Luttes communes, stratégies divergentes : quelles relectures critiques en art ?
Université de Tours, 9 et 10 novembre 2021
Depuis les années 1960, le champ français de l’histoire de l’art a vu se consolider de véritables corpus de théories et de pratiques questionnant les canons au moyen desquels les narrations dominantes ont été pensées et normées. Les approches sociologiques, féministes et décoloniales, pour ne citer qu’elles, ont catalysé l’apparition d’épistémologies nouvelles et de démarches transdisciplinaires telles que les études visuelles ou culturelles. Cette pluralité d’outils critiques, témoignant de la dynamique d’échanges entre les sphères universitaires, militantes et artistiques, a accompagné l’émergence de stratégies mettant en cause les traitements asymétriques provoqués par les biais classistes, genrés et raciaux qui persistent dans les discours comme dans les structures de pouvoir des mondes de l’art. Bien que la légitimité de ce travail de relecture puisse sembler évidente, les divergences de points de vue et les débats, parfois polémiques, qui en résultent démontrent la nécessité d’un recul critique sur les moyens par lesquels il est mis en pratique. Dans cette optique, ce colloque entend interroger les différentes stratégies mobilisées par les acteur.trice.s du monde de l’art pour en comprendre les apports et limites.
En dépit de la réticence d’une fraction des milieux de la recherche à l’adoption de ces démarches, le travail de révision des narrations hégémoniques est pourtant loin d’avoir décru dans le champ discursif, engendrant de nombreuses positions parfois divergentes. De fait, si certain.e.s chercheur.se.s travaillent à la déconstruction du canon, impulsée par les théories pionnières, d’autres font le choix de perpétuer au travers de leurs pratiques ce structure en y inscrivant des artistes et sujets qui en avaient été exclu.e.s. La systématisation d’une révision centrée sur les différents obstacles sociologiques, institutionnels et psychologiques face auxquels les artistes ont dû lutter figure parmi les approches les plus épinglées. Elle a conduit certain.e.s chercheur.se.s à soulever le paradoxe d’une visibilisation victimisante, dans la mesure où elle minimiserait les opportunités, les stratégies et les pratiques alternatives, inévitablement transgressives, par le biais desquelles iels ont pensé leurs œuvres et construit leurs carrières. L’étude critique de ces différentes stratégies paraît d’autant plus importante à opérer si l’on considère les risques de confusion et de discrédit auxquels peut conduire une mobilisation superficielle, voire ostentatoire, des approches et des théories critiques.
Au-delà du cercle académique, ces dynamiques de relecture ont également donné lieu à des débats dans les institutions d’exposition publiques et privées. Bien qu'elles soient souvent positivement reçues par le public et la critique, les démarches entreprises, comme les expositions thématiques ou les parcours et visites guidées, rencontrent parfois de vives condamnations, allant de l’accusation de « ghettoïsation », notamment dans le cas des expositions centrées sur les artistes femmes, aux reproches d’essentialisation des personnes marginalisées et d’euphémisation du racisme. Ces débats se sont également répercutés sur le positionnement des artistes. Ainsi, dans le cas de l’accrochage de Elles@centrepompidou, exposition souvent citée comme exemple de la prise de conscience des institutions culturelles, certaines artistes ont protesté contre l’approche adoptée par le musée. Sous couvert d’anonymat, elles ont déclaré être « gênées, voire choquées » d’avoir été associées à cette démarche et ont confessé avoir « hésité à faire valoir leur droit moral en refusant de participer ». Certains milieux militants, comme l’association « Décoloniser les arts », le média documentations.art ou encore le collectif Art en grève, ont également souligné la nécessité de dépasser le cadre des expositions pour s’intéresser à l’organisation même du travail culturel, à la fois concernant la précarité des artistes, encore souvent déguisée sous la figure romantique de l’artiste maudit, et celle des travailleurs.ses précaires invisibilisés.es et souvent racisés.es alors même que ces personnes sont essentielles au bon fonctionnement des institutions. Cette contradiction entre le fonctionnement structurel des institutions et la mise en pratique des stratégies de relecture est d'autant plus importante à soulever si l’on considère les difficultés rencontrées par certains territoires qui sont marqués par l'absence de structures capables de porter cet élan. C’est le cas en particulier des territoires ultramarins, largement délaissés par les institutions publiques.
