Entre terre et ciel : littérature, nature et transcendance
Journée d'étude doctorale
8 octobre 2021 – Amiens (Université de Picardie Jules Verne)
« La santé du monde me communique sa plénitude ; l’ivresse de la terre s’installe dans mes moelles ; la volupté physique, de minute en minute, gravit mes mollets, prend possession de mes cuisses et du bas-ventre, assaille les tripes, le foie, la veine porte, fait irruption dans mon cœur, monte, monte à travers mes artères splendides jusque dans l’orbite des yeux, jusque dans les lombes du cerveau. J’absorbe avec avidité les aliments totaux, et il se fait d’incommensurables échanges entre moi et le monde par tous les portes de ma peau, par toutes les ouvertures de mon corps. […] Pendant des minutes et des minutes, plongé dans une délectation de génie, dans une vaste joie animale semblable au néant, je mange, j’avale. […] Lentement il s’établit une communication sans écluses entre l’âme de la planète et les globules de mon sang. Je suis parcelle au festin de l’immensité, je me fonds dans la matière unique, je m’incorpore à la constitution de l’univers. »
Joseph Delteil, Choléra, 1923
« De la nuque aux talons, je me découvrais noué à la terre. J’éprouvais une sorte d’apaisement à lui abandonner mon poids. La gravitation m’apparaissait souveraine comme l’amour.
Je sentais la terre étayer mes reins, me soutenir, me soulever, me transporter dans l’espace nocturne. Je me découvrais appliqué à l’astre, par une pesée semblable à cette pesée des virages qui vous appliquent au char, je goûtais cet épaulement admirable, cette solidité, cette sécurité, et je devinais, sous mon corps, ce pont courbe de mon navire. »
Antoine de Saint Exupéry, Terre des hommes, 1939
Si Joseph Delteil et Antoine de Saint Exupéry explorent de façon poétique l’harmonie absolue entre l’être humain et la nature, ils expriment, non sans euphorie, leur sensation d’intégrer parfaitement l’univers. Au XXème siècle, renouvelant la lecture romantique du monde, les écrivains sont nombreux à traduire cette tentative d'expression littéraire de ce qui constitue une véritable quête de sens, par le biais de thématiques transversales telles que la matérialité de la terre, la transcendance, la dissolution du moi dans l'univers. Ce sont précisément les relations multiples de l’humain à la nature et leurs modalités d'expression en littérature que questionnera cette journée d'étude.
La nature est, avant toute chose, un espace matériel : elle est l'environnement dans lequel l'être humain évolue depuis son apparition ; elle est à l'origine et à la fin de tout. Elle se situe « entre terre et ciel » : les travaux proposés permettront d’appréhender la nature comme une entité vivante et indépendante de la création purement humaine, en dépit des tentatives de contrôle, voire de domination de l’être humain à l’encontre d’une nature qu’il cherche à enrichir, ou au contraire à restreindre. Le rapport, aussi étroit qu’ambivalent, de l’être humain à la nature, vieux couple littéraire, nous invite à interroger les relations, essentielles et conflictuelles, entre le cosmos et l’anthropos.
De la conception romantique de la nature comme source inépuisable d'émotions, de sensations, à la nature-refuge permettant d'échapper à l'agitation de l'espace urbain et industriel, la nature a souvent été représentée comme un espace préservé, sécurisant, enveloppant, rassurant, mais en même temps ouvert sur l´infini et rappelant à l’homme sa propre finitude. Espace offert à l’exploration et à la contemplation, la nature provoque en l’humain une « aspiration vers l’infini » (Baudelaire). Mais elle peut aussi être l'espace du retour à la primitivité, à l'état de nature, à la plus pure simplicité de l'être, ce qui peut se révéler aussi bien salvateur que destructeur. La Première Guerre mondiale, conflit mécanique s’il en est, a vu des milliers d’hommes arrachés à leur terre natale et forcés de vivre au cœur d’une terre inconnue : ils y ont vécu, ils y sont morts, ils se sont animalisés à son contact, ils y ont rêvé des temps de paix, ils ont souffert par elle, avec elle, à travers elle… Si la nature peut être décrite comme abîmée ou dévastée, le plus souvent par l'être humain, elle a longtemps été idéalisée en tant que paradis perdu, Éden, lieu originel et force vitale du monde. Dans cette perspective, penser la nature questionne la dialectique du chaos et du cosmos : monstrueux et sublime naturel s’y côtoient, s’y épanouissent, se contaminent réciproquement (Kant).
Par conséquent, la relation de l’humain à la nature est profondément protéiforme, aussi ambivalente que la nature elle-même. Ses formes d’expressions en sont logiquement tout aussi multiples. Quelle place l'être humain peut-il trouver dans un tel « paysage intermédiaire » (Butor) ? De quelle manière cette place est-elle explorée, décrite, questionnée par la littérature ? De la matérialité de la terre à l'élévation spirituelle, comment l’écrivain traduit-il poétiquement la communion avec la nature ?
