
2022 est une année lumière. C’est l’année qui marque le cente-naire de Jacques Stephen Alexis, cet écrivain lumineux ayant laissé ses empreintes sur les lettres francophones, en particulier la littérature haïtienne. D’aucuns diront qu’Alexis, pour reprendre une expression chère à Eddy Arnold Jean se référant à Coriolan Ardouin, est passé « comme une comète dans l’histoire de la littérature haïtienne », et rien ne prédit si la postérité sera capable de lui rendre ce qu’elle lui doit tant son génie, sa science et son engagement n’ont d’égal que dans cet amour voué à l’homme, son semblable, à ce rêve, cet idéal parcourant son œuvre de part en part, à savoir rendre à ce monde toute son essence longtemps perdue. Ce véritable météore, quelquefois oublié comme tant d’autres de la critique, « a droit à la reconnaissance de la postérité » pour avoir laissé une œuvre gigantesque, source inépuisable pour la naissance d’une nouvelle humanité.
Ce numéro de Legs et Littérature se propose de porter un (nouveau) regard sur la vie et l’œuvre de Jacques Stephen dans toute sa portée militante, politique, littéraire, philosophique et idéologique en comparaison au contexte historique qui l’a vue naître. Il invite à réfléchir sur le sens et la dimension de son engagement à la fois comme créateur, politique et médecin dans la lutte contre les inégalités, l’avènement d’une cité juste et équitable –et, par extension, d’un monde meilleur.
SOMMAIRE
Michèle Duvivier Pierre-Louis, Jean-Jacques Cadet, Ulysse Mentor, Dieulermesson Petit Frère — Éditorial (p. 5-15)
L'intégralité du texte de l’éditorial est disponible sur Le site de LEGS EDITION
1. Jacques Stephen Alexis
Alba Pessini — Une approche écopoétique de Les Arbres musiciens de Jacques Stephen Alexis (p. 23-42)
Les lectures écocritiques depuis les années 90 du siècle dernier ne cessent de se multiplier et interpellent de plus en plus les productions littéraires caribéennes. La littérature haïtienne se prête tout particulièrement à cette approche. Surtout les textes littéraires les plus récents qui mettent en scène les relations problématiques des personnages à leur environnement et convoquent aussi un contexte géographique et spatial en pleine déliquescence, en exploitant, entre autres, le leitmotiv de la catastrophe. Un rapide regard à rebours souligne combien les textes fondateurs de la littérature haïtienne, nous pensons en particulier à Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain et à son héros Manuel, ont ouvert la voie aux interrogations écologiques. Et pour cause, comment parler de la terre d’Haïti sans parler d’une terre colonisée et donc exploitée ? Ce même questionnement est présent dans les œuvres de Jacques Stephen Alexis (en particulier dans Les Arbres musiciens) et il nous semble pertinent d’enquêter sur un possible engagement écologique de l’auteur haïtien, d’essayer de faire émerger un aspect auquel la critique a jusqu’ici préféré l’engagement politique et esthétique d’Alexis. Nous nous proposons donc de relire Les Arbres musiciens au prisme d’une perspective théorique qui nous paraît adaptée à la production alexisienne.
Carrol F. Coates — Nan remanbrans Jak Estefèn Aleksi (p. 43-51)
Les quatre romans de Jacques Stephen Alexis se regroupent en deux segments. D’abord, Compère Général Soleil et Les Arbres musiciens ont comme scène les régimes de Sténio Vincent et d’Élie Lescot, surtout les années 1937 et 1942. Alexis fait le contraste entre un gouvernement corrompu et un peuple misérable, accablé d’un désastre après l’autre. Ensuite, dans L’Espace d’un cillement et l’Étoile Absinthe, on se trouve en 1948 et après (le régime de Dumarsais Estimé), Alexis veut prévoir une « grande Fédération Caraïbe » qui s’opposerait aux USA. La domination du grand pays au nord est toujours présente à travers ces quatre romans, le plus souvent en sourdine. Le régime de Franklin Delano Roosevelt (1933-1945) se trouve en un parallèle proche aux régimes successifs de Vincent et Lescot (1930-1946). Aux lecteurs et lectrices de réfléchir à la stratégie d’Alexis d’avoir un peu masqué la politique nord-américaine, si sûrement visée derrière les péripéties de ses romans.
