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Le Silence (séminaire de Questes, en Sorbonne)

Le Silence (séminaire de Questes, en Sorbonne)

Publié le par Faculté des lettres - Université de Lausanne (Source : Cassandre Crespin)

Appel à communication « Le silence »
 
Séminaire de Questes, les 17 mars, 21 avril, 12 mai 2023

Le livre des sœurs du monastère de Diepenveen étudié par Manon Louviot laisse transparaître un soin particulier porté à l’évaluation de la voix des chanoinesses au sein des chœurs médiévaux[1]. Au début du XVe siècle, Trude van Beveren, dont la piètre qualité vocale la rend inadaptée au chant choral, n’est alors pas autorisée à chanter à voix haute pendant les messes. Réduite au silence, elle doit néanmoins s’acquitter de l’office divin, à l’aide d’une ardoise, où elle écrit les chants du jour, qu’elle est condamnée à fastidieusement effacer et réécrire quotidiennement. Réduite individuellement au silence, elle doit néanmoins participer à l’expression collective de la prière et du chant.

Les questionnements autour du silence ont connu un regain d’intérêt ces dernières années dans le cadre de l’essor de l’histoire des sensibilités, dans le sillage des travaux d’Alain Corbin[2]. Les médiévistes se sont emparés de ces thématiques, en particulier à l’occasion du congrès de la SHMESP consacré à la voix, qui s’est tenu à Francfort en 2019[3]. Vincent Debiais, la même année, s’est intéressé à la place du silence dans l’art médiéval, et notamment à ses implications théologiques[4]. Tout récemment, Thomas Rodot s'est penché sur l’intégration des sourds dans la société médiévale[5].

Le silence au Moyen Âge ne se réduit pas à l’absence de la voix ou du son, mais constitue en lui-même une réalité intégrée à l’ambiance sonore. Le latin distingue deux formes de silence : tacere renvoie à un arrêt ou une absence de parole humaine, tandis que silere s’applique à l’ensemble des objets ou animaux, et décrit une forme de quiétude qui n’est troublée par aucun bruit[6]. Ce sont déjà deux appréhensions différentes que l’on appelle indistinctement silence en français. Alexandre Vincent rappelle en outre qu’on ne peut entièrement dissocier le fait sonore de sa perception : le silence médiéval doit alors être appréhendé à travers la façon dont il est représenté, autant qu'à travers la façon dont il est perçu[7].

Le silence peut faire l’objet d’une prescription : il est en effet au cœur des préoccupations médiévales, spécifiquement dans la tradition monastique depuis la règle de saint Benoît. Le silence monacal est tout d’abord perçu comme une forme « d’ascèse de la parole »[8], réponse aux nombreux péchés de langue qui détournent les moines de leur vocation : dans le Triomphe des vertus franciscaines de Giotto di Bondone (image ci-dessus), le silence est intimé au moine par l’Obéissance. Mais le silence de la voix humaine n’est pas seulement vécu comme contrainte, il est aussi un moyen d’approcher au mieux « l’affirmation positive et la plénitude du Verbe » biblique : la parole de Dieu ne s’exprime jamais mieux que quand les voix humaines se taisent - même si le silence peut être parfois fautif : pour un prélat, quand il s’agit de prêcher la parole de Dieu, par exemple[9].
Toutefois, au cœur des valeurs monastiques, le silence s’intègre aussi dans un système de communication renforcé par la réforme clunisienne, qui conduit à la formation d’un « langage » silencieux, par signes (signa loquendi), diffusé dans tout le réseau clunisien pour répondre à la tension entre l’exigence du silence et la nécessité de la communication[10]. Les vertus du silence, expérimentées dans les milieux monastiques, se diffusent ensuite dans l’ensemble de la société chrétienne : face au blasphème, aux discours hérétiques, aux paroles vaines ou malveillantes, le silence est perçu comme « vertu collatérale » généralement préférable à la parole[11].

Le silence peut aussi constituer une contrainte, qui peut être d’ordre physique. L’étude du handicap au Moyen Âge passe par un « triptyque de savoirs qui connaît une grande fécondité discursive au XIIIe siècle »[12] : la médecine, la théologie et le droit[13]. La littérature en fait mention de façon diverse selon les textes : la surdité peut ainsi caractériser un personnage sans être présentée comme problématique[14]. Mais c’est surtout comme métaphore que le handicap est investi par la littérature : l’amour, notamment, est décrit comme un dérèglement des sens. Aussi le mutisme de l’amant dit-il autrement que par des mots la violence du sentiment qui le lie à sa dame - le nouvel amant du Roman de la Rose est prévenu qu’il sera « com une ymage mue »[15]. La surdité est aussi convoquée si l’on pense au motif du chevalier pensif qui s’abstrait du monde par ses pensées amoureuses[16].

