appel pour le 15 octobre 2021
colloque : 20, 21 et 22 octobre 2022 (Université de Montréal, Université du Québec à Montréal (UQAM), Cégep Édouard-Montpetit (Longueuil), en collaboration avec le Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ)
La mort est au fondement même de l’expérience humaine. Heidegger la conçoit comme un horizon ultime – un point à l’horizon à partir duquel il n’y a point d’horizon – donnant tout son sens à l’existence. Albert Camus, qui faisait du suicide le seul « problème philosophique vraiment sérieux », remarquait par ailleurs qu’il n’y a pas d’expérience de la mort : « Au sens propre, n’est expérimenté que ce qui a été vécu et rendu conscient. »
Le titre que nous avons donné à ce colloque pluridisciplinaire, « Thanatographies : (re)penser la mort en littérature », pointe ainsi vers ce qui dans la mort fait œuvre malgré qu’elle soit toujours en quelque sorte le fruit d’une inexpérience, appelant et conjurant néanmoins l’acte d’écrire. L’argument indépassable de la Lettre à Ménécée – la mort n’est rien pour nous puisque lorsqu’elle existe nous n’existons pas – en appelait dès Épicure à ce qui dans la mort constitue l’épreuve de l’inénarrable, aussi bien pour le moribond que pour celui qui lui survit. En effet, de la mort elle-même nul ne peut rien dire sinon que sur le mode de la vue de l’esprit (Camus, encore) ou de l’avant-goût (Bataille). Le scandale de la mort (Jankélévitch) ou, pour le dire avec Jacques Derrida, la mort possible comme impossible, c’est l’expérience chaque fois unique et pourtant réitérée de la fin du monde. Et si cet impossible fait œuvre, c’est peut-être que la littérature partage avec la mort une sorte d’« attirance pour le gouffre » (Poe) ou un « goût de l’horrible » (Baudelaire) pour qui s’y plonge jusqu’à l’anéantissement (Blanchot). L’œuvre littéraire ouvre l’espace chéri du paradoxe qu’elle redonne chaque fois à penser : « en dépit de son occultation, l’horizon de la mort nous habite entièrement » (Hentsch), ce qui fait dire à Daniel Salvatore Schiffer dans son Traité de la mort sublime que même au sein des études littéraires elle constitue peut-être le dernier tabou : « bien plus que le sexe, la nudité, le viol ou la prostitution, de notre pseudo-modernité : la mort ne se montre pas ; elle s’exhibe encore moins, et, à ses côtés, on ne parle même pas, sinon à voix basse ; on chuchote, de peur, peut-être, de la réveiller. »
Comme le montrent de multiples récits de mort dans les œuvres littéraires, de Villon à Tolstoï et au-delà, il n’y a pas de sujet plus humain et plus constant, pas d’obsession ou de fascination muette plus impérieuse et péremptoire que cette « anticipation soucieuse » (Derrida) et son désir de la dire, vécus parfois sous les modes de l’angoisse, de la rencontre, du déni, voire de la jouissance. On se rappellera ainsi les premières lignes de « L’art et la mort » d’Antonin Artaud : « Qui, au sein de certaines angoisses, au fond de quelques rêves n’a connu la mort comme une sensation brisante et merveilleuse avec quoi rien ne se peut confondre dans l’ordre de l’esprit ? » Et si, justement, il n’y avait rien de « nouveau » avec la mort ? Que son enseignement le plus grave et le plus terrible était l’absence radicale de nouveauté, d’au-delà, de surprise, de destin extraordinaire, une intolérable et scandaleuse communion du « même » dans l’espace et le temps ?