Jean-Jacques Cadet — Le marxisme, seul guide possible de la révolution haïtienne (1959). Préoccupation épistémologique : élargir la théorie (p. 53-64)
Cet article problématise la conception de Jacques Stephen Alexis du dépassement, terme qui était au centre des crises et des relectures du marxisme au début du 20e siècle. L’auteur montre comment Alexis invite à reformuler la question du dépassement en fonction d’un élargissement continu axé sur l’émergence de nouvelles thématiques singulières. De plus, l’article valorise la stratégie haïtienne d’Alexis pour apporter une réponse anticoloniale aux crises du marxisme. L’auteur l’explique comme un écart avec les marxismes européens nécessitant constamment des innovations théoriques et pratiques afin de sortir de leur enfermement conceptuel et historique. Cette relecture alexienne du marxisme s’inscrit dans une démarche épistémique dialectique visant à « résoudre » les crises du marxisme en interpellant des cas non considérés par la tradition orthodoxe. Alexis ne fait que créer une « crise » dans cette crise du marxisme, ce qui enrichit le flux conceptuel de cette théorie.
Jackqueline Frost — Se souvenir de Jacques Stephen Alexis, communiste haïtien ? (p. 65-73)
Silencing the Past. Power and the Production of History, le chef-d’œuvre de l’anthropologue Michel-Rolph Trouillot, soutient que la révolution haïtienne a été bannie de l’imaginaire historique mondial, un fait qui rappelle le vers fameux de René Char, « On ne croit pas à la bonne foi du vainqueur. » Si Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessalines, Alexandre Pétion et Henri Christophe ont été tardivement incorporés dans l’histoire fétiche des révolutions par les marxistes du Nord, les révolutionnaires communistes, héritiers de cette grande révolte noire, comme Jacques Stephen Alexis, sont presque entièrement inconnus. Il est essentiel de souligner l’étrangeté de ce fait. Malgré notre goût pour la culture révolutionnaire moderne, la littérature de Jacques Stephen Alexis a été quasiment oubliée dans les pays du Nord. Dans cette note de lecture, qui porte sur le roman Compère Général Soleil, l’auteure demande : pouvons-nous, dans les pays nord-atlantiques, nous souvenir de Jacques Stephen Alexis ?
Chadia Chambers-Samadi — Influences poétiques et politiques de Cuba sur Jacques Stephen Alexis (p. 75-90)
Après un résumé des rapports entre Haïti et Cuba au moment de leur émancipation coloniale, cet essai vise à mettre en relief les affinités politiques et esthétiques (poétiques) que Jacques Stephen Alexis entretient avec Cuba et ses auteurs, à la moitié du XXe siècle. Pour se faire, on analyse d’abord comment les expériences politiques de chaque pays influence l’autre, avant de souligner l’influence poétique de Cuba sur Alexis qui est visible à trois niveaux : à travers l’influence d’auteurs cubains comme Nicolás Guillén, puis l’expérience cubaine des personnages de ses romans L’Espace d’un cillement et L’étoile Absinthe et à travers la modernisation de la forme médiévale qu’il choisit dans son Romancero aux étoiles.
