes), suivies d’une courte notice bio-bibliographique, sont à envoyer à l’adresse suivante : marie.raulier@mail.mcgill.ca avant le 30 juin 2023.
Les articles choisis seront attendus pour février 2024 et seront publiés en cours d’année dans la revue Arts et savoirs en ligne sur OpenEdition…