Virginia Woolf, lectures françaises
Université de Brest – Centre d’étude des correspondances et des journaux intimes
Société d’Études Woolfiennes
Jeudi 17 mars (14h) - Vendredi 18 mars 2022
Conférence plénière :
Catherine Lanone, Université Sorbonne-Nouvelle
Nous proposons de nous intéresser aux lectures françaises de Virginia Woolf dans tous les sens du terme, qu’il s’agisse de la manière dont les auteur(e)s et critiques français(es) ont interprété son œuvre ou de la diversité des allusions à la littérature française qui parcourent ses essais, depuis les recensions de vies de femmes hétérodoxes du Grand Siècle, dont « Louise de la Vallière » (1908), Madeleine de Scudéry (dans Madeleine de Hope Mirrlees) (1919), jusqu’à « Montaigne », le premier autobiographe (« plus je me hante et connais »[i]) (1925), ou les réflexions de Woolf sur Proust, qui la subjugue, dans « Phases of Fiction » (1929)[ii]. Aussi découvrons-nous, à la lecture du journal, de la correspondance et des essais, son appétit vorace pour les écrivain(e)s français(es) – Rabelais, Madame de Sévigné, Racine, Rousseau, Saint-Simon, Stendhal, Sand, Flaubert, Mallarmé, Rimbaud et Maurois[iii]. Nombreuses sont les publications de la Hogarth Press qui entérinent cet attrait manifeste pour la littérature française, attrait dont nous pourrons tracer les échos dans l’œuvre woolfienne : étude de Charles Mauron consacrée à la beauté dans l’art et la littérature, biographie de Voltaire de Laura Riding, Judgement of François Villon d’Herbert Edward Palmer, Apology of Arthur Rimbaud d’Edward Sackville West, Proust de Clive Bell, Diary of Montaigne’s Journey to Italy, étude de Louis Racine sur Milton, Defeat of Baudelaire par René Laforgue[iv].
Nous pourrons réfléchir au désir de Woolf de lire en français[v], à sa pensée sur la lecture de l’autre langue dans « On Not Knowing French » (1929), sur la puissance de l’étrangeté qui fait que nous lisons les mots de l’autre langue comme pour la première fois (« a curious word […] apart from the text »), et la manière dont, selon Woolf, la critique française de la littérature anglaise opère un déplacement du regard (« a little lopsided »), révélant peut-être « a grain of truth that custom has overlaid » (Maurois sur Shelley et Disraeli)[vi]. Nous pourrons nous intéresser à l’activité de la lecture française telle qu’elle est tracée dans « Phases of Fiction », où épousant un monde en cours de création, Woolf reçoit comme « un coup de fouet » (« that little fillip ») face à la prose « non encore émoussée » de Maupassant, « reading a language whose edges have not been smoothed for us by daily use », ou est arrêtée par la « pause » proustienne, cette brèche dans la conscience qui fait chavirer le réel et l’expérience de notre lecture[vii]. Nous pourrons à ce titre considérer l’effet Proust, dont l’univers d’écriture, « so porous, so pliable, so perfectly receptive – an envelope », lui semble être un globe tantôt lumineux, tantôt ombreux, se dérobant à toute visibilité totalitaire, pour interroger l’empreinte que laisse cette porosité proustienne dans l’écriture woolfienne, en réfléchissant à l’hypothèse du tournant proustien de ses romans à partir de 1922[viii], année qui voit la publication du premier volume de la traduction de Charles Scott Moncrieff, Remembrance of Things Past[ix].
Pensons également à la figuration de la littérature française dans les romans de Woolf, à la figure des lectrices, telle Clarissa Dalloway qui lit les mémoires de Marbot[x] sur la retraite de Russie à contretemps, tard dans la nuit, couchée dans sa mansarde, ou Eleanor dans The Years, qui lit Renan[xi] en français, comme Woolf elle-même qui cite sa vie de Saint Paul en français dans Three Guineas[xii], Fanny dans Jacob’s Room, qui lit Dumas, et Jacob, Pierre Louÿs[xiii]. Comment relire ces figures de lectrices au prisme de leurs lectures françaises ? Quelle configuration dialectique peut en émerger dans notre lecture ? Quel renversement des perspectives [xiv]? En contrepoint, pensons au dernier chapitre de Between the Acts, où Dodge semble citer Phèdre en traduction[xv].