Pierre Suzanne Eyenga Onana — Poétisation du mal-être citoyen et plaidoyer pour le vivre-ensemble dans Lettre à François Duvalier de Jacques Stephen Alexis (p. 91-109)
En proie aux menaces récurrentes et autres intimidations manifestées à son endroit par les miliciens du régime du Président François Duvalier, Jacques Stephen Alexis formule un plaidoyer pour sa liberté. La lettre mémorable que commet cet écrivain-médecin à l’adresse de son bourreau alterne entre dénonciation d’une théorie du pouvoir articulée autour de la manipulation des consciences et postulation du vivre-ensemble entre divers acteurs de la société politique. Comment se poétise le mal-être de cet écrivain haïtien dans sa trame épistolaire aux fins de laisser éclore la démocratie et la conversation brachylogique ? En deux grandes parties, on répond à cette question en activant les ressorts de la Nouvelle Brachylogie échafaudée par Mansour M’Henni. Il s’agit de montrer comment cette variante poétique se déploie à travers la transversalité de la parole d’un homme traumatisé qui appelle toutefois une dynamique conversationnelle plus opérante entre les hommes.
Carlo A. Célius — Les arts plastiques et la genèse du réalisme merveilleux (p. 111-134)
Les travaux consacrés au réalisme merveilleux privilégient le champ littéraire. Pourtant Jacques Stephen Alexis a envisagé toutes les formes de création dans sa construction théorique. Et les arts plastiques y ont joué un rôle déterminant. Cet article montre que le syntagme « réalisme merveilleux » lui-même, Alexis l’emprunte aux discussions engagées au sein de ce domaine de création.
Frantz-Antoine Leconte — À la recherche de l’univers de Jacques Stephen Alexis (p. 135-159)
L’année 2022 marque le centième anniversaire de naissance de Jacques Stephen Alexis, médecin, militant et écrivain dont l’œuvre a largement dépassé dans les frontières de la littérature haïtienne, antillaise et francophone. Plus de soixante ans depuis la publication de son premier roman, Compère Général Soleil, et cinquante ans après sa mort, l’œuvre continue à marquer les esprits et l’homme continue à fasciner les esprits. Nombre d’hommages lui ont été rendus depuis son terrible assassinat par les hommes de main de François Duvalier. En cette année, les événements sont légions, aussi bien dans son pays que dans d’autres contrées du monde. On retiendra que Jacques Stephen Alexis a opéré de grands changements dans le champ littéraire. Inspirée de sa propre réalité socio-politique, la langue, l’esthétique et la poétique d’Alexis ont quelque chose qui relèvent de l’interdit. En plus d’élaborer des réflexions théoriques sur la chose littéraire, il ouvre des perspectives nouvelles pour la production romanesque. Cette réflexion entend faire le tour de l’univers romanesque d’Alexis à partir des grilles de lecture de divers essayistes et inviter le lecteur à (re)découvrir ces témoignages et leur apport dans toute tentative de compréhension de la vie et de l’œuvre de l’écrivain-héros disparu.
Claudy Delné — Le romanesque comme aboutissement théorique de Jacques S. Alexis (p. 161-188)
Prédécesseur ou théoricien avant-gardiste d’Édouard Glissant sur l’indivisibilité du monde, Jacques Stephen Alexis a révolutionné l’art romanesque en raison de son originalité et de sa capacité d’émerveillement. Mais ce romanesque ne provient nullement d’un vacuum ou ne résulte d’une pure fantaisie de l’imagination, il trouve sa source première dans le réel et s’inspire à la fois des grandes préoccupations esthétiques, éthiques et critiques de son temps. Alexis s’est essayé à presque tous les genres, mais le roman a été son domaine de prédilection, sa chasse gardée. Fondateur de l’école esthétique du Réalisme merveilleux et du Parti politique d’Entente Populaire (PEP), il a laissé derrière lui un corpus théorique non moins négligeable qui a de grandes ramifications sur l’œuvre romanesque comme telle. La critique ne voit qu’une relation de complémentarité entre les deux. Mieux qu’une illustration de sa théorie, le romanesque d’Alexis est davantage un développement de sa pensée à partir de nouvelles formes. En d’autres instances, l’œuvre peut nettement prolonger, dépasser la théorie ou la mettre à l’épreuve. Ce présent article est à la fois une tentative de synthèse de ce que sous-tend ce corpus partiel, et une appréciation de l’idéologie marxiste et de la notion de la belle amour humaine d’Alexis dans Compère Général Soleil, L’Espace d’un cillement et L’étoile Absinthe.
