"La fragilité", appel à contributions
ICD – Revue des doctorants A.R.T.
Au sein de l’unité de recherches ICD (« Interactions culturelles et discursives », Équipe d’Accueil 6297), la revue A.R.T (« Ateliers de Recherche Transdisciplinaire ») permet aux doctorants qui le souhaitent de participer à l’interdisciplinarité du laboratoire à partir de leurs recherches doctorales. Il s’agit ici du cinquième numéro, dont la publication, en ligne, est prévue pour mai 2022.
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Le prochain numéro de la revue des doctorants du laboratoire ICD est consacré aux différents enjeux et représentations de la fragilité en philosophie, littérature, histoire, et histoire des arts. Ce thème s’est d’emblée imposé pour son actualité et ses nombreuses et profondes ramifications dans l’histoire de la pensée. Si le terme « fragile », étymologiquement « ce qui peut se briser », s’applique d’abord dans le domaine des sciences physiques et naturelles, que l’on songe à la résistance des matériaux en physique ou à la réparation des fractures en médecine, il connaît de très larges emplois métaphoriques proches de ceux de la vulnérabilité ou de la faiblesse de l’homme. On songe immédiatement à la fable du chêne et du roseau, où l’on voit le premier se rompre sous les assauts du vent, tandis que le second plie souplement. L’image du roseau, que reprend La Fontaine, est un symbole de la fragilité, depuis le livre d’Isaïe (Is, 42, 3, cité par le Christ en Mt, 12, 20) jusqu’au « roseau pensant » pascalien (Sellier 231), mais, placée en contrepoint de celle du chêne, elle nous fait percevoir une réalité plus profonde : si le roseau semble faible, sa flexibilité constitue sa force, alors que la raideur de l’arbre l’empêche de résister à la tempête : n’est donc pas fragile celui que l’on voit faible. La fable est belle à relire en cette période où notre condition humaine est mise à l’épreuve par la propagation d’un virus, et nous invite à réfléchir sur la dialectique de la force et de la faiblesse au prisme de la fracture – fracture psychologique, fracture sociale, fracture intellectuelle. Voilà qui, peut-être, ouvre à une réversibilité de l’opposition des deux notions, face à, comme l’écrit Marguerite Duras, « cette faiblesse ultime que d’un geste on pourrait écraser, cette royauté. »
On comprend alors la place que peut avoir la vulnérabilité dans nombre d’études récentes en philosophie morale, en particulier dans la perspective de « l’éthique de la sollicitude » (ethics of care), développée par le milieu néoféministe américain des années 1960, à partir des travaux de Joan Tronto. Virginia Held, par exemple, dans The Ethics of Care : Personal, Political and Global, fait de la relation mère-enfant le modèle pour concevoir la relation à autrui, c'est-à-dire une relation très particulière où le nouveau-né est totalement dépendant de sa mère pour sa survie1. Elle montre ainsi que nous ne devons tous notre existence qu’aux soins qui nous ont été prodigués depuis notre naissance. La sollicitude (care) constitue, selon elle, le pôle opposé à la justice, qui raisonne à partir de normes et de lois, là où celle-là procède à partir de soins et de sentiments. Le but n’est pas de dénier toute rationalité à la sollicitude (ni toute empathie à la justice), mais de montrer qu’elle fonctionne selon des modalités différentes. Le philosophe écossais Alasdair MacIntyre est allé plus loin dans la réflexion dans L’homme, cet animal rationnel dépendant, dont le sous-titre « Les vertus de la vulnérabilité » témoigne du paradoxe central : si la vertu vient étymologiquement de la même racine que la force (vis), la vulnérabilité peut-elle réellement être une vertu ? Ce à quoi A. MacIntyre répond en ces termes : « Les vertus dont nous avons besoin dans l’évolution qui nous fait passer de notre condition animale d’animaux à celle d’agents rationnels indépendants, et les vertus dont nous avons besoin pour faire face et réagir à la vulnérabilité et à l’infirmité, chez nous-mêmes comme chez les autres, appartiennent à une seule et même série de vertus, les vertus caractéristiques des animaux rationnels dépendants, dont la dépendance, la rationalité et l’animalité doivent être comprises chacune en relation avec les autres » (p. 18). Dans ce livre tiré d’une série de conférences données en 1997, le philosophe écossais part des recherches scientifiques sur la différence entre l’homme et l’animal, en particulier des études sur le langage des dauphins, ainsi que d’une lecture très fine d’Aristote et de Thomas d’Aquin, pour déterminer ce qui constitue le propre de l’homme, à savoir ce qu’il appelle « les vertus du raisonneur pratique indépendant » et celles de « la dépendance reconnue ».
