Colloque Franz Kaltenbeck : autour de la parution de L’écriture mélancolique et de La psychanalyse depuis Beckett
Colloque Franz Kaltenbeck : autour de la parution de L’écriture mélancolique et de La psychanalyse depuis Beckett
« Le roman est un putain de tueur », a affirmé l’écrivain américain Don DeLillo. Écrire n’est pas seulement composer un texte au style inimitable. Le grand auteur touche à l’inquiétante étrangeté, au sulfureux, voire à l’incandescent et au glauque. La Chose freudienne (das Ding) est au coeur de tout chef d’œuvre littéraire. La belle forme a son revers monstrueux. Les descriptions d’une nature paisible et domestiquée se transforment ainsi en des tableaux effrayants dans le roman L’Homme sans postérité d’Adalbert Stifter.
L’étude psychanalytique de la littérature depuis Freud fait de l’écrivain le supposé-savoir de son symptôme poétique. Freud reste fidèle à la lettre des poètes qu’il a lus, tout comme Lacan qui écrit précisément que cette lettre dessine « le bord du trou dans le savoir2 ». Pour la psychanalyse, l’écriture pousse le savoir jusqu’aux abîmes de la pulsion de mort ou de la relation entre les sexes. L’homophonie a letter et a litter forgée par Joyce dans Finnegans Wake cristallise la conception lacanienne paradoxale, voire provocatrice, de l’écriture qui touche au réel. L’écriture est déchue de son rang d’objet précieux, idéalisée dans la sublimation, pour devenir un déchet, l’objet a. Le processus créatif n’est plus une opération épurée mais bien le lieu d’un combat vital où l’écrivain se débat avec sa jouissance. « Le style est l’homme même3 », le célèbre aphorisme de Buffon, est remotivé, enrichi et révolutionné par la psychanalyse.
Dans le Séminaire Le Sinthome (1975-1976), Lacan déchiffre l’écriture de James Joyce comme une réécriture de son symptôme, celui-ci étant défini comme ce qui ne va pas dans le réel. Aussi Lacan a-t-il affirmé, à partir de sa lecture attentive des textes de Joyce, que l’écriture avait protégé le poète irlandais de sa psychose4. L’écriture est le sinthome de Joyce, elle est lien, savoir-faire singulier avec sa souffrance.
Les deux récents ouvrages de Franz Kaltenbeck, intitulés L’Écriture et la mélancolie et La psychanalyse depuis Samuel Beckett, poursuivent le questionnement psychanalytique de grandes oeuvres littéraires. Les auteurs mettent le psychanalyste au travail, de façon imprévisible et inédite. Ils ouvrent à une relecture critique de Freud et de Lacan. L’objectif de ce colloque est de susciter de nouvelles recherches psychanalytiques, psychiatriques ou littéraires, sur les rapports entre écriture, art et psychanalyse à partir des thèmes issus de ces deux textes.
Dans L’Écriture et la mélancolie, Franz Kaltenbeck entrelace deux énigmes qu’il confronte l’une à l’autre.
La première est posée par Freud dans Deuil et mélancolie (1914) : la mélancolie ressemble au deuil, à la différence près que l’endeuillé sait qui il a perdu alors que le mélancolique ne sait pas ce qu’il a perdu. Franz Kaltenbeck relit Freud, notamment avec Kafka : la mise en relief du concept freudien de « l’autre personne » étoffe ce qui est habituellement décrit comme le rapport « tuant » au double dans la mélancolie.
La seconde énigme est une contradiction : alors que l’écriture d’une œuvre a protégé de la folie nombre d’écrivains et d’artistes en fournissant un support solide à leur vie — un symptôme, comme l’a montré Lacan dans le cas de Joyce — certains, au contraire, en meurent alors qu’ils arrivaient au sommet de leur art, qu’ils étaient reconnus par la critique et déjà célèbres. Comment se fait-il que ce qui a d’abord résisté à la mélancolie ait subi par la suite une telle défaite ? Comment l’écriture est-elle devenue mortelle par elle-même ? Ces auteurs contredisent la thèse lacanienne du sinthome.
