Le nationalisme linguistique en Europe à l’époque moderne
Colloque international à l’Université de Caen Normandie (13-14 avril 2023)
Coordination scientifique :
Marie-Églantine Lescasse (Université de Caen Normandie)
Alexandra Merle (Université de Caen Normandie)
Argumentaire
En 1509, Lemaire de Belges, dans ses Illustrations de Gaule et singularités de Troie, faisait des Francs les ancêtres des Troyens, inversant le cours normal d’une Histoire mythifiée et réécrite par nombre de ses condisciples humanistes, qu’ils soient Français, Espagnols, Flamands ou Allemands, qui, poussés par leur patriotisme fervent, cherchaient à faire de leur pays l’héritier et l’émule de l’Empire romain. Dans les années 1550, les Aramei de Florence inventaient autour de Pier Francesco Giambullari les origines araméennes de l’étrusque, ancêtre du florentin (Il Gello, 1552), afin de flatter la politique anti-siennoise et la propagande de Côme de Médicis, tandis que López Madera, dans ses Discursos de la certidumbre de las reliquias descubiertas en Granada desde el año de 1588 hasta el de 1598 (1595), faisait du castillan l’ancêtre du latin et que Martin Opitz, en 1617 (Aristarchus), reliait la pureté de l’antique langue germanique à la valeur et au courage des Germains face à la colonisation romaine.
Ces exemples fort disparates, tant dans leur chronologie que dans leur ancrage géographique, témoignent d’un formidable élan de réflexion proto-nationaliste sur la langue, dont on peut dater les débuts de 1498, année de la publication des Antiquitates d’Annius de Viterbe, et qui s’étend sur tout le XVIe siècle et une bonne partie du XVIIe, en suivant des développements forts différents selon les espaces culturels. Apparue plus tôt en France (avec les ouvrages de Lemaire de Belges puis de Guillaume Postel dans les années 1510 et 1530-40) et dans certains pays de l’aire germanique (avec le Bavarois Johann Turmair dès les années 1510, puis l’Helvète Glaréan et son élève Tschudi dans les années 1520), cette réflexion connaît un épanouissement un peu plus tardif dans les Flandres (avec Goropius Becanus en 1569 et Hadrianus Junius dans les années 1580) et en Espagne (López Madera et Correas, 1595-1625).
Le colloque que nous organisons a pour objet d’approfondir les connaissances sur les origines et la circulation de ces idées autour de la langue maternelle primitive, et de retracer leur développement en France, en Flandres, en Espagne et en Allemagne à l’époque moderne, selon des bornes chronologiques englobant tout le XVe siècle et allant jusqu’à la fin du XVIIe. L’intégration de la période tardo-médiévale permettra de rechercher de possibles sources plus ou moins bien connues de ces théories (on pense par exemple à Alfonso de Madrigal). Quant aux délimitations géographiques, l’étude sera menée dans les principaux territoires de l’empire des Habsbourg en prenant la France pour point de comparaison. Dans tous ces espaces, un embryon de nation a été façonné entre autres par une langue commune, qu’il s’agisse du français de Villers-Cotterêts, de la langue allemande de Luther, ou du castillan dont Nebrija donna la première grammaire en 1492.
Quant à l’idéologie portée par ces auteurs, elle est bien souvent reliée à la propagande du souverain ou d’un puissant personnage, mais des nuances existent : si les propos des auteurs français du tout début du XVIe sont universalistes et irénistes (on pense à Lemaire de Belges, à Postel et à leur idée de concorde européenne autour de la monarchie universelle du roi de France, qui évidemment n’était qu’une autre manière de revendiquer la première place au sein des Nations européennes), les réflexions de l’auteur espagnol le plus important sur le sujet ne sont pas adressées au roi mais à l’archevêque de Grenade, dont la campagne de propagande autour des reliques et parchemins découverts au dénommé Sacromonte devait trouver l’appui de savants complaisants, prompts à authentifier des faux pourtant créés par des membres d’une communauté qui suscitait la méfiance, celle des morisques de Grenade. Au-delà de la simple chronologie, on s’attachera ainsi à définir les contours et le contexte de production de ces idées sur la langue maternelle.
Enfin, qu’il s’adresse au roi ou à tout autre personnage puissant dont il s’agit de flatter la politique, le discours s’articule toujours avec une généalogie mythifiée, à travers les avatars du mythe biblique de Noé et de ses petits-fils qui fondèrent et peuplèrent les différentes régions du globe, mais aussi, bien souvent, au souvenir de la conquête romaine. Ainsi les Flamands, comme Grotius, cherchent à démontrer l’ancienneté de leur langue en même temps que l’autonomie de leurs ancêtres qui avaient combattu les Romains, à travers la valorisation de la figure de Civilis, préfiguration batave de la résistance flamande à l’oppression espagnole.
Par ailleurs, les auteurs de discours proto-nationalistes sur la langue visaient à renforcer le prestige de la langue maternelle comme étendard de leur culture propre dans la rivalité avec les autres nations européennes, en appliquant à leur propre histoire le concept de translatio studii, mais également, à la promouvoir d’une part face à l’hégémonie du latin comme langue de culture et de prestige, d’autre part face aux prétentions de certaines langues régionales qui réclamaient la plus haute antiquité face à la langue standard en cours de codification (par exemple le basque en Espagne).
Ce colloque vise donc à examiner différentes questions, dans une perspective comparatiste:
- Quelles sont les théories de la langue maternelle primitive développées dans les quatre aires mentionnées, et quels arguments emploient-elles ? Quelles en sont les différences majeures et les points communs ?
