Pour une histoire matérielle de la littérature: autour du Petit musée d'histoire littéraire
Par Nadja Cohen et Anne Reverseau (FWO / KU Leuven)
Ce texte est la version développée de «La Fabrique du Petit musée d'histoire littéraire», postface au Petit musée d'histoire littéraire (1900-1950), paru en octobre 2015 aux Impressions nouvelles. Cet ouvrage, conçu dans le cadre du Groupe de recherche sur les modernités littéraires européennes MDRN (www.mdrn.be), propose une histoire matérielle de la littérature en 51 objets. Les premiers chapitres sont accessibles librement sur le site de l'éditeur (on trouvera à la fin du présent article le sommaire ou «catalogue» de ce Petit musée d'histoire littéraire).
Du groupe MDRN, on peut lire également dans la revue Fabula-LhT, n° 11 (2013) un article-programme intitulé «Pour une nouvelle approche de la dynamique littéraire».
Autour du Petit musée d'histoire littéraire
Que faire voir?
«Quoi de plus abstrait que l'activité littéraire? que faire voir?» se demande Paul Valéry lorsque Julien Cain, administrateur général de la Bibliothèque nationale, ébauche, pour l'Exposition internationale de 1937, un «Musée de la littérature». Les questions soulevées par un tel projet se posent encore de nos jours, même si les maisons d'écrivains ou les expositions qui leur sont consacrées sont maintenant légion et que les plus grandes institutions s'y sont essayées, avec plus ou moins de succès (l'exposition René Char à la BnF en 2007 ou celle sur Claude Simon à la BPI en 2013)[1]. Les réponses à y apporter ne sont en revanche pas forcément les mêmes. En 1937, outre les attendus portraits et les photos de lieux, Valéry et Cain choisissent d'exposer manuscrits et brouillons, autrement dit la «préhistoire» du livre, appelée à devenir le matériau de prédilection des généticiens. Aujourd'hui, comme l'avaient déjà pressenti les esprits modernistes dans les années 1920, bien d'autres objets participant de la culture visuelle des écrivains devraient aussi y figurer. En effet, estime Mac Orlan, «[l]'imagination, pour s'être nourrie de textes pendant des siècles emprunte aujourd'hui aux images les principaux éléments de ses créations»[2]. Et les images de toutes sortes, dont on constate la multiplication depuis la deuxième moitié du XIXe, et plus encore au début du XXe siècle, jouent en effet un rôle important dans la célébration de la puissance plastique des objets. Nombre de textes des années 1920 célèbrent ainsi le rôle de révélateur de la beauté moderne joué à cet égard par la photographie et le cinématographe qui, à la faveur d'un cadrage, d'un angle et d'une lumière particulière ont su exploiter la photogénie des objets les plus courants:
Avant l'apparition du cinématographe, c'est à peine si quelques artistes avaient osé se servir de la fausse harmonie des machines et de l'obsédante beauté des inscriptions commerciales, des affiches, des majuscules évocatrices, des objets vraiment usuels, de tout ce qui chante notre vie, et non point quelque artificielle convention ignorante du corned-beef et des boîtes de cirage. Ces courageux précurseurs, qu'ils fussent peintres ou poètes, assistent aujourd'hui à leur propre triomphe, eux qu'un journal ou un paquet de cigarettes savait émouvoir, quand le public tressaille et communie avec eux devant tels décors dont ils avaient prédit la beauté[3].
À côté de la peinture et des images nobles qui l'ont toujours nourri, l'écrivain est en effet immergé, qu'il le veuille ou non, dans un paysage urbain fait de publicités, d'affiches, de cartes postales, de prospectus qu'il partage avec ses contemporains. L'image permet la circulation d'une culture matérielle et renforce le fétichisme de l'objet notamment par la vertu hallucinatoire que les gros plans photographiques ou cinématographiques peuvent lui conférer. En retour, à cette époque les images jouent un rôle de plus en plus grand dans l'incarnation de l'écrivain pour les lecteurs et servent en cela les stratégies promotionnelles dans certains hebdomadaires comme Les Nouvelles littéraires, certaines revues comme Jazz ou chez des éditeurs comme Grasset qui inaugurent l'ère de ce que Nathalie Heinich appelle la «visibilité» de l'écrivain[4].
Quelle histoire matérielle pour la littérature ?
