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Proust et le (mauvais) genre (Paris)

Proust et le (mauvais) genre (Paris)

Publié le par Esther Demoulin (Source : Anne Simon et Yangjie Zhao)

PROUST ET LE (MAUVAIS) GENRE
Journée d’étude organisée par Anne Simon et Yangjie Zhao
Pôle Proust

Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine – PhilOfr
UAR République des savoirs
2 février 2023 - Salle des Actes, ENS-PSL, 45 rue d'Ulm, Paris 5e

Ouvert au public

Avec la participation de Yannick Chevalier, Emily Eells, Stéphane Heuet, Ludovico Monaci, Jean-Marc Quaranta, Nicolas Ragonneau, Isabelle Serça, Anne Simon, Perrine Simon-Nahum, Zhu Wen et Yangjie Zhao

Présentation sur le site de l'ENS 

Programme

Un mauvais genre… pas si mauvais
« Mauvais genre »…. Cette formule intrigante, cryptée en « m.g. » dans la correspondance de Proust, est explicitement associée à Albertine dans À la recherche du temps perdu. De la grammaire à l’ethos collectif, en passant par l’histoire naturelle, la biologie, le désir sexuel ou la nomenclature littéraire, le genre renvoie à la catégorisation – et, partant, à sa subversion. Qu’on s’en étonne ou non, il n’y a pas de « bon » genre chez Proust (notre « bcbg » n’appartient pas à son époque) : il y a le genre, et le mauvais genre. Ce dernier renvoie notamment au jugement social qui condamne l’homosexualité masculine ou féminine, mais chez Proust, on finit par se demander si « en être » (du mauvais genre) ne caractérise pas la majorité des individus, et s’il est, dans le monde romanesque proustien, socialement si réprouvé qu’un lecteur de son temps aurait pu s’y attendre. D’autant que la signification du syntagme échappe largement au narrateur, qui s’interroge tout au long de la Recherche au sujet d’Albertine. Les dires d’Aimé, parti en enquêteur post-mortem, n’arrangent rien :

Qu’avait-il voulu dire par mauvais genre ? J’avais compris genre vulgaire, parce que pour le contredire d’avance j’avais déclaré qu’elle avait de la distinction. Mais non, peut-être avait-il voulu dire genre gomorrhéen. (III, 592)

Albertine, l’« être de fuite » à la nature impénétrable, est associée à un « mauvais genre » – un genre moins condamnable qu’insaisissable et inclassable, porteur de jouissances autant que de souffrances.

Cette journée d’étude s’inscrit dans la réflexion contemporaine sur le genre, en souhaitant croiser les différents domaines d’acception du terme en français et en évitant tout anachronisme.

Classer, (se) déclasser
Le genre est indispensable pour élaborer des classements. Partie prenante d’une structure et d’une catégorisation – il n’y a de genre que diacritique, en lien avec un autre genre –, il s’accompagne d’office d’une violence taxinomique, qui récuse tous ces entre-deux qui font de Proust un inclassable – homme homosexuel revendiquant une part de féminité, né d’une mère juive et d’un père issu d’une famille chrétienne, notamment.

Quant au genre de la Recherche, c’est Proust lui-même qui pose la question dans son carnet de 1908 : « Faut-il faire un roman, une étude philosophique, suis-je romancier ? » Cette question souligne la difficile genèse d’une œuvre pour laquelle l’écrivain doit créer un genre inédit, susceptible de rendre compte d’une expérience singulière qui échappe aux normes en vigueur. Walter Benjamin, dans Sur Proust, ne s’y était pas trompé : « On a dit avec justesse que toutes les grandes œuvres fondent un genre ou le dissolvent, qu’en un mot ce sont des cas particuliers. Mais celle-ci, entre toutes, est l’une des plus inconcevables. »

Le (mauvais) genre ne se limite donc pas à la sexualité. La polysémie française de « genre » crée dans la Recherche un mauvais genre viral, qui engendre une série englobant le monde dans son ensemble : genre grammatical, genre sexuel, genre biologique, genre social, genre littéraire ou artistique, voire genre passionnel comme dans l’expression « (ne pas) être le genre de quelqu’un »… « Ne soyez pas choqué, conclut le baron, tout cela est une question de genre » (III, 13) !

Enfin, à l’instar du kaléidoscope aux images tournoyantes sans cesse changeantes, les genres changent eux aussi avec le temps, et notamment avec la relecture lancée par la fin de la Recherche. Le Temps retrouvé est en effet crucial : c’est sur ce volume à la fois prospectif et rétroactif que cette journée souhaite tout particulièrement porter la focale, au moins comme un point de départ qui est aussi un point d’arrivée, si ce n’est un point de déport – Saint-Loup y devient homosexuel et Mme Verdurin une Guermantes… Le Temps défait les catégories, dissout, intervertit ou questionne les genres, entre révolution et humour.