Tournons-nous également vers la constellation des lectures françaises de Woolf en lien avec sa réception en France, au prisme des traductions françaises déterminantes, telle celle de « Time Passes » par Charles Mauron, en 1926, avant que To the Lighthouse ne soit publié et son influence sur la révision du texte[xvi], comme aux traductions suivantes de Mauron et l’influence qu’a pu avoir la lecture de Woolf sur sa pensée de l’inconscient et la métaphore du mythe personnel[xvii]. Dès ce moment, suivi par la première traduction de The Waves par Yourcenar en 1936[xviii], se tisse une histoire de la réception de Woolf à l’aune des traductions, comme des traductions au prisme de sa réception[xix], qui s’étend à l’aventure de la Pléiade, menée par Jacques Aubert (2012), aux nouvelles traductions du XXIe siècle par Michel Cusin, Adolphe Haberer, Cécile Wajsbrot, Agnès Desarthe, Catherine Bernard, entre autres. Aussi l’intrication entre l’activité du traduire et l’engendrement de nouvelles lectures élaborées au prisme de la traduction peut-elle nous intéresser[xx].
Il nous reviendra d’explorer les affinités, ainsi que les différences romanesques, élégiaques, et féministes des écrivaines françaises d’avec l’œuvre woolfienne au fil des XXe et XXIe siècles : Sarraute, De Beauvoir, Duras, Annie Ernaux…, et la question comparatiste de traversées intertextuelles, philosophiques entre langues et mémoires. Nous pourrons penser, dans ce sillage, à l’empreinte de Woolf sur le féminisme littéraire en France, aux essais de Viviane Forrester, Geneviève Brisac et Agnès Desarthe, Virginie Despentes, Paul B. Preciado, comme à l’évolution contemporaine du lire-écrire autrement avec Woolf[xxi].
La relation entre l’écriture woolfienne et la pensée philosophique française pourra nous retenir, le lien de contemporanéité avec Bergson, la résonance phénoménologique de l’écriture woolfienne[xxii], sa place dans la pensée de Deleuze, de Rancière[xxiii], dans une pensée psychanalytique de la littérature[xxiv], ou une pensée de l’image[xxv]. Enfin, dans une ouverture intermédiale et transgénérique, nous pourrons envisager le terme « lecture française » dans son acception large d’interprétation littéraire, musicale, théâtrale, picturale ou cinématographique, en pensant à l’effet critique des récentes adaptations en France de l’œuvre woolfienne dans d’autres genres, d’autres médias[xxvi].
Sans oublier la belle résistance de l’écriture woolfienne à toute assignation et assimilation, revenons peut-être, en après-coup, au projet fondateur de la Société d’Études Woolfiennes[xxvii] : étudier et promouvoir les « lectures françaises » de Woolf au sein de l’Université, et réfléchissons à ses évolutions passées et à venir.
*
Autant d’approches que de lectures pour inspirer vos propositions d’intervention (200-300 mots) à rédiger en français et à adresser avec une courte notice bio/bibliographique à Woolflecturesfrancaises@gmail.com avant le 15 octobre 2021. Réponses le 15 novembre 2021.
*
Comité scientifique :
Frédérique Amselle (Université de Valenciennes), Anne Besnault (Université de Rouen), Adèle Cassigneul (Université de Toulouse 2), Claire Davison (Université Sorbonne Nouvelle), Anne Marie Di Biasio (Institut Catholique de Paris), Marie Laniel (Université de Picardie-Jules Verne), Catherine Lanone (Université Sorbonne Nouvelle),Virginie Podvin (Université de Brest), Floriane Reviron-Piegay (Université de Saint-Etienne), Anne-Laure Rigeade (Sciences Po Reims – Item/ Équipes), Naomi Toth (Université Paris Nanterre).
[i] Virginia Woolf, « Montaigne » in The Essays of Virginia Woolf, Vol. IV, 1925-1928, ed. Andrew McNeillie, London, The Hogarth Press, 1994, 71-81, 78.
[ii] Id., « Phases of Fiction » in The Essays of Virginia Woolf, Vol. V, 1929-1932, ed. Andrew McNeillie, London, The Hogarth Press, 2009, 40-89.