Face au manque de moyens dont souffrent les mondes de la culture et au soulèvement des voix conservatrices afin de jeter le discrédit sur les études féministes, décoloniales, de genre et les approches intersectionnelles qui en découlent, il paraît nécessaire enfin de questionner les objectifs et influences des acteur.trice.s extérieur.e.s (financements privés, fondations et mécénats d’entreprises…) qui entrent indéniablement en compte dans ce travail de relecture. En témoignent les débats suscités en 2013 suite à la décision du Palais de Tokyo d’octroyer à ses appuis financiers un droit de regard sur les choix des expositions, des œuvres et de la programmation ou encore récemment la Tribune publiée dans un blog Mediapart en réaction à la nomination de Muriel Pénicaud à la tête de l’association Aware. Ces exemples interrogent les risques d’instrumentalisation politique et précarisation des terrains de luttes auxquels s’exposent les artistes, les chercheur.euse.s, les critiques mais aussi les commissaires d’exposition et les institutions publiques qui y participent.
Les présentations pourront explorer les pistes suivantes, sans s’y limiter :
Les outils, les langages et les démarches transdisciplinaires au moyen desquels les stratégies de relecture critique s’opèrent dans le champ discursif. Quelles sont les modalités et les phénomènes de passage et de translation qui permettent leur circulation au sein du champ français ou depuis des pays étrangers (financements de publications, contraintes du milieu éditorial français, difficultés de la traduction, d’appropriation et de reformulation des théories et concepts étrangers…) ? Comment identifier les artistes et les sujets discriminés sans risquer l’assignation identitaire et la perpétuation des discriminations (essentialisation, ghettoïsation, consolidation des stéréotypes…) ?
Réflexion critique sur les stratégies de révision engagées dans la structuration des institutions muséales et dans leurs pratiques d’exposition. Par quels moyens ces stratégies se mettent-elles en place et quel bilan peut-on en faire ? De quelle manière les choix de programmation, de politiques d’acquisition et de financement entrent-ils en jeu dans le relecture critique des champs de l’art ? Quelles stratégies alternatives aux modèles dominants peut-on observer ou développer dans tous les territoires français ?
Les différentes stratégies mises en place par les artistes dans leurs productions discursives et plastiques. Comment les artistes prennent-iels en compte les discriminations auxquelles iels font face (construction identitaire, processus créatifs, formations, dispositifs de monstration et de légitimation) ? De quelles manières inspirent-iels, intégrent-iels et réagissent-iels aux stratégies mises en place par les champs académiques et muséaux ?
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Propositions et modalités de communication :
Les communications pourront prendre la forme d’études de cas problématisées, de retours d’expériences ou d’analyses théoriques interdisciplinaires. Les interventions à plusieurs voix sont acceptées. Les propositions émanant des personnels d’institutions d’exposition, d’associations, d’artistes ou de jeunes chercheur.se.s sont particulièrement encouragées. La durée des interventions est de 20 minutes, et pourra être adaptée selon le format de communication proposé ou le nombre d’intervenants.es mobilisés.es.
Les propositions sont à adresser à : strategies.art@gmail.com avant le 06/09/2021.
Elles devront figurer sous forme d’un résumé (avec un titre) de 1500 signes maximum et être accompagnées d’une courte biographie, en français ou en anglais au format .doc.
L’acceptation des propositions sera notifiée début septembre.
Les prises de parole pourront également se faire dans les deux langues et seront suivies d’un temps d’échange.
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Comité scientifique :
Maxime Boidy (UPEM)
Maxime Cervulle (Paris 8)
Laurent Gerbier (Université de Tours)
Natasa Petresin-Bachelez (commissaire indépendante)
Giovanna Zapperi (Université de Tours)
Comité d’organisation :
Raphaële Bertho (Université de Tours)
Louis Boulet (UQAM/Université de Tours)
Fériel Dridi (Université de Tours)
Célia Honoré (Université de Tours)