Mais l’étude de la fragilité humaine peut également prendre une orientation davantage sociologique pour porter sur les personnes « à risques », selon l’expression qui s’est répandue depuis la crise du Covid-19 – la fragilité constitue d’ailleurs un syndrome gériatrique2. Dans une société libérale, où l’individu se soucie d’abord de sa propre réussite et de son propre bien-être, les personnes fragiles peuvent être mises au ban, provoquant alors des « fractures sociales » – et l’on rejoint ici le thème du précédent numéro de la revue A.R.T., « les communautés », en ce que la société n’est pas une collection d’individus épars, mais constitue une unité à part entière : il y a un changement de nature entre l’individu isolé et la société formée. D’où la question d’une part de la prise en charge de chacun dans la société, et d’autre part, de la fragilité propre aux systèmes politiques et sociaux : « Moi, vaincu ! mon empire est brisé comme verre », fait dire Victor Hugo à Napoléon dans « Waterloo ». Ce vers nous ouvre de nouvelles perspectives : la fragilité des empires fait partie des lieux de l’historiographie. Des articles pourront porter sur les failles, au sens de la faiblesse d’un système comme de la fragilité d’une institution, des États et les contrepouvoirs qui peuvent être établis pour les pallier.
La métaphore de la fragilité connaît également de nombreux déploiements dans le domaine littéraire. En effet, l’objet fragile, ou même son corollaire l’objet brisé, est fréquemment présenté comme paradigme de la fragilité de l’âme humaine, que l’on pense à « la cloche fêlée » de Baudelaire, au « vase où meurt cette verveine » de Sully Prudhomme, ou encore à Hamlet qui s’écrie : « Voilà un noble cœur qu’on brise », jusqu’à l’inversion de Guillaume Apollinaire dont « [le] verre s’est brisé comme un éclat de rire ». Le récit de la maladie puis de la mort de la grand-mère du narrateur dans Le Côté de Guermantes constitue l’exemple-type de la représentation de la fragilité humaine : « Fragile à force de délicatesse, elle semblait à tout moment prête à se briser, à expirer en un pur flot de larmes ». Sa mort qui lui redonne sa beauté de jeune fille, forme le centre de la Recherche, autour duquel s’organise les autres volumes : l’abolition du temps par la mort, qui efface les années de la grand-mère, entre en contrepoint avec le travail du narrateur qui veut boucler la boucle du temps, rendre à nouveau vivant ce qui n’existait plus que dans son souvenir sous la forme cohérente et stylistique de l’œuvre littéraire.
La fragilité humaine paraît comme le sujet même du texte littéraire, sa finitude, sa labilité, mais aussi la condition de l’écriture, ce qui conduit le poète à écrire, lorsqu’il prend conscience de ce que seuls les mots peuvent réparer ce qui est brisé. Telle est la démarche qu’analyse Alexandre Gefen dans Réparer le monde : la littérature française face au XXIe siècle, qui affirme d’emblée : « La littérature française d’aujourd’hui a l’ambition de prendre soin du moi, mais aussi des individus fragiles, des oubliés de la grande histoire, des communautés ravagées et de nos démocraties inquiètes ». Dans une démarche inverse, le travail de l’écrivain peut être de briser nos habitudes, notre manière de voir le monde, pour nous faire percevoir la réalité autrement, selon ce qu’en dit Proust dans le Contre Sainte-Beuve : « Ce que nous faisons, c’est remonter à la vie, briser de toutes nos forces la glace de l’habitude et du raisonnement qui se prend immédiatement sur la réalité et fait que nous ne la voyons jamais, c’est retrouver la mer libre ». Il y a donc les deux versants de la fragilité dans la littérature, qui impliquent des positionnements esthétiques marqués : d’un côté, l’âme fragile se fortifie à la lecture et à l’écriture d’œuvres littéraires ; de l’autre, la littérature brise le glacis de nos habitudes et de nos préjugés, elle casse la vision trop superficielle que nous avons du monde. Ce double mouvement pourra faire l’objet d’études, d’une manière théorique ou en se focalisant sur un auteur en particulier.