Plus précisément, cette journée d'étude veut interroger les liens entre nature et « transcendance » et le double mouvement, horizontal et vertical, que ce dialogue implique.
Il s’agira de réfléchir à la dimension cosmique de la nature, en exploitant les notions d'épiphanie et de sacré, étroitement liées à l'idée de transcendance. Le sentiment océanique, décrit par Romain Rolland comme une « sensation de l’éternel », permettra d'envisager la question de la transcendance selon l'idée de verticalité. En effet, l’immersion de l’homme dans la nature est propice à des moments de plénitude ; de cette osmose jaillit presque une euphorie transcendantale, « exaltante élévation », « indicible mouvement d’accroissement » selon les termes d’Henri Michaux. La dilatation du « moi » dans la nature, la sensation d’appartenir à un Grand Tout permettent à l’individu d’accéder à la contemplation d’un infini, d’un au-delà, de l’essentiel.
Néanmoins, cette approche n’est pas exclusive : un autre axe de lecture passe au contraire - bien que cette opposition soit justement à discuter - par l'horizontalité. Dans quelle mesure la littérature représente-t-elle un lien plus « terre à terre », au sens propre comme figuré, entre humain et nature ? L’intensité de l’émotion vécue par le sujet qui arpente la terre lui permet de renouer et repenser les liens de coappartenance entre l’être humain et le végétal, le minéral, l’animal. Le rapport à la terre dans sa matérialité, qui ne peut être ignoré, exclut-il nécessairement la communion avec la nature, voire la transcendance ?
Sans se limiter à la littérature du XXème siècle, les participants seront donc amenés à proposer des contributions permettant de faire dialoguer ces deux axes de réflexion et d’appréhension du sujet :
Horizontalité
Arpenter la terre : récits de voyage, contemplation et découverte de la nature, l'être en mouvement dans la nature...
Être dans la nature : l'homme et son rapport à son environnement, au végétal, au minéral, à l'animal…
Verticalité
Le sentiment océanique, la dilatation du moi dans la nature…
Le rapport au divin, au sacré…
*
Cet appel à communications s’inscrit dans le cadre d’une journée d’étude doctorale organisée par le laboratoire CERCLL (Université de Picardie Jules Verne) et s’adresse à tous les jeunes chercheurs et doctorants en littérature. Les propositions de communication, comportant un titre provisoire et un résumé de 500 mots maximum, sont à envoyer avant le 15 juin 2021 à l’adresse suivante : mathieu.gimenez@ecole-navale.fr.
Les propositions seront examinées par un comité de lecture. Elles devront être accompagnées d’une brève présentation du parcours universitaire (sujet de thèse, encadrants, publications en lien avec le sujet proposé). Chaque communication durera vingt minutes. Selon l’évolution de la situation sanitaire, un mode hybride pourra être envisagé.
*
Bibliographie indicative :
BATE Jonathan, The Song of the Earth, Cambridge, Harvard University Press, 2000
BERGÉ Aline et COLLOT Michel (dir.), Paysage et modernité(s), collectif, Bruxelles, Ousia, 2007
BUEKENS Sara, Émergence d’une littérature environnementale, Genève, Droz, 2020
COLLOT Michel, La Pensée-Paysage : philosophie, arts, littérature, Arles, Actes Sud, 2011
CORBIN Alain, La fraîcheur de l'herbe : histoire d'une gamme d'émotions de l'Antiquité à nos jours, Paris, Fayard, 2018
DALLET Sylvie et NOËL Émile (dir.), Les Territoires du sentiment océanique, Paris, L'Harmattan, 2012
ROLLAND Romain, Un beau visage à tous sens. Choix de lettres de Romain Rolland (1866-1944), Paris, Albin Michel, 1967
ROMESTAING Alain et SCHAFFNER Alain, Romanesques (hors-série). Animaux d’écritures : le lien et l’abîme, Paris, Classiques Garnier, 2014
ROMESTAING Alain (dir.), Mondes ruraux, mondes animaux. Le lien des hommes avec les bêtes dans les romans rustiques et animaliers de langue française (XXe-XXIe siècles), Dijon, EUD, 2014
SCHOENTJES Pierre, « Images de la nature dans les romans de la Grande Guerre : esquisse d’une typologie », in Philosophie et narration, vol. 42, n°2, été 2011
SCHOENTJES Pierre, Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique, Marseille, Wildproject, 2015
TERMITE Marinella, Le sentiment végétal. Feuillages d’extrême contemporain, Macerata, Quodlibet, 2014, « Ultracontemporanea »
TERMITE Marinella (dir.), Mots de faune, Macerata, Quodlibet, 2020
VAILLANCOURT Yves, Sur le sentiment océanique, Paris, Hermann, 2019
Comité d’organisation : Marie-Françoise Lemonnier-Delpy, Mathieu Gimenez, Amélie Goutaudier, Mélanie Leneveu, Juliette Sauvage (CERCLL, UR-UPJV 4283, Axe « Transmissions historiques » / ED-SHS 586)