[iii] À Jacques Raverat, elle écrit depuis Monks House, le 25 août 1922: « Tell me when you write if there are any good French books », The Letters of Virginia Woolf, Vol. II, ed. Trautmann Banks, The Hogarth Press, London, 1989, 146 / « Lorsque vous m’écrirez, dites-moi donc s’il y a de bons livres français en ce moment » [iii], Lettres, tr. fr. Claude Demanuelli, Paris, Seuil, coll. « Le don des langues », 1993, 226. Concernant Rabelais, Racine et Maurois, cf. Virginia Woolf – Lytton Strachey, Letters, ed. Leonard Woolf and James Stratchey, London, The Hogarth Press, 1969. Concernant Saint Simon et Maurois, cf. « On Not Knowing French », The Essays of Virginia Woolf, Vol. V, ed. Andrew McNeillie, London, The Hogarth Press, 2009, 3-10. Pour Rousseau, Flaubert, Rimbaud et Mallarmé, cf. The Selected Letters of Virginia Woolf, ed. Joanne Trautmann Banks, London, The Hogarth Press, 1989. Pour George Sand, Three Guineas, Notes and References 3, 49 ; Harvest/HBJ, 1966, 188.
Voir également « Stendhal », The Essays of Virginia Woolf, Vol. III, 1919-1934, ed. Andrew McNeillie, London, The Hogarth Press, 1998, 416-418 ; « Madame de Sévigné », The Essays of Virginia Woolf, Vol. VI, 1933-1941, London, ed. Andrew Mc Neillie, The Hogarth Press, 2011, 497-504.
[iv] A Checklist of the Hogarth Press, 1917-1938, ed. J. Howard Woolmer, London, The Hogarth Press, 1976.
[v] Dans une lettre à Jacques Raverat du 30 mars 1923, elle confie : « But how does one learn the language? I must and will! », The Letters of Virginia Woolf, ed. Nigel Nicolson, London, Chatto and Windus, Vol. IIII, 1981, 23. Toujours au même destinataire, elle ajoute le 4 septembre 1924 : « Everything French has a perfection in my eyes », Letters, vol. III, éd. cit., 131.
[vi] Virginia Woolf, op.cit. 3-10.
[vii] Id., « Phases of Fiction », 66.
[viii] Sandra Cheilan, Poétique de l’intime – Proust, Woolf et Pessoa, Presses universitaires de Rennes, coll. Interférences, 2015.
[ix] Charles K. Scott Moncrieff, Swann’s Way, Remembrance of Things Past, Vol. I, London, Chatto & Windus, 1922.
[x] Virginia Woolf, Mrs Dalloway, London, 1982, « The candle was half burnt down and she had read deep in Baron Marbot’s Memoirs »,29.
[xi] Id., The Years, « It was difficult to fix her mind on Renan. She liked it, though. French she could read easily of course; and Italian; and a little German. But what vast gaps there were, what blank spaces », Oxford, Oxford World’s Classics, 1999, 148.
[xii] Id., Three Guineas, « St Paul, it is obvious, was not only a bachelor (for his relations with Lydia see Renan, Saint Paul », 149 / « ‘Est-il cependant absolument impossible que Paul ait contracté avec cette sœur une union plus intime ? On ne saurait l’affirmer’ », Notes and References 2, 38 ; Harvest/HBJ, 1966, 169.
[xiii] Id., Jacob’s Room, 1922, chap. X et XI, Middlesex, Penguin 1965, 115 et 120.
[xiv] Olivier Hercend, Europe, Virginia Woolf, 1101-1102, janvier-février 2021, coordonné par Adèle Cassigneul, « Portraits de lectrices », 62-67.
[xv] Virginia Woolf, Between the Acts, 1941, « “like Venus” he thought, making a rough translation, “to her prey...” » « The Present Day », London, Penguin, 2000, 123.
[xvi] Id., Le temps passe, tr. Charles Mauron (1926), postface James M. Taule, Le bruit du temps, 2010. Jane Goldman, « Translation, Secondary Rendering, and Textual Genesis; ‘Sharp-edged furniture’, ‘Thorns’ and ‘Charms’: ‘Time Passes’ between ‘Le Temps Passe’ and ‘Time Passes’ », in Trans-Woolf, ed. Claire Davison, Anne-Marie Smith-Di Biasio, Perugia, Morlacchi Press, 2018, 97-121. Kimberley Engdahl Coates : « Exposing the ‘Nerves of Language’: Virginia Woolf, Charles Mauron, and the Affinity between Aesthetics and Illness », Literature and Medicine 21. 2 (2002), 242-263.
[xvii] Charles Mauron, Des métaphores obsédantes au mythe personnel, Paris, José Corti, 1963.
[xviii] Marguerite Yourcenar, Les Vagues, Paris, Stock, 1936. Voir Anne-Marie Di Biasio, « Passages dérobés : La traduction du poétique : The Waves, Virginia Woolf, Les Vagues, Marguerite Yourcenar », ed. Chantal Foucrier et Daniel Mortier, Frontières et passages : les échanges culturels et littéraires, Presses Universitaires de Rouen, 1999, 47-55.