2. Entretiens témoignages et portraits
Louis-Philippe Dalembert : « Jacques Stephen Alexis était un homme entier » (p. 191-193)
Claudy Delné : « Jacques Stephen Alexis est un pionnier incontournable de la littérature haïtienne contemporaine » (p. 195-198)
Ralph Jean-Baptiste : « Jacques Stephen Alexis… est le plus grand conteur des lettres haïtiennes » (p. 199-203)
Emmelie Prophète : « Jacques Stephen Alexis, c’est la complétude » (p. 205-208)
Évelyne Trouillot : « Jacques Stephen Alexis, c’est la quête de la justice » (p. 209-213)
Lyonel Trouillot : « Alexis, c’est le parti pris d’Haïti » (p. 215-218)
Dieulermesson Petit Frère — Jacques Stephen Alexis ou l’humanisme dans tous ses états (p. 219-227)
3. Lectures
Dieulermesson Petit Frère — Compère Général Soleil (p. 231-234)
Sony Calixte — Compère Général Soleil (p. 235-237)
Carrol F. Coates — Les arbres musiciens (p. 238-241)
Alexandra V. Destin Pierre — Les arbres musiciens (p. 242-245)
Maurice Joseph — L'Espace d'un cillement (p. 246-248)
Chrisvinan Joseph — L'Espace d'un cillement (p.249-251)
Évens Dossous — L'étoile Absinthe (p. 252-255)
Déborah Pépé — L'étoile Absinthe (p. 256-258)
Jean-Hérold Paul — Romancero aux étoiles (p. 259-261)
4. Créations
Jacques Stephen Alexis — Adieu à un camarade et autres textes (p. 265-276)
Yanick Lahens — Ma mort est plus belle que ma vie. Notes sur deux inedits d'Alexis (p. 277-280)
Jacques Stephen Alexis — Lettre à une inconnue (p. 281-288)
Jacques Stephen Alexis — Dernier message (p. 289-292)
Jacques Stephen Alexis and Carrol F. Coates — General Sun, My Brother [Extract] (p. 293-204)
Jacques Stephen Alexis and Carrol F. Coates — The Musicians Trees [Extract] (p. 305-317)
Jacques Stephen Alexis, Carrol F. Coates and Edwidge Danticat — In the Flicker of an Eyelid [Extract] (p. 319-325)
Mélissa Béralus — Komisyon pa chay (p. 327-330)
Sadrac Charles — Avril (p. 331-334)
Marie Josée-Desvignes — Célestina (p. 335-340)
Évens Dossous — Lettre à Davidson Lamy (p. 341-345)
Mario Alberto Dulcey, Mirline Pierre — Carta para un militante haitiano (p. 347-351)
Mario Alberto Dulcey, [Trad.: Mirline Pierre] — Lettre à un militant haïtien (p. 352-355)
Salomon Jean-Charles — Ce que disent nos pas (p. 357-360)
Jean-Robert Léonidas — À Jacques Stephen Alexis (p.361-365)
Navia Magloire — Destin de feu et autres poèmes (p. 367-374)
Dieulermesson Petit Frère — Lettre à El Caucho (p. 375-380)
Guy Régis Jr — Jak sole tou vivan (p. 381-383)
5. Bio-bibliographie des contributeurs
La bio-bibliographie des contributeurs au numéro est disponible ICI
Le dessin de couverture, réalisée à partir d'une photo de Jacques Stephen Alexis, est l'oeuvre de l'artiste Fritzgérald Muscadin.
La réalisation du numéro de la revue a bénéficié du support financier de la Fondation connaissance et liberté (Fokal).