« Mais Bel-Gazou est muette quand elle coud. Muette longuement, et la bouche fermée, cachant – lames à petites dents de scie logées au coeur humide d’un fruit – les incisives larges, toutes neuves. Elle se tait, elle... – écrivons donc le mot qui me fait peur – elle pense”.
Colette, La Maison de Claudine
Ce portrait de la couseuse par Colette est-il comparable au portrait de la brodeuse ? Sur la différence entre couture et broderie, Yvonne Verdier écrit : « c’est juste après leur sortie de l’école, après leur première communion, que les filles sont « mises à leur trousseau » et, faire son trousseau, c’est essentiellement le marquer. A cet égard, on distingue bien le marquage de la broderie. La marque est exécutée d’un point unique, le « point de marque » qui sert à former les lettres et à dessiner les chiffres. Non confondu avec un point de broderie, mais singulier, spécifique, plus fondamental aussi car la marque est inscrite sur toutes les pièces du trousseau, des torchons aux chemises, que celles-ci soient par ailleurs brodées ou ornées, le point de marque « est peut-être le plus ancien des points de broderie » dit le catalogue Point de marque qui est distribué par le coton D.M.C. ». La broderie ajoute, surimpose, orne, alors que la couture assemble des morceaux épars, des fragments.
Pour Daniel Fabre, la couture s’inscrit dans un processus d’« invisible initiation » des jeunes filles. Yvonne Verdier explique le rôle des couturières dans cette éducation. Selon elle, tricoter, broder des lettres pendant le travail au « champ-les-vaches » constitue « plus qu’une occupation, il s’agit d’une discipline, d’une formation : réduire l’esprit -ne pas lire- mais aussi, plier le corps ». « « L’ouvrage » est entrave », par opposition à la liberté des garçons qui courent (recherche des nids, jeux, occupation de l’espace). Cette réflexion conduit à envisager la complémentarité et l’opposition entre broderie et écriture (Lucie Desideri).
Cette activité, à la différence de celle du papier ou de la toile du peintre, possède un envers et un endroit – et la broderie est une longue suite de passages de l’aiguille d’une face à l’autre. Or, ce passage de l’aiguille laisse pour trace une suite de nœuds formés par un seul fil, image de la vie. Certains de ces nœuds (points de broderie) sont porteurs d’un fort potentiel symbolique : par exemple, le point de croix, parfaitement congru à la structure rigide, orthogonale, de la trame du tissu, permet de broder librement toutes sortes de motifs qui protègeront de toutes influences néfastes. Quant au point arrière, il est comme une métonymie de la mémoire : retour vers le passé, projection dans le futur et ce, à chaque pas.
La broderie revient aujourd’hui au goût du jour. Nouvelle mode ? Temps dédié à soi, délassant, pendant la durée du confinement ? Le temps de la broderie institue un nouveau rapport de soi à soi, de soi aux autres : on peut créer des groupes de broderies. La broderie conquiert une place de choix dans l’art contemporain (cf. le collectif artistique Fiber Art Fever, après avoir été un moyen d’expression des artistes féministes dans les années 50- 60 aux USA notamment).
C’est à une invitation à penser ou repenser la figure de la brodeuse, ici, ailleurs, autrefois, aujourd’hui que nous souhaiterions vous convier.
La broderie est-elle une activité féminine par excellence ? Les représentations y rattachent souvent la femme en l’assignant ainsi à la sphère domestique. Cependant de quelle manière la broderie peut aussi être réinvestie, pensée de manière révolutionnaire, et devenir ainsi un
instrument de libération ? Broder c’est aussi se plier, plier son corps à une discipline imposée à la femme ou qu’elle s’impose elle-même. Broder son trousseau est une entrée en conjugalité considérée aussi rite de passage, toujours lié au Temps.
Le trousseau de mariage doit comporter un certain nombre de broderies. Le nombre exact est parfois codifié suivant les régions. Lié à la dot et au rite de passage que constitue le mariage, il témoigne du passage d’un état de femme à un autre (Nathalie Heinich) et peut en cela aussi être perçu sur le plan psychanalytique au travers des contes évoquant la figure de la brodeuse (Bruno Bettelheim).