- Comment ces idées sont-elles dictées et façonnées par leur contexte de production ? Quel est le rôle des dédicataires ? Comment s’insèrent-elles dans un système d’idées politique singulier, et quel est leur rôle au sein de ce système ?
- Peut-on retracer une chronologie, et une cartographie, la plus précise possible, du développement et de la circulation de ces idées proto-nationalistes autour de la langue ? Quels transferts et adaptations ont été opérés d’un pays à l’autre ?
- Quel est le lien de ces développements proto-linguistiques avec la redécouverte qui est faite tout au long du XVIe siècle du passé national (qu’il s’agisse de l’invention de monuments et reliques, ou au contraire de la création d’une historiographie fabuleuse) ? Pour ce qui est du premier point, quel usage put être fait, dans un but de « propagande linguistique » des monuments, documents, stèles et inscriptions, retrouvés par les premiers archéologues et les antiquaires de l’époque ? Quant au second point, comment les auteurs articulent-ils leur pensée de la langue originelle à une vision particulière des Ancêtres et à la question de l’autochtonie ? Par exemple, en Espagne, quels rôles respectifs jouent les Espagnols de l’époque pré-romaine et les Wisigoths, d’origine germanique, et pourtant récupérés à des fins de propagande par Philippe II ? Ou, en France, les Gaulois et les Francs ?
- En amont de la période étudiée, quels furent les auteurs médiévaux qui inspirèrent ces théories, qu’ils soient cités ou non par les auteurs modernes proto-nationalistes ? On étudiera, entre autres, le rôle fondateur d’Annius, dont les Antiquités, qui connurent un succès phénoménal et de nombreuses éditions dans toute l’Europe, présentaient déjà, outre les généalogies fabuleuses destinées à légitimer l’ascendance herculéenne des rois d’Espagne, l’idée de l’ancienneté de la langue maternelle (ici le castillan). Pour l’Espagne, encore plus en amont, on pourra étudier le rôle joué par des auteurs comme Rodrigo Jiménez de Rada ou el Tostado.
- Enfin, quel est le profil des auteurs considérés ? Quelles furent leurs occupations, leurs intérêts, leur réseau, et la place générale de ces idées au sein de leur œuvre ?
Les langues de communication du colloque seront le français, l’espagnol, et l’anglais.
Informations pratiques
Date : 13 et 14 avril 2023
Lieu : Université de Caen Normandie, MRSH, Amphithéâtre; et en ligne.
Le lien Zoom sera disponible sur l'url indiquée en bas de page.
Coordination scientifique:
Marie-Églantine Lescasse, postdoctorante, Laboratoire ERLIS, Université de Caen Normandie
Alexandra Merle, Professeur, Laboratoire ERLIS, Université de Caen Normandie
Contact:
marie-eglantine.lescasse@unicaen.fr
Programme
Jeudi 13 avril
14h Accueil des participants
14h30 Ouverture par Éric Leroy du Cardonnoy et introduction par Marie-Églantine Lescasse et Alexandra Merle
Première session : péninsule Ibérique
Modération : Mercedes Blanco.
15h Corinne Mencé-Caster, Sorbonne Université, « Les mots du nationalisme linguistique en Espagne entre le XVe et le XVIIe siècle »
15h30 María Dolores Martínez Gavilán, Universidad de León, « Historia y transmisión del alfabeto en España: nacionalismo castellano frente a legado romano »
16h Pause
16h15 Roland Béhar, École Normale Supérieure, Paris (en visioconférence) « Nos ancêtres les Goths : considérations sur les réinventions d’un passé gothique commun, entre Espagne et Allemagne (XVIe-XVIIe siècle) ».
16h45 Rogelio Ponce de León, Universidade do Porto, « La defensa del portugués como “lengua antigua” en Fernão de Oliveira »
17h15 Vicente Lledó-Guillem, Hofstra University, New York, « La “teoría del castellano primitivo” y San Vicente Ferrer: Lengua, nación y religión en tierras catalanófonas »
17h45 Débat général
18h30 Clôture de la première journée du colloque
Vendredi 14 avril
Deuxième session : Allemagne et Pays-Bas
Modération: Harri Veivo.
9h Elsa Kammerer, Université Paris 8, « 'Unser sprach ist auch ein sprach'. Fischart et Goropius (1570-1590) ».
9h30 Marie-Thérèse Mourey, Sorbonne Université, « Travail sur la langue (Spracharbeit) et patriotisme linguistique dans l’espace germanique (XVIIe siècle) ».
10h Pause
10h15 Pierre Swiggers, Katholieke Universiteit Leuven, Louvain (en visioconférence) « Simon Stevin et la langue néerlandaise : cultivation et purification linguistiques »
10h45 Toon van Hal, Katholieke Universiteit Leuven, Louvain, « La réception de Goropius Becanus dans le long XVIIe siècle et le développement d'un discours sur la ‘patridomanie’ ».
11h15 Débat
12h Déjeuner
Troisième session : La France moderne
Modération : Elsa Kammerer.
14h Paola Cifarelli, Università degli Studi, Turin, « Autour de l'historiographie des Serments de Strasbourg. Le témoignage des érudits du XVIe siècle ».
14h30 Adeline Desbois-Ientile, Sorbonne Université, « Défense et illustration des anciens bons auteurs ».
15h Pause
15h15 Marie-Luce Demonet, Université François Rabelais, Tours, « L’hébreu confisqué, ou comment les langues nationales européennes ont expulsé les juifs de leur propre langue ».
15h45 Débat
16h30 Clôture du colloque
Coordination scientifique : Marie-Églantine Lescasse et Alexandra Merle