Les natures de Paris (1770-1914)
Colloque organisé dans le cadre du programme URBANATURE
I-Site FUTURE de l’Université Gustave Eiffel
25-26 mai 2023
En quel sens peut-on encore dire, un siècle après Walter Benjamin, que Paris fut la « capitale du XIXe siècle » ? Dans un ouvrage récent, Christophe Charle propose de conjuguer tous ces termes au pluriel : on trouverait à Paris une diversité de capitales, et une diversité de XIXe siècles. Foyer d’une « modernité » inaboutie et conflictuelle, dont on inventait alors l’idée, Paris était un lieu d’affrontement entre des populations et des formes de vie différentes qui se déployaient dans des temporalités et des mondes distincts. Capitale administrative, capitale des révolutions et théâtre de la lutte des classes, elle était une métropole industrielle mais aussi une capitale culturelle caractérisée par la coprésence exceptionnelle de ses savants, écrivains et artistes. Dans la continuité de ces réflexions, ce colloque voudrait montrer que Paris fut aussi une capitale de la « nature ».
Réunissant différents chercheurs et chercheuses en histoire et études littéraires, ce colloque s’efforcera d’interroger les manières de connaître la nature, de la décrire ou de la voir, et de sentir ou de ressentir sa présence singulière au sein de la métropole. La « nature » est un terme essentiellement contesté, une notion aux contours indécis. Elle est une catégorie d’emblée relationnelle, qui n’existe que dans son opposition à la culture et à la civilisation, pour désigner tout à la fois un autre de l’intérieur et une altérité radicalement extérieure. On s’intéressera à la nature parisienne (sa faune, sa flore, ses eaux et ses airs, son sol, et tous les usages qui en sont faits, notamment agricoles et industriels) et au fait que Paris, du Muséum d’histoire naturelle à l’Académie française, en passant par les Salons de peinture, fut un lieu éminent de construction et de circulation, bien au-delà des limites de la ville, de savoirs, discours et représentations portant sur « la Nature » en général. La tension entre ces différentes natures parisiennes permettra d’ouvrir un questionnement sur la nature de la capitale elle-même.
L’objectif de la rencontre sera de produire un livre sur la nature à Paris au XIXe siècle. On le prévoit comme alternant des réflexions de synthèse et surtout des études de cas, illustrées d’images, en privilégiant des formats courts et des études très concrètes et précises à partir desquelles poser des questions plus générales. On regroupe provisoirement celles-ci, ci-dessous, en trois grandes rubriques.
Savoirs
Capitale auto-désignée du monde civilisé, Paris est le lieu d’un arrachement symbolique à la nature. À défaut de pouvoir être l’égale de Rome, Athènes ou Jérusalem, la métropole se rêve en grande capitale érudite. Les expéditions d’Égypte, puis de Morée, d’Algérie et du Mexique, et autres grandes collectes archéologiques et anthropologiques, en font un foyer majeur de la recherche sur les origines de la civilisation. À partir de la Révolution française, la fonction civilisatrice passe aussi par une toponymie et des rituels commémoratifs qui pointent de plus en plus vers des valeurs morales, des événements historiques ou des philosophes exemplaires, plutôt que vers des réalités naturelles.
À cet arrachement à la nature, correspond toutefois un mouvement inverse, de naturalisation de la ville. De nombreux savants, de Georges Cuvier à Ernest Cosson, Joseph Valllot ou Eugène Belgrand, explorent la faune, la flore, et le sous-sol parisiens. Ces savoirs sur la nature indigène connaissent une vaste circulation et se prêtent à de multiples usages. Ils permettent une meilleure utilisation des ressources locales, nourrissent la culture antiquaire, renforcent les attachements à la capitale, ou lui donnent une valeur paradigmatique, tracent la voie de vérités plus générales.