Ce type d'interrogations a surgi lorsque nous avons mis en chantier Petit musée d'histoire littéraire, projet collectif du groupe MDRN, qui propose une histoire matérielle de la littérature du premier XXe siècle en 51 objets. L'idée est née des réflexions collectives d'un groupe de chercheurs sur la nécessité de penser autrement les littératures européennes du premier XXe siècle, d'où ressortait en particulier la nécessité de faire une place à la «matérialité de la littérature» dans les histoires littéraires[5]. Ce parti-pris s'oppose à une doxa, longtemps prégnante, selon laquelle les Belles Lettres évolueraient dans le ciel platonicien des Idées. La difficulté des sphères académiques françaises[6] à s'en émanciper est d'ailleurs parfois partagée par la «grande» littérature dont certains auteurs répugnent à céder l'initiative aux choses, quand une littérature moins considérée le fait admirablement. Il en va ainsi de Simenon qui évoque d'une manière saisissante dans Pedigree les lieux et les objets de son enfance liégeoise.
Mais qu'entend-on par matérialité de la littérature? Cette notion fait surgir à l'esprit les tables de travail encombrées ou les bibliothèques débordantes de certains auteurs, ainsi que tous les objets qu'exposent aujourd'hui les maisons d'écrivains (la cafetière de Balzac, le pupitre de Victor Hugo), mais la littérature est chose matérielle à plus d'un titre. Les objets sont évidemment ceux que mettent en scène les textes littéraires. Ils y fonctionnent comme des marqueurs sociaux, psychologiques voire éthiques, parachevant le portrait des personnages qui les manipulent, et avec lesquels ils entretiennent un rapport métonymique ou métaphorique. Les objets constituent aussi des marqueurs génériques, notamment dans la littérature populaire. Si le shérif et les Indiens font indéniablement partie du «personnel» du western, il en va de même d'un accessoire comme le colt, qui nous fait d'emblée pénétrer dans cet univers codifié, alors que son cousin le browning nous renvoie plutôt du côté de la pègre. Dans l'introduction à Usages de l'objet, Marta Caraion évoque également la «culture indiciaire», cette «aptitude de l'objet à faire trace», à «réincarner le passé et [faire] travailler le souvenir»[7]. Ce statut d'indice est précieux pour les écrivains s'appuyant sur des objets pour (s')écrire, mais il l'est tout autant pour les historiens de la littérature. Traces de l'époque qui les a vu naître, les objets peuvent aider à la difficile tâche de la figuration du littéraire. Une des ambitions du Petit musée d'histoire littéraire est en effet de montrer la littérature en l'exposant dans un musée, fût-il imaginaire. Quels sont alors les rapports de la littérature aux objets et au monde matériel? Une histoire matérielle de la littérature est-elle possible?
Qu'est-ce qu'un objet littéraire?
Le terme «objets» est ici à prendre en son sens le plus matériel, le plus prosaïque et non au sens métaphorique faisant d'un thème, comme le voyage, ou d'un motif, comme la scène de rencontre, un «objet littéraire». Ceux qui viennent immédiatement à l'esprit sont, on l'a vu, ceux que l'on trouve dans les textes mêmes. De ce point de vue, l'importance quantitative, narratologique et symbolique des objets dans le roman réaliste du XIXesiècle explique que de nombreuses recherches aient été consacrées à cette période et à ce genre littéraire. Selon la formule de José-Luis Diaz et de François Kerlouégan, le XIXe siècle est bien en effet «le siècle des choses»[8]. Il suffit pour s'en persuader d'évoquer ce que Gracq appelle «l'aspect overdressed du récit balzacien, toujours habillé de pied en cap, meublé, drapé, enguirlandé comme un salon de la Belle Époque»[9] ou encore les «gros meuble[s] à tiroirs encombré[s] de bilans» qui plongent dans le spleen le sujet baudelairien, ou même le raffinement déliquescent du mobilier dans À rebours de Huysmans.
Les objets littéraires sont aussi plus largement ceux auxquels tiennent les hommes de plume, même s'ils ne figurent pas dans leurs uvres. Certains d'entre eux ont été des collectionneurs, ce qui fait, bien souvent, l'intérêt des maisons d'écrivains. On pense à Pierre Loti, à André Breton ou à Ramón Gómez de la Serna et à la question de la collection dans laquelle l'objet sert de fétiche, de point de cristallisation. Cette question des imaginaires personnels a donné lieu à une série de petits films de deux minutes intitulés «L'Objet de » diffusés sur Paris Première. Produits par Actes Sud pour promouvoir ses auteurs, ils montrent par exemple Pia Petersen vider pour nous son sac à dos et Paul Auster expliquer le rôle crucial de son cigarillo dans sa carrière[10].