Franz Kaltenbeck découvre des points de convergence surprenants entre des auteurs célèbres des 19ème, 20ème et 21ème siècles. David Foster Wallace met ce phénomène en évidence : il montre qu’une catastrophe, qu’il identifie de loin sans pouvoir la maîtriser et la transformer par l’écriture, l’attend au tournant comme les tornades sauvages de son enfance dans le Midwest. À l’instar de Kleist, Stifter, Nerval, Celan et d’autres, il s’est suicidé au sommet de son art.
Franz Kaltenbeck pose les jalons d’une stylistique de la mélancolie où prévaut la précision visuelle du style liée à un rapport prévalent à la pulsion scopique, l’imaginaire du double et un surprenant refus des semblants de la rhétorique, au point de tenir toute qualité du style ou de la langue pour une imposture.
Il trouve dans leurs fictions le rapport mortifiant à un idéal précoce qui sera jugé ensuite irrémédiablement perdu, la description d’une douleur morale — la douleur d’exister — qui envahit la moindre parcelle de leur corps, une certaine ambiguïté sexuelle, sans compter d’autres traits que découvrira le lecteur.
La psychanalyse depuis Samuel Beckett éclaire les interrogations psychanalytiques initiées par l’écrivain.
Beckett a entrepris son analyse car il souffrait de graves troubles somatiques accompagnés de symptômes d’angoisse et d’une grande détresse. Le matériau biographique et littéraire nous permet-il de déterminer un épisode mélancolique ? Son expérience d’analysant a-t-elle influencé son activité d’écrivain ? A-t-elle fait émerger des thèmes propres à la psychanalyse après Freud et après Lacan ?
Il a consacré un essai à Proust et à ses états de ravissement, avant de vivre une expérience mystique qui lui a permis de trouver sa voie d’écrivain. Que nous apprend-il du lien entre expérience extatique et art ?
Beckett a aussi développé une théorie de l’art appliquée à la peinture des frères van Velde. Cet éclairage est-il encore pertinent au 21ème siècle ?
Si l’échec est un thème fondamental de son oeuvre, il conviendrait de préciser ce qu’il entend par échec afin d’interroger en quoi la valeur qu’il lui donne représente une partie des travaux d’autres artistes contemporains.
Il arrive enfin que son écriture fusionne la naissance et la mort : « Sa naissance fut sa mort », dit le récitant de Solo, rédigé à la fin de sa vie. Beckett ouvre ainsi la question de la fonction de son art pour l’artiste. Comment chaque artiste s’empare-t-il de la nécessité symptomatique de la pratique de son art, en tant qu’elle est nouée à sa jouissance de la vie ? L’enfant, parfois muet, peut-être halluciné, qui hante de façon étrange les pièces de Beckett, pourrait nous servir de guide pour approcher l’élaboration par l’artiste de l’énigme de la vie.
Ces deux ouvrages permettent donc d’extraire de nombreuses idées de recherche. On pourra s’intéresser aux questions soulevées par l’analyse de l’oeuvre de Beckett mais aussi à l’étude des écrivain (es) et artistes mélancoliques à travers leurs oeuvres (rapport mortifère à l’autre, stylistique mélancolique, tendances suicidaires ou meurtrières, etc.) Les cliniciens seront aussi invités à interroger, dans la clinique et la théorie psychanalytiques, le rapport de l’écriture et de l’art à la vie, à l’amour et au deuil, ainsi que leur intrication à l’inconscient, au symptôme et à la sublimation.
1 Publiés en 2020 chez Érès. Cf. resp. https : //www.editions-eres.com/ouvrage/4652/de-lecrituremelancolique et https : //www.editions-eres.com/ouvrage/4567/franz-kaltenbeck
2 Jacques Lacan, « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 14.
3 Discours sur le Style, 1753.
4 Jacques Lacan, Le Séminaire livre XXII, Le Sinthome, 1975-1976, Paris, Seuil, 2005.
5. « Joyce le Symptôme », in Autres Écrits, op. cit., p. 565-570