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"Œuvres inadvenues : du reniement à la décréation", par P. Assouline (larepubliquedeslivres.com)

Publié le par Marc Escola

Sur la republiquedeslivres.com le blog de P. Assouline :

Œuvres inadvenues : du reniement à la décréation

Puisque plus rien ne tourne rond désormais et que tout est déréglé, il n’y a pas de raison que la spirale infernale épargne la vie littéraire. Voilà des décennies que les chercheurs se penchent sur les mécanismes de la création artistique dont relève la fiction romanesque ; ils ont même réussi à lever le voile sur bien des mystères à force d’études génétiques sur les manuscrits ; des logiques sinon des systèmes de création ont été ainsi mis à nu dans l’œuvre de nombre d’écrivains. Voilà pour les créateurs. Mais les décréateurs, vous y aviez pensé ? Moi non plus. Et pourtant, ils existent.

Ils renvoient à ce reproche adressé jadis par l’éditeur Gaston Gallimard à son ami Léon-Paul Fargue : « Vous êtes le principal obstacle à la publication de votre œuvre ». Par cette boutade apparemment paradoxale, il levait un lièvre dont l’écho résonna en 2019 lors d’un passionnant colloque de l’université de Rouen consacré à ces œuvres qualifiées par le site Fabula.org du joli mot d’« inadvenues » qu’elles aient été censurées sinon détruites par la main de l’homme ou qu’elles aient suscité une totale indifférence. Et vous, où peut-on se procurer vos livres ? Nulle part : ils sont inadvenus… Puissant ! enfin, d’un certain point de vue. Que ce manque, ce trou béant mais plein, existe ne fait guère de doute. Mais là où le mystère s’épaissit, c’est lorsque l’on s’aperçoit de la part active prise par certains auteurs à l’inaccessibilité de leur œuvre.

L’université a fait un champ de recherches de ces gestes négatifs de décréation. Drôle de néologisme auquel on ne se fait pas naturellement bien que Flaubert épistolier en ait été familier comme en témoigne don usage de « dé-parler », « dé-fumer » et même « dé-lire » ! Tout familier de l’histoire littéraire sait bien que tout écrivain a un jour ou l’autre abandonné des textes que leur inachèvement condamnait au cimetière des manuscrits -et celui-ci n’est pas plein de livres irremplaçables.

Le reniement, quant à lui, se révèle par l’absence éclatante dans le « du même auteur » du dernier livre : c’est René Char détruisant la plupart des 153 exemplaires de son premier recueil Les Cloches sur le cœur (1928) ; Emmanuel Roblès désavouant Caserne (1947) publié à ses débuts sous pseudonyme mais indigne de l’écrivain qu’il était devenu ; Annie Ernaux abandonnant son premier livre Du soleil à cinq heures après deux refus d’éditeurs tant si bien que le manuscrit a disparu depuis 1963 ; Claude Simon allant jusqu’à détruire les manuscrits de ses deux premiers livres des années 40 et empêcher leur réédition afin que la naissance de son son œuvre commençât en 1957 avec Vent et coïncidât ainsi avec celle du Nouveau Roman ; Marcel Jouhandeau faisant disparaitre toute mention de son Péril juif (1937) ; Jacques Chardonne éradiquant son très germanophile Ciel de Nieflheim en 1943 et en interdisant toute publication.. (on le voit, ces livres ne sont pas tous écartés au titre d’œuvres de jeunesse). Quant à Pierre-Jean Jouve (1887-1976), il a carrément renié en 1928 tout ce qu’il avait publié jusqu’en 1924 (en même temps que sa vie antérieure à la suite d’une profonde crise morale et psychologique) soit quatorze recueils de poésie, deux romans, trois essais, des pièces, des traductions, des articles… Le grand ménage ! […]

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(Illustr. : La Liseuse, 1880-1890, huile sur toile, 94 × 1,23 cm de Jean-Jacques Henner, Musée d’Orsay)