Le livre comme appareil : ce que le livre fait à l’œuvre d’art ?
Que fait le livre aux œuvres d’art ? Telle pourrait être la question synthétique qui gouverne la présente recherche. En quoi le médium « livre » (format codex, imprimé en masse, basculant aujourd’hui dans le numérique) modifie-t-il le rapport des artistes à leur travail ? Si ce n’est de tous les artistes, au moins de ceux qui se sont spécialisés dans cette question : si le livre est l’un des vecteurs qui accompagne la diffusion des œuvres, il est aussi parfois l’objet de prestige devenu objet plastique, voire véhicule d’une œuvre d’art résolument multiple.
Cette interrogation pourrait alors s’ouvrir en trois volets :
Le livre comme paratexte de l’œuvre
Si elle l’a jamais été, l’œuvre regardée n’est aujourd’hui plus guère célibataire. Souvent exposée dans un dispositif muséal, elle connaît un premier éclairage, celui de l’exposition, ie un lieu, des cartels, des cadres, une curation, etc.
Mais ce parergon (Derrida) se redouble à l’occasion de tout un corpus livresque qui vient accompagner, expliciter, voire parfois attester de l’existence de l’œuvre, son processus de création, son rôle ou son sens. Les ouvrages d’art, des monographies aux essais, sont ici concernés au premier chef. En quoi leur présence influence-t-elle le travail de l’artiste face à son œuvre première ? En quoi prédispose-t-elle la réception des regardeurs ? En quoi configure-t-elle l’horizon d’attente de chaque époque ?
À côté de ce livre optionnel, existe aussi des livres nécessaires à l’existence de l’œuvre, témoins qu’ils sont de son événement. Le land art et les performances sont des arts qui ont eu à cœur de développer divers outils d’enregistrement de leurs œuvres éphémères : vidéos, photos, mais aussi livres.
Comment le livre-document modifie-t-il la médiation et la création de l’œuvre d’art ?
Le livre comme objet plastique
Après les expérimentations mallarméennes, sont apparus des livres d’artistes qui entremêlent propositions plastique et littéraire : de la Prose du transsibérien de Cendrars et Delaunay (1913) aux livres pauvres de Leuwers. Il ne s’agit pas seulement de faire illustrer une œuvre littéraire par quelques grands noms de son temps (ce que le XIXè siècle avait largement accompli), mais bien chaque fois de produire un travail inédit, dans lequel deux forces créatrices composent, se relancent et se cherchent pour produire une œuvre insolite.
Prolongeant cette démarche, des artistes plasticiens se sont aussi emparés de l’objet, la forme ou l’idée pour créer une œuvre chimérique (Kiefer, Marcheschi), autrement dit présenter une œuvre d’art unique qui soit aussi un livre.
Qu’est-ce que le format livre induit dans le comportement et l’approche de ces artistes dans leur travail ? Quelles contraintes et quelles ressources a-t-il mis à leur disposition pour ouvrir à une autre façon de voir, de sentir, d’opérer ?
Comment l’objet-livre peut-il faire œuvre d’art ?
Le livre comme œuvre d’art
Dans les années 1960-1970, en marge de changements sociétaux majeurs et alors que les artistes s’inspiraient des velléités utopiques d’une société rêvant révolution, se sont développés les « livres d’artistes » : l’idée était d’utiliser le livre, tant dans son objectalité que dans son économie, pour diffuser au plus grand nombre une œuvre originale. C’est l’époque de l’art conceptuel et du mail art mais aussi celle de la contestation des circuits artistiques traditionnels – qui vit l’apparition de livres édités et imprimés par des artistes voulant distribuer leur travail via des circuits différents (librairies, bibliothèques). Si les aspirations d’alors ont sans doute fait long feu, la pratique n’en est pas moins attestée encore aujourd’hui (Watier, Werth).