La figure de la brodeuse renvoie à un rapport au temps complexe, suspendu, temps qui file, temps que l’on retient, que l’on fixe, scelle (cèle) dans la broderie. La broderie masque les défauts, les déchirures, convertit, sublime le temps en beauté. Elle instruit un rapport à la parole, tendu entre le silence et la confidence, l’interdit et le dicible. On voit d’emblée à quelles analogies nous invite cette figure : l’écrivain n’est-t-il pas celui qui compose son texte de tous les blancs, toutes les ellipses par lesquelles se forme le motif (structures, intrigue...) ?
L’aiguille qui perce, troue, perfore l’étoffe pour laisser se déployer la grâce discrète ou flamboyante des motifs éclaire l’ambivalence symbolique de cette figure (Zola, Le Rêve). Exclues des fonctions hiérarchiques, les religieuses se réunissent en ateliers pour servir l’Église et l’industrie. La maîtrise de la soie contribue à l’affirmation d’un ordre patriarcal et offre à la femme un métier autorisé et un moyen de survie. Ainsi, par ses travaux d’aiguille, Sainte Rose de Lima fit vivre ses parents, entre patience et passion pour le Christ. On pourra ainsi distinguer la broderie de loisir de celle qui fournit à l’ouvrière une source de revenus.
Quelles sont les représentations de la brodeuse dans les arts ? Quelles perspectives (sociologiques, esthétiques, narratives, intertextuelles) conditionnent ces diverses représentations ? Pourquoi mettre en scène cette figure ? Comment les mutations de cet art (y compris technologiques) déterminent-elles son statut ? Quel rapport à son propre corps implique-t-il ? Comment l’affecte-t-il ?
Il faudrait à cet égard penser la question de la broderie sur le tissu en lien avec une autre forme broderie, corporelle, le tatouage. Ici cependant, pas de « traversée », pas de « changement » possible de l’habit ou du drap. En effet, contrairement au tissu, le corps n’a pas vraiment d’envers et d’endroit – à l’image de la « bouteille de Klein ». La mise en rapport de la broderie et du tatouage mérite toutefois d’être interrogée, particulièrement dans le contexte présent des engouements suscités par ces deux techniques. Par exemple, quels rapports entre ces deux activités aujourd’hui et celle pratiquées dans les « arts premiers » ?
Figure littéraire et picturale, devenue presque motif (voir les chansons de toile médiévales) la brodeuse dit quelque chose du spéculaire, de la mise en abyme.... à l’instar du personnage ovidien de Philomèle qui en brodant le récit du viol dont elle a été victime parvient à dénoncer son auteur qui lui a sectionné la langue. Dans cette optique la broderie révèle le mal, le donne à voir, est aussi l’emblème de la contestation de ces « Folles de la place de mai » qui brodent le nom de leurs disparus sur leur foulard. Broder c’est dire ce qui doit être tu mais c’est aussi orner, gloser à l’instar des conteurs ou des musiciens... On brode aussi en musique en fleurissant, en agrémentant une partition de variations pour faire montre de son talent. Le jazz comme art de la broderie musicale ?
On envisagera notamment les axes d’étude suivants :
La brodeuse dans la littérature, la peinture, le cinéma, la sculpture la brodeuse, une poétesse ?
La brodeuse, entre éducation et contrainte
La brodeuse et l’apprentissage de la liberté : rêver, fantasmer, en rajouter...
Le geste : la brodeuse et la tatoueuse
La brodeuse et le rapport au temps, à la méditation, à la création, à la prière et la mort le support : le tissu et la peau encore la brodeuse et la tatoueuse
Le motif et les formes
La brodeuse d’un point de vue ethnologique
*
Les propositions, de 300 mots, devront être accompagnées d’une courte notice biobibliographique.
Elles doivent être transmises par courriel avant le 1er décembre 2021 aux quatre adresses suivantes :
maria.cherly@univ-ubs.fr florence.lhote@univ-ubs.fr jacques.lucciardi@ac-nice.fr patricia.victorin@univ-ubs.fr
Le comité scientifique répondra pour le 20 décembre.
Les contributions définitives sont à rendre pour le 30 juillet 2022.
Les auteurs présenteront leur travail selon les normes des Presses Universitaires de Rennes: