PRISES DE PAROLE
Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
Il t’arrive des mots,
Des lambeaux de phrases
Eugène Guillevic
Depuis quelques années se manifeste un intérêt nouveau pour la prise de parole. C’est ce dont témoignent par exemple l’intitulé pouvoirs de la parole du programme de spécialité “Humanités, Littérature et Philosophie” de la classe de Première générale, la floraison des concours d’éloquence ou encore la nomination aux César du documentaire À voix haute, la force de la parole de Stéphane de Freitas et Ladj Ly. Les différentes notions qui entourent la parole et ses emplois dans la recherche et la création ne cessent d’interroger, comme le soulignent les différents séminaires et colloques internationaux organisés ces quatre dernières années(2). Prochainement, les présidentielles d’avril 2022 mettront immanquablement sur le devant de la scène la question de la prise de parole.
Définitions
Le terme de parole désigne en général la faculté d’exprimer sa pensée par le langage articulé. Depuis la fin du XIIe siècle, il qualifie également l’enseignement, particulièrement la manifestation de la pensée ou de la volonté de Dieu, telle qu’elle est rapportée par l’Écriture sainte. On parle alors de la Parole de Dieu, et on dit que les prédicateurs prêchent la bonne parole. À partir du XVIIe siècle apparaissent d’autres acceptions plus spécialisées. Elles mettent l’accent d’une part, sur la rhétorique et, d’autre part, sur le droit de parler. Ces deux sens portent en eux l’idée que la parole représente une modalité que l’individu saisit : chacun est susceptible de prendre la parole, et souvent, il peut le faire car on la lui donne. À la fois un don et une prise, la parole est donc un instrument qui doit être protégé, mais aussi régulé en raison de son aspect polémique. Cet acte de s’en emparer ou simplement de la saisir implique déjà une réflexion sur l’engagement du corps et de l’esprit qu’il induit. Force est de constater que la parole ne sert pas uniquement à véhiculer des informations : elle est une arme. La parole est donc étroitement liée à la notion de pouvoir. La parole détient des pouvoirs bénéfiques (en utilisant ce « sport de combat (3) », un·e avocat·e défend son·sa client·e) voire thérapeutiques (grâce à elle, une personne est capable de consoler ou d’aider son interlocuteur·ice, comme en psychanalyse). À l’inverse, la parole peut également représenter un outil de séduction redoutable, au service de la manipulation et de la tromperie (politique, marketing…).
Axes thématiques
● Paroles dans les processus de création
Les pratiques artistiques portent dans leur fabrique l’importance créatrice de la parole. À la fois mise à l’écrit, mise en scène et à l’écran, elle est finalement ce qui rythme le texte lorsque le récit lui cède la place, lorsque le montage bascule d’un champ à l’autre, lorsque sur scène les mots se dévoilent. L’incursion la plus évidente de la parole dans les créations littéraires et artistiques est sans doute la pratique du dialogue, qui tient une place essentielle dans la littérature depuis ses débuts – on pense aux philosophes grecs utilisant le dialogue et la maïeutique pour exposer leurs connaissances, ou aux Lumières qui font du dialogue un
genre littéraire à part entière, le transformant en vecteur d’une plus grande liberté d’expression. Dans Thinking through circus, Bauke Lievens écrit qu’« À travers le langage, nous sculptons l’espace pour l’action ; en décrivant, nous rendons l’invisible tangible, le monde nous est rendu sensible, et nous meut vers l’écriture(4) ». Sculpter l’espace du livre, celui du film ou de la scène revient à donner forme à la parole dans les processus artistiques.
Un certain nombre d’auteur·ice·s, dont la production s’éloigne pourtant tout à fait de la pratique usuelle du langage, entretient un rapport étroit avec l’oralité et la mise en parole de leurs écrits. Si Dostoïevski dictait la plupart de ses romans, Flaubert « mesurait » chacune des phrases de Madame Bovary en les criant. Le documentaire cinématographique donnant à entendre ceux·celles que le monde a rendu silencieux·ses, la prise de parole publique dans les arts de la rue, ou encore la poésie sonore, la performance scénique, la création radiophonique, ouvrent des voies vers un usage multiple de la parole. Comment celle-ci se construit et s’interroge au sein d’un processus de création ? Comment la parole navigue-t-elle dans les différentes étapes de la création ?
● La parole et le corps
La parole, comme langage articulé, est transmise grâce à l’appareil phonatoire. Il convient donc de prendre en compte l’aspect mécanique et performatif de ce moyen d’expression. Bien qu’immatérielle, la parole prend pourtant naissance dans le corps de celui·celle qui s’exprime. Les contributions pourront ainsi traiter des « techniques de corps » qui permettent la maîtrise de la parole, son ancrage corporel et ses modulations. Par ailleurs, les Arts du Spectacle (Cinéma, Théâtre, Arts de la scène…) ont parfois mis en lumière une forme de « tension entre la parole et le corps, entre le discours et le geste ». Comment la parole s’accompagne-t-elle d’un engagement corporel dans les pratiques théâtrales ? Comment les pratiques scéniques peuvent-elles empêcher ou favoriser l’extériorisation de la
parole ? Quelle est la place de la parole dans les arts du mouvement et de l’écran ? La prise de parole se limite-t-elle au langage articulé ?
● Paroles politiques
La parole repose d’une part sur la liberté d’expression et, d’autre part, sur la capacité de chacun·e à être entendu·e. Pour être pleinement fonctionnelle, une démocratie idéale a besoin de l’avis de tout le monde afin de mettre en place des lois qui prennent en compte la réalité de tous ses membres. À l’inverse, les systèmes politiques qui s’éloignent de la volonté d’un pouvoir représentatif se distinguent en général par une volonté de contrôle de la parole, et par une utilisation autoritaire de cette dernière. En parallèle, s’impose une parole collective qui se révèle parfois autant, voire plus efficace que la parole officielle. On a pu le voir dans l’actualité de ces dernières années avec les mouvements « Me Too » ou « Black Lives Matter ». La parole intime devient ainsi une parole politique dans un système dont les principes impliquent la liberté d’expression et l’écoute de chaque composante de la société. Si depuis l’Antiquité certaines figures incarnent une parole légitime (médecins, politiques, philosophes, historien·ne·s, etc.), les XXe et XXIe siècles ont sans conteste ouvert la voie à la prise en compte et à l’écoute d’autres paroles (par exemple, non-articulées ou celles des minorités), que ces Journées Doctorales souhaitent mettre en valeur.
● La parole médiatique
La parole est-elle tout entière régentée par les médias (presse, radio, télévision, etc.) ? Loin d’être des supports neutres, les médias influencent les modes d’expression et vont parfois jusqu’à modifier les contenus des discours. Les contributions pourront ainsi soulever des questions du type : comment les techniques de transmission de la parole influent-elles sur la parole elle-même ? À quel point un message doit-il être adapté à son mode de diffusion pour être persuasif (par exemple, un spot publicitaire ne véhiculera pas une parole de la même manière qu’un article dans un journal) ? Que devient la parole une fois prononcée ? Évaporée ? Enregistrée ? Podcastée ?
● Paroles dans la Recherche
De la formation en expression orale jusqu’à l’exercice même de présenter une communication dans un événement scientifique, la prise de parole fait partie intégrante de la vie d’un·e chercheur·se . Devenue une nécessité, prendre la parole au sein de la communauté scientifique est aussi un moyen de faire valoir sa recherche au sein d’un réseau, de rendre cette dernière visible, et de se confronter aux pairs. Interroger la prise de parole des chercheur·se·s dans un colloque où c’est justement l’expression orale qui est attendue fait d’autant plus question. Ces journées d’études regroupent des disciplines très variées dans le champ des Sciences Humaines et Sociales, qui impliquent bien souvent le recueil de la parole, de témoignages ou d’histoires orales dans leurs méthodes. Il sera ainsi judicieux de mettre en perspective la responsabilité inhérente à chaque chercheur·se qui, par sa recherche, peut donner accès à des paroles. Par ailleurs, étudier les biais de cette charge sera aussi inévitable : comment parler « en faveur de » sans parler « à la place de” ? Comment permettre la clarté du propos tout en respectant les spécificités de chaque discours ? Comment ne pas trahir les paroles récoltées ?
● Les limites et les modalités de la parole
Lorsqu’elle est spontanée, la parole est dangereuse parce qu’elle ne se reprend pas, parce qu’elle est immédiate. Pourtant, Roland Barthes disait « notre parole nous l’embaumons, telle une momie pour la faire éternelle. Car il faut bien durer un peu plus que sa voix(5) ». Ainsi, pour permettre aux mots de durer et de dépasser leurs fragilités dans le temps, il faut faire preuve de stratégies : organiser sa parole (d’autant plus quand elle s’énonce en public), capter et garder l’attention de l’interlocuteur·ice, que ce soit par la pertinence des propos ou par les gestes. En somme, il est nécessaire d’accrocher celui·celle qui nous écoute et « le maintenir dans son état de partenaire(6) ».
Format des contributions
La question de la parole est complexe et mêle des disciplines variées : la Psychologie, l’Histoire, la Sociologie, la Philosophie, la Littérature, les Arts du Spectacle, la Politique, le Droit, l’Histoire de l’Art, les Sciences du langage, Musicologie, etc. C’est pourquoi, les doctorant·e·s de l’UMR 5316 Litt&Arts sont les bienvenu·e·s, mais également les jeunes chercheur·se·s de tout autre laboratoire et de toute discipline. Ces Journées Doctorales seront composées de communications et de tables rondes. Par conséquent, nous accueillons des communications traditionnelles de 20 minutes, mais nous acceptons également des formats moins conventionnels (performances, projections, ateliers, expositions, …).
