Face à différents événements manquants — qu’il s’agisse de guerres, d’attentats terroristes, ou de catastrophes naturelles — les réactions individuelles, le traitement médiatique et les réactions politiques diffèrent considérablement. Ainsi, certains événements nous touchent individuellement, donnent lieu à une importante médiatisation et des réponses politiques fortes, tandis que d’autres sont banalisés et relégués au second plan. Ainsi, en Europe, l’élan de solidarité individuelle et collective pour les réfugié·es de la guerre en Ukraine, l’attention médiatique qui leur a été accordée, et les dispositifs d’aide mis en place par différents États sont sans commune mesure avec les réactions face à l’arrivée de réfugié·es des guerres en Syrie, en Irak et en Afghanistan. Alors même que la diffusion d’Internet et des réseaux sociaux permet un accès plus immédiat et mondial à l’information, des formes de sélection empathique perdurent. Dans la lignée du colloque « Empathie sélective : États, silence médiatique et minorités », qui a eu lieu en décembre 2021, ce numéro de la revue Hybrid s’intéressera à la question de l’empathie sélective et de l’ensemble des dispositifs (techniques, médiatiques, politiques et idéologiques) qui la sous-tendent, ainsi que les réponses apportées par les différentes formes d’art.
Le terme d’empathie est apparu en langue allemande à la fin du xixe siècle (Hochmann) et s’est popularisé ces dernières décennies en psychologie, neurosciences et sciences sociales, suscitant d’importants débats sur les phénomènes psychiques et sociaux qu’il recouvre (Perreau). Dans le cadre de ce numéro, nous proposons de définir l’empathie comme le fait de se projeter à la place d’autrui et de percevoir ce qu’il ressent. Ce numéro a pour objectif d’analyser l’empathie comme une notion qui fait référence à des ressentis individuels, mais aussi à leurs formes d’expression, privées ou publiques, politiques et artistiques, verbales (réseaux sociaux, communiqués d’organisations, discours ou pancartes lors de rassemblements, pétitions, etc.) ou non-verbales (minutes de silence, marches blanches, photographies, peintures, danse, etc.). L’empathie ressentie ou non face à différents phénomènes peut dès lors être lue comme le reflet d’un rapport au monde et aux autres. L’empathie est ainsi un processus individuel, mais qui s’inscrit dans des cadres collectifs. Essayer de comprendre les ressorts de cet investissement empathique du public amène donc à s’interroger sur la formation des sentiments d’appartenance collective des individus, et des valeurs qui les sous-tendent. L’ampleur et le cadrage proposés par le traitement médiatique orientent et reflètent d’un même élan des sentiments d’empathie au sein des populations. Si la relation entre médias et empathie est forte, le traitement médiatique n’est toutefois pas un reflet exact des émotions que suscitent des événements. Il existe différents degrés d’émotion face à un même événement et au traitement médiatique qui en est fait : différents facteurs peuvent expliquer ce que Gérôme Truc définit comme des « modes de concernement ». On peut ressentir une empathie particulière en raison de caractéristiques communes (âge, sexe, emploi, lieu de vie, etc.), d’expériences personnelles ou familiales, ou encore de liens historiques, culturels ou politiques. En somme, quelles conditions socio-politiques déterminent l’empathie et son absence ?
Origine possible de la mobilisation, l’empathie suscitée par une atteinte à « ce à quoi nous tenons » (Dewey) fait se mouvoir individus et collectifs. Ces entrepreneurs de cause s’appuient éventuellement sur ce processus émotionnel pour générer un soutien à leurs actions. C’est notamment le cas de réfugiés Ouïghours ou d’ONG les défendant, ou encore d’actions comme celles de Greenpeace pour attirer l’attention sur les effets concrets des actions humaines sur la forêt amazonienne.
De plus, les réseaux sociaux jouent un rôle crucial dans la diffusion de l’empathie. Ainsi, comme l’expliquent Camille Alloing et Julien Pierre, l’expression des émotions fait l’objet de circulations virtuelles signalant par là même « le désir de partager ce qui nous affecte ». Cette dynamique affective est ainsi sous-tendue par des dispositifs numériques qui font de l’affect « une donnée informatique » qui détermine « la transformation numérique de nos émotions » d’une part, et « une nouvelle façon d’agir sur le corps » d’autre part (Alloing & Pierre).
Enfin, les médias jouent un rôle fondamental dans le cadrage des faits d’actualité, et orientent ainsi les réactions à un événement. Ainsi, le traitement médiatique de différentes crises à travers le monde ne semble pas se déployer dans une même envergure. Comment expliquer que l’incendie de Notre-Dame ait occupé l’attention continue des chaînes d’information et de la presse mondiale quand, la même année, les médias occidentaux ne commencent à s’intéresser à l’incendie en Amazonie qu’après un certain temps de latence, au détriment du vivant en général ? Provoquant l’ire d’une partie des réseaux sociaux, ce traitement médiatique est si sélectif que, même une fois ces incendies mis sur le devant de la scène, ils sont présentés comme les destructeurs du « poumon vert » du monde (occidental) assigné à une fonction unique : veiller à la survie d’autre chose que lui-même. Les populations et les écosystèmes ne sont pas considérés comme des êtres à part entière, mais comme des vies cantonnées à de simples moyens, réduites au silence de l’utilitaire.