Pistes de réflexion
Puisque c’est de catégorisation qu’il est question, les encyclopédies et les dictionnaires constituent une ressource particulièrement suggestive. Un bref recensement comparatif de l’article du Trésor de la langue française et de ceux de l’époque de Proust, tels Le Littré ou le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, permet d’aborder les différentes acceptions du mot « genre ». Il s’agira de croiser ces axes pour aborder la Recherche à l’aune de la temporalisation, sans tomber dans des anachronismes consistant à plaquer sur l’époque de Proust une réflexion sur le genre/gender qui décontextualiserait son œuvre. Il s’agira donc de réfléchir en interrogeant les outils de la critique contemporaine, voire en mettant à la question leur potentielle pertinence, non en les imposant au texte – la fluidité est typique de l’époque de Proust, et le portrait de Miss Sacripant témoigne d’une atmosphère au sein de laquelle une Colette évoluait aussi.

 
1. La « race des tantes » (qui résonne avec le judaïsme via la « race maudite ») renvoie à l’orientation sexuelle autant qu’à l’orientation choisie. Charlus et Jupien étant « le même genre de personnes » (III, 32), le « mauvais genre » a pour point de départ l’apparence – la manière d’être et la réputation – et n’est assimilé que plus tard à une identité sexuelle :
Je redoutais naturellement davantage encore celles dont on remarquait le mauvais genre ou connaissait la mauvaise réputation ; je tâchais de persuader à mon amie que cette mauvaise réputation n’était fondée sur rien, était calomnieuse […]. Albertine adoptait mon incrédulité pour le vice de telle et telle : « Non, je crois que c’est seulement un genre qu’elle cherche à se donner, c’est pour faire du genre. » Mais alors je regrettais presque d’avoir plaidé l’innocence, car il me déplaisait qu’Albertine, si sévère autrefois, pût croire que ce « genre » fût quelque chose d’assez flatteur, d’assez avantageux, pour qu’une femme exempte de ces goûts eût cherché à s’en donner l’apparence. (III, 235)

 
2. L’expression « être le genre de quelqu’un » est un des révélateurs de l’amour proustien, et de sa polyphonie. « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre! » (I, 375) signe la fin d’Un amour de Swann… Mais, tempère le narrateur à l’autre bout de la Recherche, dans Le Temps retrouvé, « si nous songeons combien est forte dans la vie des hommes la proportion des souffrances par des femmes “qui n’étaient pas leur genre” » (IV, 598), alors l’amour proustien repose sur un genre… qui n’est pas notre genre ! Le « mauvais genre » proustien implique donc de façon constitutive la jalousie et l’indétermination du sujet.
 
3. L’ambiguïté est ensuite celle du genre grammatical : « des chrysanthèmes si belles, ou plutôt si beaux puisqu’il paraît que c’est ainsi qu’on dit maintenant » affirme Mme Cottard (II, 592). Cette ambiguïté linguistique permet aux invertis d’inverser et de coder leur discours : Charlus désigne ainsi l’homme qu’il a suivi dans le tramway comme « la petite personne, dont nous ne parlons au féminin que pour suivre la règle (comme on dit en parlant d’un prince : Est-ce que Son Altesse est bien portante ?) » (III, 12). « [C]hanger le genre de bien des adjectifs dans leur vocabulaire » (III, 19) est une pratique habituelle chez les invertis. Cette pratique du shibbolet qui engage toute une réflexion sur la stigmatisation et la constitution d’une communauté, conduit aussi vers la revendication sociale, l’inscription de la langue dans l’histoire et ses violences symboliques, entre satire et sérieux : Françoise ainsi « ne réclamait qu’un droit du citoyen, celui de ne pas prononcer comme nous et de maintenir qu’hôtel, été et air étaient du genre féminin » (IV, 154).
 
4. Le genre est aussi biologique. Au-delà du « genre humain » (III, 828), la classification naturaliste, à visée satirique ou non, rejoue en permanence les différences entre le genre et les espèces qu’il est censé inclure, ou opère une confusion typiquement proustienne entre le social, l’individuel et le zoologique : « le “genre” Cottard » constitue ainsi « un trait presque zoologique de la satisfaction » (III, 364). On pense aussi, bien sûr, à la lignée aviaire des Guermantes : le « plumage si étrange » de Saint Loup, qui « faisait de lui une espèce si rare, si précieuse qu’on aurait voulu le posséder pour une collection ornithologique » (IV, 281) se retrouve dans le nez de sa fille dans Le Temps retrouvé.
 