Plus largement que le domaine littéraire, des articles pourront porter sur la fragilité du corps dans sa dimension artistique – on songe en particulier aux arts du spectacle, danse, théâtre ou musique, dont chaque représentation est unique, et met donc en scène la condition humaine, dont aucun acte ne peut être répété intégralement. Et la littérature, là encore, n’est pas en reste, quand elle recourt à l’hybridation comme dans les œuvres qui allient l’écriture à l’image chez Hervé Guibert, témoignage d’une fragilité du corps vieillissants ou du corps mourant, ou dans les témoignages plus récents de l’œuvre de Patrick Autréaux. Les arts plastiques, dont les œuvres sont soumises à l’usure du temps, font en même temps de la labilité humaine un thème de représentation, dont le motif le plus célèbre est celui du memento mori. Le verre constitue ainsi le paradigme de la fragilité, auquel Jean-Louis Chrétien consacre un chapitre dans son ouvrage sur la fragilité, avec l’argile et la bulle de savon de la poésie baroque. Au verre s’oppose le plastique, auquel l’apparente robustesse et la grande souplesse donnent une impression de force, tout comme la possibilité de le multiplier à l’infini permet la création de séries, qui interrogent en creux la fragilité de la vie face au développement de la technique : Patrick Poulin rappelle ainsi que dans les années 1920, le plastique était associé à l’éternité, mais aussi à la souplesse et au générique. Il précise alors : « Si le fragile est le lieu et le mode de ce qui est le plus réel, c’est-à-dire le plus singulier, le plus éphémère et ce qui se dérobe à l’enregistrement, alors il faut admettre que le plastique annonce un monde qui ne connaît plus la fragilité. Ou plutôt : qui ne connaît de fragilité qu’à l’intérieur de son code vide, selon des règles et des lois incontournables. C’est à cette aune, je crois, qu’il faut juger de la valeur esthétique des œuvres et des pratiques contemporaines, en ce qui regarde la fragilité : d’une part, une fragilisation avec filet et harnais, et de l’autre, une fragilisation qui risque le tout pour rien, soit de la singularité monstrueuse, erratique mais vivante ». L’art contemporain pourra alors être étudié en fonction de ses matériaux ou de ses performances à l’aune de la dialectique entre force et fragilité, souplesse et résistance, afin de faire percevoir les enjeux de notre époque qui voit surgir des interrogations multiples sur l’avenir humain, et plus généralement l’avenir de la planète.
Ce numéro de la revue A.R.T. cherche à rassembler différentes manières d’aborder la fragilité, d’un point de vue littéraire, philosophique, historiographique ou artistique. Il déclinera les réponses à cette interrogation d’Augustin d’Hippone : Ne sommes-nous pas plus fragiles que si nous étions de verre ?
La revue A.R.T s’adresse prioritairement aux doctorants de l’équipe de recherche ICD, mais est prête à publier les travaux de doctorants d’autres laboratoires. Tous les domaines de recherches sont invités à participer afin que la revue soit représentative de l’interdisciplinarité propre à ce laboratoire.
Les doctorants intéressés sont invités à envoyer – avant le 1e novembre 2021 – une proposition de 2500 signes, en français ou en anglais (en format docx ou odt – le titre du fichier présenté sous la forme NOMPrénom-Discipline-ART), comportant un titre, cinq mots-clés ainsi qu'une brève présentation personnelle, à Cécile Margelidon (cecile.margelidon@univ-tours.fr) et à Rodolphe Perez (rodolphe.perez@univ-tours.fr).
La décision sera notifiée aux auteurs par courriel avant le 1e décembre 2021.
Les articles, entre 15 000 et 35 000 signes ponctuation comprise, seront à rendre avant le 1e février 2022, pour une publication en mai 2022. Les langues acceptées sont le français et l’anglais, ainsi que l’italien, l’espagnol, portugais et l’allemand.
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Bibliographie
Benasayag, Miguel (2007), La Fragilité. La Découverte, Poche / Sciences humaines et socilaes.
Bloom, Allan (2019), L’Âme désarmée. Essai sur le déclin de la culture générale (trad. de l’américain de Paul Alexandre et Pascale Haas). Paris, Les Belles Lettres.
Chrétien, Jean-Louis (2017), Fragilité. Paris, Les Éditions de Minuit.
Garrau, Marie (2018), Politiques de la vulnérabilité. Paris, Éditions du C.N.R.S.
Gefen, Alexandre (2021), Réparer le monde : la littérature française face au XXIe siècle. Paris, Éditions Corti.
Held, Virginia (2006), The Ethics of care: Personal, Political and Cultural, Oxford, Oxford University Press.
MacIntyre, Alasdair (2020), L’Homme, cet animal rationnel dépendant. Les vertus de la vulnérabilité (trad. de l’américain de Gabriel Raphaël Veyret). Tallandier, Essais.
Moreno, Hélène (2021), Quand la mère est absente. Souffrance des liens mère-enfant. Paris, Odile Jacob.
Nussbaum, Martha (2016), La Fragilité du bien (angl. 1986).
Poulin, Patrick, « La Plasticité et la fragilité », esse.ca.
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1 Même constat chez la psychologue clinicienne Hélène Moreno (2021, 179) : « Le petit de l’homme est dépendant et fragile, mais en tant que figure exemplaire de l’autre, il mobilise toutes les ambiguïtés, l’horreur et la fascination, l’étranger et le familier, les ressemblances et les dissemblances ».
2 Il est défini comme suit par la Société française de gériatrie et de gérontologie : « La fragilité est un syndrome clinique. Il reflète une diminution des capacités physiologiques de réserve qui altère les mécanismes d’adaptation au stress. Son expression clinique est modulée par les comorbidités et des facteurs psychologiques, sociaux, économiques et comportementaux. Le syndrome de fragilité est un marqueur de risque de mortalité et d’événements péjoratifs, notamment d’incapacités, de chutes, d’hospitalisation et d’entrée en institution ».