Modalités de soumission
Les propositions d’intervention ne devront pas excéder 300 mots et devront être accompagnées d’une courte biographie (maximum 10 lignes). Elles sont à envoyer au comité d’organisation avant le 15 février 2022 à l’adresse suivante : mariadiandra.cristache@univ-grenoble-alpes.fr
En application des règles sanitaires en vigueur, la participation à l’événement pour les contributeurs et le public sera conditionné par le respect des gestes barrières et la présentation d’un pass sanitaire à jour.
Comité scientifique et d’organisation
Léa Andreolety (lea.andreolety@univ-grenoble-alpes.fr)
Loup Belliard (loup.belliard@univ-grenoble-alpes.fr)
Lucie Bonnet (lucie.bonnet@univ-grenoble-alpes.fr)
Maria Diandra Cristache (mariadiandra.cristache@univ-grenoble-alpes.fr)
Yufei Hu (yufei.hu@univ-grenoble-alpes.fr)
Mellie Mattana-Basset (mellie.mattana-basset@univ-grenoble-alpes.fr)
Kieran Puillandre (kieran.puillandre@univ-grenoble-alpes.fr)
Samuel Saint-Pé (samuel.saint-pe@univ-grenoble-alpes.fr)
Comité scientifique
Pauline Bouchet, Maître sse de conférences en Arts de la Scène, Université Grenoble-Alpes,
Fabienne Costa, Professeure en Études Cinématographiques, Université Grenoble-Alpes,
Didier Coureau, Professeur en Études Cinématographiques, Université Grenoble-Alpes,
6 Id.
Delphine Gleizes, Professeure en Littérature Française du XIXe siècle, Université
Grenoble-Alpes,
Marion Guyez, Maîtresse de conférences en Arts de la Scène, Université Grenoble-Alpes,
Pierre Jailloux, Maître de conférences en Études Cinématographiques, Université
Grenoble-Alpes,
Cécile Lignereux, Maîtresse de conférences en Langue et Littérature Française d’Ancien
Régime, Université Grenoble-Alpes,
Sarah Orsini, Maîtresse de conférences en Langue et Littérature Latines, Université
Grenoble-Alpes,
Gretchen Schiller, Professeure en Arts de la Scène , Université Grenoble-Alpes.
Bibliographie indicative
AUSTIN, John Langshaw, Quand dire c’est faire [1970], Paris, Éditions du Seuil, 1991.
BARTHES, Roland, Le Grain de la voix : entretiens 1962-1980, Paris, Éditions du Seuil, 1981.
BENVENISTE, Émile, Problème de linguistique générale 2, Paris, Gallimard, 1974.
BUFFON, Bertrand, La Parole persuasive, Paris, PUF, 2002.
CICÉRON, QUINTILIEN, SAINT-SIMON, L’invention de l’Orateur, Patrice Soler (éd.), Paris,
Gallimard, 2021.
DESSALLES, Jean-Louis, Aux origines du langage : une histoire naturelle de la parole, Paris, Hermès Science Publications, 2000.
HJELMSLEV, Louis, Essais linguistiques, Paris, Editions de Minuit, 1971.
GUILLEVIC, Eugène, L’art poétique, Paris, Gallimard, 1989.
PÉRIER, Bertrand, Sur le bout de la langue, Paris, Lattès, 2019.
PÉRIER, Bertrand, La Parole est un sport de combat, Paris, Le Livre de Poche, 2019.
PÉRIER, Bertrand, Sauve qui parle. Quand la parole change la vie, Paris, Lattès, 2021.
SAUSSURE, Ferdinand de, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1916.
NOTES
1. E. Guillevic, L’Art poétique, Paris, Gallimard, 1989, p. 166.
2. À l’image du colloque organisé par Sciences Po Lille en 2018 « Porter la parole : modalités, contraintes et métamorphoses d’un rôle politique » ou, plus récemment, le colloque international « Donner et tenir sa parole : engagements et réputations dans les sociétés françaises et européennes à l’époque moderne (XVIe et XVIIIe siècles) », organisé par l’Université Rennes 2 les 25 et 26 novembre 2021.
3. B. Périer, La Parole est un sport de combat, Paris, Le Livre de Poche, 2019.
4. Nous traduisons : « Through language, we carve space for action ; by describing, we make the invisible tangible ; sensing the world, we feel moved to write », B. Lievens, Thinking through circus, Ghent, Arts Paper Editions, 2019, p. 10.
5. R. Barthes, Le Grain de la voix : entretiens 1962-1980, Paris, Éditions du Seuil, 1981, p. 10.