Dans le cadre de ce Petit musée imaginaire, plus qu'aux objets singuliers, c'est à ceux qui, comme l'écrit Aragon «marqu[ent] d'un sceau commun toute une génération» et forment la «mentalité poétique d'une époque»[11] que nous nous sommes surtout intéressées. Il en va ainsi des mannequins peuplant les vitrines de leur fantomatique présence ou du maillot de l'actrice Musidora, portés aux nues par les surréalistes. Dans un tout autre registre, l'automobile ou les enseignes lumineuses célébrées par les modernistes font pleinement partie du paysage mental de l'époque. Conscient de l'importance de certaines inventions dans l'imaginaire collectif, Mac Orlan se demande aussi «à quoi pouvait songer Pétrone dans un siècle sans phonographes»[12], façon plaisante de signifier que les objets du quotidien façonnent les individus qui les possèdent, les manipulent ou leur sont soumis, comme le montre à la même époque Walter Benjamin dans l'anthropologie de la modernité que dessinent ses différents essais.
Les objets qui nous intéressent sont aussi ceux qui ont entretenu des rapports privilégiés avec la littérature, qui ont joué un rôle important dans les événements de l'histoire littéraire, comme en son temps le gilet rouge de Théophile Gautier, signe de ralliement des romantiques à la première d'Hernani. Pour la période qui nous occupe, certains tracts ont ainsi pu fédérer ou diviser avec violence leurs contemporains. De manière plus souterraine mais tout aussi cruciale, certains objets ont joué un rôle essentiel en servant indirectement à penser la littérature, en lui fournissant des métaphores fécondes comme celle de «l'objectif» pour la littérature moderniste ou de la «bombe», modèle d'efficacité pour les essais engagés des années 1940. Les objets retenus pour cet ouvrage ont tous quelque chose à dire et c'est pour cette «loquacité» évoquée par Lorraine Daston qu'ils ont été retenus: ce sont tous à leur façon des générateurs efficaces de discours, pour reprendre l'une de ses formules[13].
Cinquante objets, mais lesquels?
On ne peut qu'être d'accord avec Marta Caraion lorsqu'elle évoque la difficulté à définir les objets, tentative de conceptualisation victime d'une diversité qu'on ne soupçonne pas de prime abord. Pour notre part, nous avons, dans notre Petit musée outrepassé la stricte définition des objets comme «élément[s] matériel[s] fabriqué[s] dans le but de servir à un usage précis, manipulable[s] par l'homme»[14] et glissé vers les «choses», en intégrant du vivant (le platane) et du non manufacturé (le pain). C'est justement cette diversité que nous avons voulu mettre en avant, en offrant à l'analyse à la fois des objets propres aux écrivains (la machine à écrire, les brouillons de café, voire la bibliothèque) et des objets du tout venant (le vélo, le tabac, les ciseaux) dont la présence nous rappelle que les héros de notre panthéon littéraire ont aussi été des individus ordinaires. À la fois donc des objets de papier (la revue, la carte de visite) et des objets triviaux (les toilettes, la pastille, le mouchoir), des objets du peuple (le bleu de travail, la chaîne de montage), des objets des élites sociales (l'Orient-Express, l'avion, jusqu'à une certaine date). À la fois des objets attendus (le drapeau, la radio, le masque d'art primitif) et plus surprenants (l'écran de cinéma, la machine Enigma ou encore la médaille d'un prix de poésie!). Toute une époque à évoquer en 51 objets! se dit le lecteur, mais comment les choisir? En effet, comment, dans ces conditions, prétendre sinon à l'exhaustivité, du moins à la représentativité? Le panel s'est voulu aussi varié que possible mais il est nécessairement orienté: les préoccupations du groupe de recherche MDRN s'y reflètent, en particulier notre intérêt particulier pour les moyens de communication et les médias dans leur rapport à la littérature[15].
Les bornes chronologiques choisies ont elles aussi été inspirées des contraintes collectives de notre groupe de recherche. Un objet par année de 1900 à 1950: tel est le principe de composition de cet ouvrage. Notre Petit musée d'histoire littéraire trace un parcours de l'atmosphère fin-de-siècle qui prévaut encore à la Belle Époque (le corset, le canapé, la veste du dandy, le manège ou la chaise de repos) aux années 1940 marquées par la Deuxième Guerre mondiale, la philosophie de l'absurde et bientôt l'ère du soupçon (le pain, la bombe, les barbelés, l'horloge anglaise). En aval, l'objet, symbole de la société de consommation, sera en effet bientôt soumis à un examen critique chez Perec, Barthes ou Baudrillard.