Profitant d’un certain renouveau de la critique littéraire pour ces questions – que l’on pense par exemple à l’Essai sur la narration autothanatographique de Frédéric Weinmann, au Traité de la mort sublime (2018) de Daniel Salvatore Schiffer, à l’étude de Jean Roudant sur La mort en littérature (2020), mais aussi aux travaux tardifs de Paul Ricœur (Vivant jusqu’à la mort) et à ceux de Marie-Laure Florea sur les nécrologies – nous aimerions lancer une réflexion d’envergure sur ce qui touche de près ou de loin à ce que nous pourrions appeler les thanatographies : écrire la mort, écrire sur la mort, écrire contre la mort, écrire après la mort. Quelle est la pertinence d’aborder cet aspect aujourd’hui, c’est-à-dire avec et à la suite de Vladimir Jankélévitch (La mort), Maurice Blanchot (« L’œuvre et l’espace de la mort »), Gilles Ernst (La mort en toutes lettres), Michel Picard (La littérature et la mort), Robert Weir (Death in Literature) notamment ? En quoi la littérature est-elle un « discours » privilégié sur la mort, voire de la mort ? Pour ce vaste colloque international et pluridisciplinaire qui aura lieu à l’automne 2022, nous invitons chercheuses et chercheurs d’horizons et de disciplines divers à réfléchir à la question thanatographique, ou plus largement aux liens qui unissent l’écriture et la mort.
Afin de rendre compte de la variété des rapports qu’entretiennent la littérature et la mort, et de manière à ce qu’une pluralité d’approches soit privilégiée, le colloque sera divisé en trois grandes journées d’étude qui en constitueront les principaux axes : l’auteur·e et la mort, l’œuvre et la mort, et les savoirs sur la mort.
L’auteur·e et la mort
La relation entre la littérature et la mort touche d’abord, en amont de la production littéraire, l’écrivain·e et son lien intime avec la fin de la vie, voire de sa vie. La problématique concerne ici l’ensemble des réflexions que l’écrivain·e peut élaborer au sujet de la mort, jusqu’à son propre décès parfois projeté comme un fantasme ou mis en scène de manière tragique (à l’exemple d’Hubert Aquin). Le récit d’agonie, comme Le Protocole compassionnel d’Hervé Guibert, et les projections au-delà de la mort font également partie de cette catégorie d’écrits (auto)funéraires, à l’image de François-René de Chateaubriand pour qui « la mort […] ira peut-être mieux » que la vie, ou encore d’André Gide dont le journal illustre régulièrement son obsession pour sa renommée posthume.
Une fois la vie de l’écrivain·e passée, la question de sa postérité devient elle aussi primordiale. Comment « pense-t-on » la vie et l’œuvre de l’auteur·e à partir du moment de son décès ? Les études de Marie-Laure Florea sur les nécrologies parues dans les médias écrits français sont à cet effet riches d’enseignement et ouvrent la voie à une étude serrée des rapports entre la mort d’un auteur et la pérennité de son œuvre ou de sa figure d’écrivain. Quelle image forge-t-on d’un auteur décédé ? Quelles sont les modalités de sa monumentalisation ? Parmi ses œuvres, lesquelles méritent d’être conservées et consacrées par la tradition ? Comment (re)lit-on, enfin, les textes et la vie des suicidé·es, comme Nelly Arcan, Virginia Woolf ou Yukio Mishima ?
2. L’œuvre et la mort
L’étude récente de Frédéric Weinmann sur les récits autothanatographiques a pavé la voie à l’analyse de la mort dans le champ de la poétique. Le défi est de taille et touche à la possibilité même d’écrire la mort : comment raconter l’inénarrable ? Les acquis du formalisme et de la narratologie nous offrent des outils précieux pour cerner cette problématique qui concerne, du moins dans le domaine du récit, les questions de la voix, du point de vue, de l’ordre et de la temporalité. Mais cette réflexion peut aussi s’étendre à l’étude syntagmatique et paradigmatique des « formes » de la mort en littérature ; c’est-à-dire, d’un côté, des types discursifs qui relatent ou évoquent le trépas (l’oraison, l’épitaphe, la descente aux enfers, etc.) et de l’autre, des genres (para)littéraires marqués par des thématiques funestes, comme le policier, le fantastique et l’horreur.