Parallèlement à cette tendance, des maisons d’édition ou des auteurs se sont spécialisés dans certains secteurs éditoriaux, qu’il s’agisse du livre photographique (éditions sometimes) ou du livre illustré pour la jeunesse. À cet égard, on pourrait réfléchir au statut de cette production dédiée aux enfants, très riche et particulièrement innovante : des histoires lues au travers de dispositifs interactifs (lunii) aux livres augmentés, en passant par les pop-ups, la branche fourmille d’objets ingénieux. Certains noms d’artistes reconnus jalonnent d’ailleurs son histoire : Munari, El lissitzky, etc. Et donc l’album jeunesse : livre illustré ou livre d’art ? Et qui le statuera ?
Que cherche l’artiste qui se contraint à cette forme ? En quoi celle-ci limite-t-elle son travail en augmentant peut-être son impact ? Comment cette forme a-t-elle évolué depuis ses origines et en fonction de quelles contraintes (sociétales, économiques, médiatiques, etc) ?
Comment le livre peut-il se manifester comme œuvre d’art multiple ?
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Chacun de ces trois volets laissent transparaître de nouvelles problématiques sur l’œuvre, sa création ou sa réception. S’y terrent des tensions spécifiques : au-delà du rapport texte/image, peut-être faudrait-il tenter de creuser plus systématiquement celui entre support et œuvre, entre multiple et original, entre lecture et regard (la première étant séquentielle et intelligible, le second synoptique et sensible).
Qu’est-ce que cette forme de création apporte à la poïésis du créateur, à la manifestation de l’œuvre, ou à sa réception ?
Dans le périmètre ici explicité, nous attendons des propositions d’articles pouvant se pencher, sans exhaustive, sur :
- des études esthétiques de cas : d’artistes, d’œuvres, de corpus
- des approches sociologiques sur la réception de ces œuvres
- des analyses théoriques sur les enjeux et problématiques spécifiques de ce médium hybride (ou cette hybridation de médiums)
- des recherches historiques sur l’évolution du rapport du livre à l’œuvre d’art
- des travaux sur les enjeux de la conservation et de la diffusion de ces œuvres (lieu, technique, contraintes, communication)
- des articles éclairant la production de l’édition Jeunesse, du point de vue esthétique et philosophique
La revue Appareil, recueillant ces articles, est une revue d’esthétique philosophique. Elle creuse la notion d’appareil, qui postule l’existence de dispositifs techniques participant activement à la sculpture esthétique et politique d’une époque et d’une sensibilité. L’appel privilégiera donc des propositions adoptant une démarche philosophique ou théorique tentant de réfléchir la question à travers l’idée d’appareil.
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Pistes Bibliographiques
Brogowski Leszek et MOEGLIN-DELCROIX Anne, « Livres d'artistes. L'esprit de réseau », Nouvelle revue d’esthétique, vol. 2, no. 2, 2008 [en ligne].
Karapidakis Louisa, « Le livre d’artiste contemporain », Études Balkaniques, vol. 24, no. 1, 2020, pp. 347-367 [en ligne].
MOEGLIN-DELCROIX Anne, Esthétique du livre d’artiste, 1960-1980 : une introduction à l’art contemporain, 2e éd., Paris, Le mot et le reste & Bibliothèque nationale de France, 2011.
MILON Alain et PERELMAN Marc, L’esthétique du livre, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, coll. « Livre et société », 2010.
PEYRÉ Yves, Peinture et poésie : Le dialogue par le livre, Paris, Gallimard, 2001.
PHILLPOT Clive, Booktrek: selected essays on artists’ books 1972-2010, Dijon, Les presses du réel, 2013.
Van der Linden Sophie et Douzou Olivier, Album[s], Arles, Actes Sud, 2013.
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Contexte
Les textes seront réunis dans un numéro thématique de la revue en ligne Appareil à paraître fin 2023 sous la direction de Pascal Krajewski et Aurélie Pignon.
http://appareil.revues.org/
Les propositions (autour de 3.000 signes) doivent être adressées pour le 13 février 2023, accompagnées de quelques lignes de présentation de l'auteur.
Les propositions retenues donneront lieu à la rédaction d'un article complet (autour de 30.000 signes et jusqu’à 50.000) qui devra être envoyé pour le 15 juin 2023.
Les articles feront ensuite l’objet de plusieurs relectures par le comité de lecture de la revue.
Les consignes pour la rédaction des articles se trouvent ici.
Tout échange se fera à l'adresse mel : appareil-livredart@outlook.fr