[xix] The Reception of Virginia Woolf in Europe, ed. Mary Ann Caws & Nicola Luckhurst, London, Continuum Press, 2002. Anne-Laure Rigeade, « Three Guineas / Trois Guinées ou la question de la traduction », in Trans-Woolf, ed. Claire Davison, Anne-Marie Smith-Di Biasio, Perugia, Morlacchi Press, 2018.
[xx] Françoise Pellan, Virginia Woolf : l’Ancrage et le Voyage, Presses Universitaires de Lyon, 1994. Françoise Defromont, Vers la maison de lumière, Éditions des femmes, 1985. Anne-Marie Di Biasio, Virginia Woolf, La hantise de l’écriture, Indigo & côté-femmes, 2010. Françoise Pellan, « Translating Virginia Woolf into French » in The Reception of Virginia Woolf in Europe, ed. Mary Ann Caws & Nicola Luckhurst. London, Continuum Press, 2002.
[xxi] Annie Ernaux, « Le gouffre du temps », Europe – Virginia Woolf, Adèle Cassigneul (dir), n°1101-1102, Janvier-Février 2021, 21-23. Anne Besnault, « Tuer encore et toujours ‘l’ange du foyer’ » ; Suzel Meyer, « Traverser les années. Virginia Woolf et Annie Ernaux », Europe, Virginia Woolf, 1101-1102, janvier-février 2021, coordonné par Adèle Cassigneul, 155-168 ; 151-155. Anne-Laure Rigeade, « Le travail du commun : retours de Mrs Dalloway dans Les Veilleurs de chagrin de Nicole Roland », Études britanniques contemporaines, n°48, June 2015, Outlanding Woolf, ed. C. Davison et A.-M. Smith Di Biasio.
[xxii] Naomi Toth, L’Écriture vive : Woolf, Sarraute, une autre phénoménologie de la perception, Paris, Classiques Garnier, coll. Perspectives comparatistes, « Modernités et avant-gardes », 2016. « Écrire contre l’évidence. Lire Nathalie Sarraute sur et avec Virginia Woolf », Études britanniques contemporaines, n°48, June 2015, Outlanding Woolf, dir. C. Davison et A.-M. Smith Di Biasio. Anne-Laure Rigeade, « Penser le contemporain avec Virginia Woolf et Nathalie Sarraute », Contemporary Woolf, Woolf contemporaine, dir. Claire Davison et Anne-Marie Smith-Di Biasio, Presses universitaires de la Méditerranée, 2014, 223-233.
[xxiii] Derek Ryan, « Des animaux ordinaires ou étrangers ? Territoires bovins entre Woolf et Deleuze », trad. Nicolas Boileau, Études britanniques contemporaines, n°48, June 2015 : Outlanding Woolf, dir. C. Davison et A.-M. Smith Di Biasio. Marie-Dominique Garnier, « “Following suit(e)” : Woolf between Carlyle and Deleuze », Le Tour critique, Virginia Woolf among the philosophers / Virginia Woolf parmi les philosophes, dir. Chantal Delourme, Richard Pedot, N°2, 2013. Chantal Delourme, « ‘We are …marking time’: the Impossible Contemporary as a Poïe/Litical Threshold in Virginia Woolf’s Diary, Volume 5 », Contemporary Woolf, Woolf contemporaine, dir. Claire Davison et Anne-Marie Smith-Di Biasio, Presses universitaires de la Méditerranée, 2014, 191-207.
[xxiv] Voir les travaux de Jacques Aubert, Chantal Delourme, Adolphe Haberer, Josiane Paccaud-Huguet, Michel Rivoire, Denise Ginfray, Daniel Ferrer, Sophie Marret, Anne-Marie Smith-Di Biasio, Nicolas Boileau, Marie Allègre.
[xxv] Voir Adèle Cassigneul, Voir, Observer, Penser, Virginia Woolf et la photo-cinématographie, PUM, 2018.
[xxvi] Voir Recycling Virginia Woolf in Contemporary Art and Literature, ed. Monica Latham, Caroline Marie, Anne-Laure Rigeade, à paraître London, Routledge, 2021. Europe, Virginia Woolf, 1101-1102, janvier-février 2021, coordonné par Adèle Cassigneul.
[xxvii] La SEW a été fondée en 1996 par Christine Reynier.