Au-delà des formes et des modalités d’écriture, la question de la mort en littérature concerne aussi ses multiples représentations. On pense bien sûr à la mort « réelle » qui apparaît parfois d’une manière crue dans certains textes littéraires, sous les motifs de l’exécution, du meurtre, de l’infanticide ou du génocide. À cet effet, certains personnages sont devenus des symboles forts de la mort qu’ils ont choisie, à l’exemple d’Ophélie, ou encore de Thomas Chatterton qui, sous la plume d’Alfred de Vigny, s’est transformé en icône du suicide romantique. Outre ces images de la mort, les œuvres littéraires sont également peuplées de personnages typés tels le vampire, le revenant et le mort-vivant, ou encore de figures historiques dont le décès a participé à forger la renommée, comme Socrate ou le Christ. En plus des rituels funéraires, des lieux physiques liés à la mort (l’échafaud, le salon, le cimetière) et du topos de la vie posthume (le paradis, l’enfer et la résurrection), les représentations de la mort en littérature se font aussi l’écho de paradigmes historiques qui ont particulièrement marqué l’imaginaire humain : les guerres, les révolutions, la mort noire et celle des camps de concentration… Quasi infinies, les figurations littéraires du trépas rendent compte de la richesse et de la complexité de ce « squelette [qu’est] la mort [lorsqu’il] se revêt des chairs de la fiction » (Michel Picard).
3. Les savoirs sur la mort
En aval de la production littéraire se trouvent les savoirs que génèrent les textes à propos de la mort et qui concernent, en premier lieu, ses manifestations en tant que phénomène culturel. Les sciences humaines se voient ainsi particulièrement concernées par ces connaissances multiples, à la fois historiques, sociales et anthropologiques, et qui touchent tant aux modalités de ritualisation de la mort, qu’à l’histoire funéraire et à la question du deuil, voire à l’écriture comme performance de deuil. Les textes littéraires apparaissent ainsi comme des lieux privilégiés où s’articulent les rapports – souvent conflictuels – que nous nouons avec la mort, tant au plan individuel que collectif.
À côté de ces savoirs intrinsèques, les œuvres littéraires engendrent aussi une foule de discours à valeur métatextuelle sur la mort, tant théoriques que critiques et épistémologiques. La sémiologie, la philosophie, la psychanalyse, l’esthétique et l’histoire des idées se sont ainsi abondamment nourries des œuvres composées par les écrivain·e·s afin de réfléchir au terme de notre vie. Que l’on pense aux propos de Roland Barthes et de Jacques Derrida au sujet de la fameuse phrase de Monsieur Valdemar, « maintenant, je suis mort », ou encore à la question de la mort volontaire alimentée par le suicide d’écrivain·e·s comme Paul Celan, Primo Levi, Sarah Kofman ou Stefan Zweig. Ces réflexions, qui pensent l’existence humaine à partir de notre nécessaire finitude, mettent au jour les profondeurs conceptuelles de la littérature, tout en questionnant ses capacités représentationnelles, jusqu’à imaginer l’horizon de sa propre « mort ».
Dates et échéanciers
Les propositions de communication (300 mots accompagnés d’une bibliographie sélective et d’une courte notice biobibliographique) sont à envoyer à Nicholas Cotton, Gilles Dupuis et François Harvey au colloquethana.2022@gmail.com avant le 15 octobre 2021. Un retour sur les propositions aura lieu le 30 octobre 2021.
Le colloque se déroulera les 20, 21 et 22 octobre 2022, sur trois campus : Université de Montréal, Université du Québec à Montréal (UQAM), Cégep Édouard-Montpetit (Longueuil), en collaboration avec le Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ). Les contributions retenues mèneront à une publication sous forme de livre ou d’actes de colloque.
Ouvrages cités
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