Le silence peut en outre résulter d’une contrainte institutionnelle, comme une sanction, à travers les censures de l’expression d’idées hérétiques, ou à l’inverse dans l’interdiction d’entendre la messe dans le cadre de l’excommunication ; plus largement, l’interdit prononcé sur un territoire marque les populations par l’arrêt des cloches, qui vient perturber l’ambiance sonore des communautés. Le silence marque alors la rupture du rythme de la vie chrétienne qui vient ancrer la condamnation dans l’espace public[17]. Dans la littérature, le silence peut aussi matérialiser une faute, une malédiction, que l’on pense à Perceval, resté silencieux lorsqu’il aurait dû parler[18], ou à Énide à qui son époux impose le silence après qu’elle lui a rapporté la rumeur qui le concerne[19] – « paroles empêchées » étudiées par Danièle James-Raoul[20]

Le silence est en effet une contrainte sociale, conséquence de dominations diverses : la silenciation des subalternes résulte notamment du maintien d’une partie des populations dans un statut de minorité : la voix des femmes mariées demeure inaccessible dans les documents de la pratique et seul le veuvage leur permet une forme d’autonomie juridique traduite par l’émission de documents en leur nom propre. C’est pourquoi, inversement, le silence des femmes peut être protecteur, lié au secret, à la nécessité de déjouer la domination juridique des puissants et des hommes, comme dans Le Roman de Silence de Heldris de Cornouailles[21].

Ces limites dans l’expression des dominés entraînent par ailleurs de profondes disparités dans la production documentaire, et l’historiographie médiévale a très tôt songé aux moyens de retrouver ou restituer la voix des subalternes à travers les silences du papier. Les registres de l’inquisition, qui enregistrent des confessions populaires, constituent des sources en apparence transparentes sur les parcours de vie des subalternes[22] : produite par des pouvoirs dominants, elles restituent imparfaitement la voix des dominés, et ne complète que partiellement les silences de l’histoire[23].

Enfin, dans la continuité des enjeux de transcription de l’oralité, la possibilité de transcrire sons et musique à l’écrit a occupé les réflexions médiévales, et les grammairiens ont affronté cette difficulté de transcrire le son, de l’onomatopée visant à figer sur le papier les sons « confus » de la nature à la codification musicale qui se développe à partir du IXe siècle : la fixation des sons sur un support muet devient une préoccupation des auteurs médiévaux, mais génère par ailleurs des questionnements contemporains sur l’analyse de ces sources[24].