Depuis plusieurs décennies, l’histoire des sciences a exploré la façon dont la construction de vérités scientifiques prétendument universelles s’ancrait dans des localités. Plus récemment, ces interrogations ont été transposées au cadre urbain. Plusieurs études montrent ainsi comment les grandes métropoles savantes ont su mobiliser des ressources humaines et matérielles éminemment urbaines. Dans leur prolongement, on pourra s’intéresser aux conditions spécifiquement parisiennes de l’élaboration de savoirs physiques, chimiques, botaniques ou zoologiques. Ceux-ci sont rendus possibles par un peuple de « petites mains » peu qualifiées, de fabricants d’instruments de précision, par des substances matérielles disponibles sur place, ainsi que par tout un monde de bibliothèques et de lieux de sociabilité que l’on peut assimiler à un travail invisible de la ville elle-même.
Les savoirs parisiens sur la nature sont en partie ceux des artisans, industriels et maraîchers, désormais privés de corporations de métiers, qui font vivre l’économie urbaine en mobilisant le labeur des animaux et des végétaux dans la capitale et dans ses alentours. Le contrôle de ce travail, et des cycles de matière qu’ils impliquent, est un enjeu important au sein des institutions savantes. Ces dernières, par le droit comme par les savoirs, veulent renforcer leur emprise sur le milieu naturel afin de contrôler les conditions de son appropriation. Les régimes successifs se munissent à cette fin de topographies, de mesures statistiques, de cartes et plans du milieu naturel. Ils tracent les contours d’une écologie urbaine destinée à favoriser la régénération politique.
Métabolismes
Un ancien mythe de fondation associait depuis le XVIe siècle les origines de Paris au culte d’Isis (Par-isis), déesse de la nature. Ce mythe est transfiguré par la Révolution française beaucoup plus qu’il ne devient obsolète. Au XIXe siècle, l’image qui faisait de la métropole un organisme vivant, gigantesque et monstrueux, n’est pas seulement une métaphore. Paris sécrète réellement les matières diverses, salpêtre, boyaux ou ossuaire, qui permettent son industrialisation. Elle fournit aussi le gypse, les pierres et la force musculaire qui construisent ses bâtiments et ses rues.
Bien avant les histoires environnementales du « métabolisme urbain », les contemporains perçoivent Paris comme une entité vivante, soumise à des flux de matière, de population, d’argent et d’énergie, à l’entrée et à la sortie. Cette idée traverse aussi bien les écrits des poètes et des romanciers, que la rationalité chimique, biologique et économique des statisticiens ou des hygiénistes. Les discours et savoirs, qui font de Paris un organisme malade de ses débordements physiques et moraux, justifient les destructions et reconstructions des grands travaux d’Haussmann.
Pendant la période étudiée, marquée par les révolutions, Paris connaît deux cycles successifs de transformation correspondant à deux moments du capitalisme. La Révolution française marque une première rupture : elle accélère radicalement un cycle d’industrialisation déjà entamé au cours des décennies précédentes, et transforme profondément le territoire politique. La vente des biens nationaux accélère la densification des quartiers centraux et voit émerger une nouvelle classe ouvrière. Le biotope parisien en est profondément changé, ainsi que les rapports entre le corps naturel de la ville et son corps politique, administratif et territorial.
La Révolution de 1848 initie une deuxième transformation. Le mouvement contre-révolutionnaire qu’enclenchent les journées de juin, en faisant éclater au grand jour la lutte des classes, accélère un processus que David Harvey décrit comme une « urbanisation du capital ». La destruction et le remplacement des anciens quartiers, et la mise en place de nouvelles infrastructures, modifient à nouveau le métabolisme parisien. Avec le chemin de fer, Paris s’empare des ressources naturelles de plus en plus lointaines pour les transformer en marchandises : comme dans la Chicago décrite par William Cronon, les ressources végétales et animales y sont découpées, standardisées, puis distribuées, mais aussi financiarisées. Il en découle un nouvel organisme, mi-artificiel et mi-naturel, dont on trouve les principales évocations littéraires chez Maxime du Camp ou Emile Zola.