À l’heure des bulles de filtres algorithmiquement construites (Eli Pariser) et du capitalisme de surveillance (Zuboff), nous pouvons nous demander jusqu’à quel point nos sentiments d’empathie sont une co-construction entre notre individualité et des dispositifs médiatiques orientant nos attentions et nos affects (Citton). La question de l’empathie sélective doit ainsi être interrogée dans une étude de la dimension collective de viralité — pourquoi l’image du corps d’Aylan Kurdi fait-elle le tour des médias européen en 2015 lorsque tant d’autres enfants sont victimes de guerre chaque jour ? — mais également à l’échelle du tout un chacun — pourquoi lors de mes navigations en ligne je trouve plus de publicités ciblées autour de tel fait d’actualité ou de telle guerre plutôt que de tel ou telle autre ?
De quoi ce « réchauffement médiatique » sélectif (Boullier) est-il le nom ? Nous pourrons nous demander comment fonctionnent les dynamiques d’attention médiatique, en nous inscrivant dans les réflexions de Nelly Quemener qui comprend le terme « intensité » (des controverses médiatiques) selon un double mouvement : à la fois « concentration de l’attention publique sur un sujet de débat » et, parallèlement, « dissémination des logiques confrontationnelles dans une multitude d’espaces ». Aussi devient-il intéressant de se pencher sur la formation de communautés non seulement affectives, mais également « réactives » qui conditionnent en partie notre rapport à l’objet de la controverse et construisent des formes de légitimité empathique qui informent les rapports de pouvoir selon des « arènes » et des « dispositifs qui opèrent telles des scènes de contraintes » (Quememer). En somme, quelles sont les modalités globales qui déterminent l’attention que nous portons à tel événement qui se voit accorder (ou non) le statut de controverse ou de crise mondiale ?
Ce numéro pourra entre autres aborder les questions suivantes :
Comment et selon quels dispositifs se forment les communautés empathiques ?
Comment faire entendre sa voix dans un univers médiatique marqué par de fortes polarisations attentionnelles ?
Comment la littérature, et les arts performatifs au sens large, ainsi que les activistes politiques, les juristes, et les individus anonymes luttent-ils et elles pour faire entendre ces voix réduites au silence ?
Dans une approche phénoménologique, comment caractériser le fait d’être mis sous silence ?
Comment les dispositifs médiatiques et numériques déterminent les cadres de l’empathie et leur sélectivité ?
Comment se constituent les « communautés affectives » face aux controverses ou, plus généralement, aux événements médiatiques dans l’espace public ?
Comment, dans un cadre universitaire, pouvons-nous parler de ces questions sans se les approprier au point de rendre notre posture éminemment contradictoire, et prendre publiquement la place des premier·es concerné·es ? Comment produire une connaissance sur ces questions sans octroyer à notre discours le premier rôle, mais en parlant conjointement avec celles et ceux réduit·es au silence ?
Comment parler pour les non-humains ?
Les propositions d’articles, au maximum de 5 000 signes, comprendront un titre, une présentation de l’article, énonçant clairement la question traitée et la problématique suivie, ainsi que les méthodes utilisées, et si possible une brève indication des résultats et conclusions. Elles indiqueront également les nom, prénom, statut, rattachement institutionnel et courriel de l’autrice ou auteur.
Hybrid est une revue bilingue (français-anglais) ; ArTeC prendra en charge la traduction de chacun des articles acceptés pour la publication. La revue sera publiée sur OpenEdition Journals par les Presses de Vincennes.
Calendrier :
Date limite d’envoi des propositions d’articles à empathieselective@protonmail.com : 15 juin 2022
Notification d’acceptation sous couvert d’acceptation par la revue : 20 juin 2022
Date limite d’envoi des articles de 30 000 signes maximum (espaces compris) : 31 août 2022
Co-directeurs/co-directrice du numéro:
Julien Brugeron
Allan Deneuville
Soukayna Mniaï
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Orientations bibliographiques :
ALLOING, Camille, PIERRE, Julien, Le Web affectif. Une économie numérique des émotions, INA éditions, 2017.
BOULLIER, Dominique. « Lutter contre le réchauffement médiatique ». Internetactu.net, 2019.
BUTLER, Judith. Precarious life: the powers of mourning and violence. London; New York: Verso, 2006.
CHURCHILL, Ward, “I am an Indigenist: Notes on the Ideology of the Fourth World” in Acts of Rebellion: The Ward Churchill Reader (New York: Routledge, 2003)
CITTON, Yves. Pour une écologie de l’attention. La couleur des idées. Paris : Seuil, 2014.
DAS, Veena. Affliction : health, disease, poverty. New York: Fordham University Press, 2015.
DEWEY, John, Le Public et ses problèmes, Paris, Gallimard, 2010.
GOFFMAN, Erving. Les Cadres de l’expérience, Paris, Éditions de Minuit, 1991.
HOCHMANN, Jacques. Une Histoire de l’empathie, Paris, Odile Jacob, 2012.
HONNETH, Axel, La lutte pour la reconnaissance. Paris : Gallimard, 2015.
PARISER, Eli, The Filter Bubble: What the Internet Is Hiding from You, New York, Penguin Press, 2011.
PERREAU, Laurent. Chapitre 1. Empathie et sciences sociales : les divers motifs d’une mise à distance In : Les paradoxes de l’empathie : Philosophie, psychanalyse, sciences sociales [en ligne]. Paris : CNRS Éditions, 2011.
QUEMENER, Nelly, « “Vous voulez réagir ?”. L’étude des controverses médiatiques au prisme des intensités affectives », Questions de communication, 33 | 2018, 23-41.
SPIVAK, Gayatri Chakravorti. Les subalternes peuvent-elles prendre la parole ? Paris: Amsterdam, 2009.
TRUC, Gérôme. Sidérations : une sociologie des attentats, Paris, PUF, 2016.
ZUBOFF, Shoshana. . The age of surveillance capitalism : The fight for a human future at the new frontier of power, New-York, PublicAffairs, 2018