 
[1] LOUVIOT, Manon, « “Elle meuglait comme une génisse” : Fonctions de la vocalité chantée dans le monastère de Diepenveen au xve siècle », dans Société des historiens médiévistes de l’Enseignement supérieur public (dir.), La voix au Moyen Âge : Le Congrès de la SHMESP (Francfort, 2019), Paris, Éditions de la Sorbonne, coll. « Histoire ancienne et médiévale », 2021, p. 283-295.
[2] CORBIN, Alain, Histoire du silence : de la Renaissance à nos jours, Paris, Albin Michel, 2016.
[3] Société des historiens médiévistes de l’Enseignement supérieur public (éd.), La voix au Moyen Âge : Le Congrès de la SHMESP (Francfort, 2019), Paris, Éditions de la Sorbonne, coll. « Histoire ancienne et médiévale », 2021.
[4] DEBIAIS, Vincent, Le silence dans l’art : liturgie et théologie du silence dans les images médiévales, Paris, Les éditions du Cerf, 2019.
[5] RODOT, Thomas, Un regard pour entendre. Sourds et surdité dans l'Occident du Bas Moyen Âge (XIIIe – XVe siècles), Paris, L’Harmattan, coll. « Historiques », 2022.
[6] Voir LE BRETON, David, Le Silence, Paris, Métailié, 1997.
[7] VINCENT, Alexandre, « Une histoire de silences », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 72e année, n°3, 2017, p. 633-658.
[8] SCHMITT, Jean-Claude, « Crieurs, cloches, chants et voix d’outre-tombe : les sons au Moyen Âge », Sociétés & Représentations, vol. 49, n°1, 2020, p. 27-48.
[9] CASAGRANDE, Carla, et VECCHIO, Silvana, Les péchés de la langue : discipline et éthique de la parole dans la culture médiévale, Paris, les Éd. du Cerf, coll. « Histoire », 1991, p. 313.
[10] Sur la question du silence monastique, voir WATHEN, Ambrose G., Silence: The Meaning of Silence in the Rule of St. Benedict, Washington, Cistercian Publications, 1973 ; GEHL, Paul F., « Competens silentium: Varieties of Monastic Silence in the Medieval West », Viator, vol. 18, janvier 1987, p. 125-160 ; BRUCE Scott Gordon, Silence and sign language in medieval monasticism: the Cluniac tradition c. 900-1200, Cambridge, Cambridge University Press, coll. « Cambridge studies in medieval life and thought », 2007.
[11] CASAGRANDE, Carla, et VECCHIO, Silvana, Les péchés de la langue, op. cit., p. 54.
[12] RODOT, Thomas, op. cit., p. 22.
[13] C'est particulièrement vrai pour la surdité, abordée en tant qu’anomalie physique, et étudiée dans des traités médicaux et chirurgicaux du monde universitaire, ainsi que par de grands théologiens, des Pères de l’Église (Augustin d’Hippone, Jérôme de Stridon) aux textes contemporains médiévaux (Thomas d’Aquin), et objet d’une codification juridique, depuis le code de Justinien (528), au droit canonique (collectionné dans le Corpus Juris Canonici en 1580) et coutumier (Coutumes de Beauvaisis, Coutumes d’Artois).
[14] Ainsi, parmi les différents amants qui défilent à la cour d’Amour chez Mahieu le Poirier (Le Court d’Amours de Mahieu le Poirier et La Suite anonyme de la « Court d’Amours », éd. Terence SCULLY, Wilfrid LAURIER, Waterloo, University Press, 1976, v. 4090), un des couples réunit un sourd et une sourde : ils sont représentés par leurs parents mais l’amour qui les unit n’est pas remis en cause ou distingué de celui des autres personnages. Le handicap semble ici constituer une simple variation littéraire permettant de singulariser ce cas parmi tous ceux présentés en cette journée d’audience.
[15] GUILLAUME DE LORRIS et JEAN DE MEUN, Le Roman de la Rose, éd. et trad. Armand Strubel, Paris, Le Livre de Poche, 1992, p. 152 (v. 2285).
[16] « Cil panse tant qu’il ne l’ot pas » : CHRÉTIEN DE TROYES, Lancelot ou le chevalier de la Charrette, in Œuvres complètes, Daniel POIRION (dir.), Paris, Gallimard, 1994, p. 525 (v. 759).
[17] SCHMITT, Jean-Claude, Les rythmes au Moyen âge, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée des histoires », 2016, p. 659-663.
[18] « Ce es tu, li maleüreus, / Qui veïs qu’il fu tans et leus / De parler, et si te teüs ! » (CHRÉTIEN DE TROYES, Perceval ou le Conte du Graal, in Œuvres complètes, op. cit.,, v. 4665-67, p. 800).
[19] « Ne me dites ne ce ne quoi. / Tenez vos de parler a moi » (CHRÉTIEN DE TROYES, Érec et Énide, in Œuvres complètes, op. cit., v. 2783-84, p. 69).
[20] JAMES-RAOUL, Danièle, La parole empêchée dans la littérature arthurienne, Paris, Champion, 1997.
[21] Il s’agit ici d’un droit à hériter refusé aux femmes : Le Roman de Silence. A Thirteenth Arthurian Verse-Romance by Heldris de Cornuälle, éd. L. Thorpe, Cambridge, Heffer & Sons, 1972.
[22] Démarches initiées en particulier avec les succès de LE ROY LADURIE, Emmanuel, Montaillou, village occitan :  de 1294 à 1324, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1975 et GINZBURG, Carlo, Le Fromage et les vers :  l’univers d’un meunier du XVIe siècle, trad. Monique Aymard, Paris, Flammarion, coll. « Nouvelle Bibliothèque scientifique », 1980.
[23] ARNOLD, John H., « The Historian as Inquisitor », Rethinking History, vol. 2, n°3, décembre 1998, p. 379.
[24] RANKIN, Susan K., « Écrire les sons. Création des premières notations musicales », Les Cinq sens au Moyen Age, Paris, Cerf, 2016, p. 79-98.


 
Trois axes de recherche seront abordés par ce séminaire
 
1. Le silence au cœur des sociétés médiévales
Exemples de thématiques possibles : les définitions du silence ; le silence monastique ; les représentations sur le silence : le silence comme vertu, le silence comme accès au sacré, le silence dans l'art ; etc.
 
2. Silence imposé, silence subi
Exemples de thématiques possibles : la question du handicap, de la surdité et/ou du mutisme, dans l'expérience réelle et comme schéma littéraire ; les condamnations au silence ; la silenciation, consciente et inconsciente (domination qui se traduit par une réduction au silence) ; etc.
 
3. Silence des sources et enjeux documentaires
Exemples de thématiques possibles : la restitution de la voix des dominés ; la question de la « sonorité » des sources écrites, en mêlant réflexions médiévales et enjeux modernes ; la question de l'absence des sources ; etc.

Conditions de soumission

Cet appel à communication s'adresse aux étudiant.es de master, de doctorat et aux jeunes chercheuses et chercheurs en études médiévales, quelle que soit leur discipline.

Les propositions de communication, limitée à 300 mots et à une courte bibliographie, seront accompagnées d'une mention du sujet de mémoire et/ou de thèse. Elles devront être envoyées aux organisateurs à questes.silence@gmail.com, pour le 19 février, en vue d'une présentation de vingt minutes durant l'une des trois séances du séminaire, qui se tiendront les vendredis 17 mars, 21 avril et 12 mai 2023, et d'une publication dans la revue de l'association (questes.revues.org). Questes organise ses séminaires à la Maison de la Recherche (28 rue Serpente, Paris VIe) mais les communications peuvent se faire en ligne, en distanciel.


 
Comité d’organisation
 
Cassandre Crespin, Thibault Jouis et Léo Perret.