Sensibilités
À la suite de Michael Löwy et Robert Sayre, on peut qualifier de « romantique » la révolte et la mélancolie que suscitent ces transformations successives : révolte contre le déracinement qu’elles font subir à la population, mélancolie de mondes perdus à jamais. Les écologies socialistes des Parisiens et des Parisiennes, tout comme les écologies libérales ou conservatrices, s’inscrivent dans cette même dynamique de rejet et d’acceptation, non sans réticences, de la « modernité ». Elles façonnent autant de sensibilités diverses à la nature parisienne et extra-parisienne.
Par quels documents visuels et techniques de visualisation, ou au contraire d’invisibilisation, Paris fabrique-t-elle un spectacle de la nature et les sensibilités qui lui correspondent ? La vue n’est pas le seul sens convoqué dans les manières de sentir la frontière mouvante entre nature et culture dans une ville en pleine industrialisation : depuis les travaux fondateurs d’Alain Corbin, on connaît le rôle des odeurs dans la construction d’un paysage olfactif dans lequel se construit un partage du sain et du malsain, sous le contrôle de l’odorat éduqué des hygiénistes. Le XIXe siècle est marqué par une bataille pour délocaliser les activités odorantes et incommodantes vers la banlieue, alors qu’un inventaire statistique des odeurs de Paris recense les industries odorantes et les émanations incommodantes. L’industrialisation de la ville change aussi profondément le paysage sonore, suscitant une nouvelle attention aux sons jugés « naturels ».
De nombreuses infrastructures propres à la capitale sont impliquées dans le façonnement des sensibilités parisiennes à la nature : musées et collections d’objets, bibliothèques, salons, journaux illustrés et récits de voyage, ou encore projets d’urbanisme. La réflexion doit ici pouvoir varier les échelles d’analyse : les intérieurs bourgeois végétalisés, les promenades en ville ou à proximité, le tourisme provincial et ses effets de domination, ou encore les expéditions scientifiques aux quatre coins de l’horizon, sont autant d’espaces différents pour la construction d’une nature « parisienne ».
Les contributions pourront aborder une grande diversité de thèmes, parmi lesquels on peut citer, sans limitation :
· les activités agricoles et le maraîchage, l’artisanat et l’industrie (transformation et exploitation de la nature), les fabricants d’instruments de précision, l’utilisation des substances naturelles sécrétées par Paris ou prélevées dans la ville (carrières de gypse, la pêche, la chasse, etc.) ;
· les institutions savantes étudiant la nature transformant les paysages urbains, comme le Muséum national d’Histoire naturelle, les sociétés savantes, etc., les discours savants de la nature à Paris, les travaux sur l’histoire érudite de Paris, les savoirs administratifs ou policiers sur la ville, etc. ;
· l’édition et les images de la nature (illustrations, dioramas, photographies, etc.), la mise en scène de la nature dans l’espace urbain (ou celle de l’espace urbain dans la nature), la cartographie parisienne, la nature et l’art (Salons, etc), les expositions industrielles puis universelles (les expositions des ressources de la nature), etc. ;
· les végétaux et animaux dans l’espace domestique (animaux domestiques, taxidermie, serres, etc.), l’horticulture à Paris, le commerce des animaux domestiques, la nature exotique, les animaux sauvages (oiseaux, vermine), etc. ;
· la nature au travail (animaux, végétaux) : les exploitations urbaines, les abattoirs, les animaux de trait, etc. ;
· les jardins et espaces verts parisiens : esthétique des jardins, hygiénisme, promenades haussmanniennes, etc. ;
· les usages de l’eau (porteurs d’eau, la Bièvre, les eaux stagnantes, la Seine, les puits artésiens) etc ;
· la perception du ciel et l’impact de l’éclairage public, les perceptions sensorielles : les couleurs, les sons et les odeurs de la nature à Paris, etc.
Les communications formeront la base de publications écrites. L’ouvrage envisagé réunira des contributions courtes, portant si possible sur des lieux précis ou des types de lieux parisiens, richement illustrés : les communications pourront mettre en avant des images, des documents visuels, des documents d’archives ou encore des textes littéraires et seront issues de plusieurs champs disciplinaires : l’histoire, l’histoire de l’art ou encore la littérature. Elles pourront être ponctuées de textes de synthèse sur des thématiques plus généralistes.