5. Une tension entre révolutions sociales, hérédité et mutation (interrogations biologiques phares du tournant des XIXe-XXe siècles) naît de l’importance accordée chez Proust au temps, qui transforme une Gilberte Swann en une Mélusine intégrant deux lignées différentes, et finissant par donner naissance à une fille reliée à une troisième lignée. Il propose dès lors une gamme diversifiée de personnages en fonction de leur genre social, tels les « bons entendeurs du genre Cottard, Bontemps, etc. » (IV, 247) ou « le genre des Guermantes » (II, 867). De même que les lignes séparant la bourgeoisie et l’aristocratie se brouillent, de même le « mauvais genre » se transfigure à l’aune des évolutions sociologiques qui, selon Gabriel Tarde, mènent chaque classe à prendre pour repoussoir ou référence celle qui lui est immédiatement inférieure ou supérieure :
Bien vite, le lift, ayant retiré ce que j’eusse appelé sa livrée et ce qu’il nommait sa tunique, apparaissait en chapeau de paille, avec une canne, soignant sa démarche et le corps redressé, car sa mère lui avait recommandé de ne jamais prendre le genre « ouvrier » ou « chasseur ». (III, 186)

6. Enfin, le genre romanesque proustien intègre en son sein une diversité phénoménale de pratiques et de genres littéraires. L’œuvre de Proust associe les formes les plus diverses de littérature pour remettre sur la balance la question de la valeur tout comme le criterium du bon ou du mauvais goût (pastiches, théâtralité, lettres…). À côté du « genre Bergotte » (I, 540), on trouve ainsi le « genre moyen », ce mauvais genre socio-littéraire stigmatisé par le baron de Charlus : « Je déteste le genre moyen, disait-il, la comédie bourgeoise est guindée, il me faut ou les princesses de la tragédie classique ou la grosse farce. Pas de milieu, Phèdre ou Les Saltimbanques » (IV, 409). La duchesse au contraire « dégageait en toute chose l’élément drôle, assimilable à la littérature genre Meilhac, à l’esprit des Guermantes. » (IV, 586). De surcroît, la Recherche opère des croisements avec les autres genres artistiques que sont la musique, la peinture ou la sculpture. Et nombreux sont ceux et celles qui revitalisent son œuvre aujourd’hui, la versant dans d’autres genres qui ont mis du temps à être légitimés, comme la bande dessinée, le roman policier ou la lecture scénique…

Ces axes ne sont pas limitatifs et constituent une invitation à déclasser, croiser, combiner les genres et les catégories dans une approche trans-générique typique de l’esprit de la Recherche.

PROGRAMME

Jeudi 2 février 2023

École normale supérieure, Salle des Actes, 45 rue d’Ulm, 75005 Paris

Accueil

9h30-10h00

Ouverture

Genres, langues, contextes

10h00-10h30

Frédéric Worms, Anne Simon (Directrice de recherche CNRS en lettres et philosophie, PhilOfr) et Yangjie Zhao (Doctorant ED 540, PhilOfr)

Session 1

Président : Jean-Marc Quaranta

Mauvais genres : du réel aux images

10h30-12h15

10h30-11h05 Emily Eells (Professeure d’études anglophones, Université Paris Nanterre) : Le dessous des images où les genres se confondent

11h05-11h40 Ludovico Monaci (Doctorant, Università degli Studi di Padova) : « Toutes les allusions m.g. sont prodigieuses » : la mise en scène interactionnelle du mauvais genre dans la Recherche

11h40-12h15 Zhu Wen (Doctorante ED 540 – ITEM, Paris) : La vérité du « mauvais genre » dans l’amour : un apprentissage de la réalité ? 

Déjeuner

12h15 – 14h15

Session 2

Présidente : Isabelle Serça

Les races maudites

14h15-15h25

14h15-14h50 Yangjie Zhao (Doctorant ED 540, PhilOfr, Paris) : Homosexualité et judaïsme : l’impossible traduction de « mauvais genre » ? 

14h50-15h25 Perrine Simon-Nahum (Directrice de recherche CNRS – professeure ENS en philosophie, PhilOfr, Paris) :  Proust, un marrane au tournant des XIXe-XXe siècles ?

Pause

15h25-15h45

Session 3

Présidente : Emily Eells

Stylistiques du mauvais genre

15h45-16h55

15h45-16h20 Yannick Chevalier (Maître de conférences en stylistique française, Université Lumière Lyon 2) : “Longtemps j/e me suis couché/e de bonne heure” : Proust lu par Wittig

16h20-16h55 Isabelle Serça (Professeure de langue et littérature, Université de Toulouse-Jean Jaurès) : “Une femme qui n’était pas mon genre”

PAUSE

16h55-17h30

TABLE RONDE

Un renouvellement des genres littéraires et critiques

17h30-18h45

Stéphane Heuet (Scénariste et dessinateur, auteur de l’adaptation en bande dessinée d’A la recherche du temps perdu de Proust aux éditions Delcourt) 

Jean-Marc Quaranta (Maître de conférences en littérature, Université d’Aix-Marseille, auteur d’Un Amour de Proust aux éditions Bouquins sur les relations entre Proust et Alfred Agostinelli)

Nicolas Ragonneau (Éditeur, auteur de l’encyclopédie visuelle Le Proustographe et animateur du site Proustonomics

Table ronde animée par Anne Simon, responsable du Pôle Proust – ENS