Organisation : Bénédicte Percheron et Julien Vincent
Les propositions de communication de 2000 signes espaces comprises maximum, sont à envoyer à Julien.Vincent@univ-paris1.fr et à urbanature.recherche@gmail.com au plus tard le 15 janvier 2023. Elles seront accompagnées d’une courte bio-bibliographie.
________________________
Bibliographie indicative
Barles, Sabine, La ville délétère. Médecins et ingénieurs dans l’espace urbain, XVIIIe-XIXe siècles, Ceyzérieu, Champ Vallon, 1999.
Barles, Sabine, L’invention des déchets urbains, France, 1790-1970, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2005.
Belhoste, Bruno, Paris savant. Parcours et rencontres au temps des Lumières, Paris, Armand Colin, 2011.
Boni, Livio et Guillaume Sibertin-Blanc, La ville inconsciente, Paris, Hermann, 2018.
Boutin, Aimée, City of Noise: Sound and Nineteenth-Century Paris, University of Illinois Press, 2015.
Charle, Christophe, Paris capitales des XIXe siècles, Paris, Seuil, 2021.
Choay, Françoise, La Règle et le modèle (1980), Paris, Seuil, 1996.
Choay Françoise, L’Allégorie du patrimoine (1992), Paris, Seuil, 2007.
Corbin, Alain, Le miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social XVIIIe-XIXe siècles, Paris, Flammarion, 1982.
Crary, Jonathan, Techniques de l’observateur. Vision et modernité au XIXe siècle (1988), Bellevaux, Dehors, 2016.
Daugeron, Bertrand, Collections naturalistes : entre sciences et empires (1763-1804), Paris, MNHN, 2009.
Descola, Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Seuil, 2005.
Dierig, Sven, Jens Lachmund, and J. Andrew Mendelsohn (dir.), « Science and the City », Osiris, vol. 18, 2003.
Frondizi, Alexandre, « Paris au-delà de Paris : urbanisation et révolution dans l’outre-octroi populaire, 1789-1860 » thèse non publiée de 2018, IEP Paris.
Gribaudi, Maurizio, Paris ville ouvrière. Une histoire occultée 1789-1848, Paris, La Découverte, 2014.
Guillerme, André, La naissance de l’industrie à Paris. Entre sueurs et vapeurs, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2007.
Harvey, David, Paris, capitale de la modernité, Paris, Amsterdam, 2017.
Le Roux, Thomas, Le laboratoire des pollutions industrielles. Paris 1770-1830, Paris, Albin Michel, 2012.
Löwy, Michael et Robert Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992.
Mathis, Charles-François et Pépy, Émilie-Anne, La ville végétale. Une histoire de la nature en milieu urbain (XVIIe-XXIe siècles), Ceyzérieu, Champ Vallon, 2017.
Pardoen, M. (2019). Projet Bretez: une pincée de son dans l’Histoire. Digital Studies/le Champ Numérique, 9(1), 11. DOI: http://doi.org/10.16995/dscn.350.
Synowiecki, Jan, Paris en ses jardins. Nature et culture urbaine au XVIIIe siècle, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2021.
Tarr, Joel, et McShane, Clay, The Horse in the City. Living Machines in the Nineteenth-Century, Johns Hopkins University Press, 2007.
Van Damme, Stéphane, Métropoles de papier. Naissance de l’archéologie urbaine à Paris et à Londres (XVIe-XXe siècle), Paris, Les Belles Lettres, 2012.
Vincent, Julien (dir.), « Les écologies du XIXe siècle », Romantisme, n°189, 2020.
Waquet, Françoise, Dans les coulisses de la science. Techniciens, petites mains et autres travailleurs invisibles, Paris, CNRS éditions, 2022.
Renseignements : Julien.Vincent@univ-paris1.fr et urbanature.recherche@gmail.com
Site internet : https://urbanature.hypotheses.org/