Un autre choix sur lequel il faut insister est celui du domaine européen. Penser les objets invite en effet à une démarche comparatiste: les objets voyagent, n'ont pas les mêmes usages d'un pays à l'autre, mais suscitent les mêmes problématiques par-delà les frontières. Les objets sont internationaux, les références critiques aussi, tout comme l'équipe de rédaction, réunie pour l'occasion. Pensé collectivement, l'ouvrage est aussi très concrètement le fruit d'un travail d'équipe, avec ses 38 contributeurs et ses nombreuses notices écrites en collaboration. Dans ces deux exigences de l'international et du collectif, le projet semble audacieux. Son audace vient aussi du parti pris qui sous-tend toute la démarche: le Petit musée de l'histoire littéraire fait le pari que des objets non littéraires peuvent le devenir selon la façon dont on les regarde.
Quelle place pour le Petit musée d'histoire littéraire?
Comment situer cet ouvrage dans la réflexion contemporaine sur l'histoire littéraire? Ce Petit musée n'est pas étranger aux travaux portant sur «l'histoire littéraire des écrivains», celle qui est «racontée et construite par les auteurs eux-mêmes»[16] puisqu'il s'agit bien d'une histoire interne de la littérature, par ses objets les plus triviaux. Nous y avons donc accordé une large place aux textes d'époque, comme dans les anthologies et morceaux choisis conçus pour donner une idée des tendances littéraires d'une époque. Cette histoire matérielle passe ainsi par le recours aux textes qui, s'ils ne sont pas des objets, n'en sont pas moins concrets.
Les objets ont un rôle essentiel à jouer dans la démarche historique. Traces tangibles des événements et des modes de vie passés, ils permettent aussi de visualiser la connaissance[17]. Il n'est donc pas surprenant de les voir mis à l'honneur dans les ouvrages de vulgarisation. De nombreux livres d'Histoire offrent ainsi un panel des «objets de l'Histoire de France» ou des «objets du XXesiècle». Le best-seller A History of the World in 100 objects[18], sorti dans le sillage d'une série radiophonique de la BBC, témoigne de cette vogue. Offrant une prise concrète sur les événements historiques, ce type de démarche est privilégié dans la commémoration du centenaire de la Première Guerre mondiale, que l'on pense, dans le champ anglais, à The First World War in 100 Objects de Gary Sheffield[19] ou, plus insolite, à un article en ligne sur le site de la BBC consacré aux dix objets inventés qui doivent leur succès à la Grande Guerre[20].
L'histoire matérielle est à l'honneur dans le champ des sciences humaines depuis la Nouvelle Histoire des années 1970. Tout objet peut lui fournir un point de départ: un végétal, comme dans le récent ouvrage qu'Alain Corbin a consacré à l'arbre[21], un animal comme dans les études de Michel Pastoureau sur l'ours ou sur le cochon[22], un aliment comme ceux qu'étudie d'Anthony Rowley[23] ou un objet manufacturé, banal et inattendu, comme la brosse, à laquelle la bibliothèque parisienne de Forney a consacré une exposition en 2006[24]. C'est notamment dans cette histoire concrète que s'inscrit la démarche des historiens réunis autour de Pierre Nora dans les célèbres Lieux de mémoire (le clocher, le calendrier, les statues, par exemple). Les objets sont aussi au cur des recherches actuelles en histoire de la culture matérielle, à laquelle Manuel Charpy a uvré dans sa thèse de doctorat portant sur Le Théâtre des objets[25]. Dans l'histoire littéraire à proprement parler, une telle démarche est toutefois plus rare. Les études portant sur des objets ne sont pas absentes mais elles s'intéressent généralement à leur portée symbolique, comme celle de la fenêtre, à laquelle Andrea Del Lungo a consacré un récent ouvrage[26] et le lectorat ciblé reste un public averti d'universitaires.
Les écrivains, pourtant, ne sont pas avares, à l'heure actuelle, d'évocations d'objets. Il ne s'agit pas tant chez eux d'élaborer un savoir que de refléter des inclinations personnelles ou d'enclencher une écriture mémorielle. Ainsi, Intérieur offre une description minutieuse et exhaustive de l'appartement de son auteur, Thomas Clerc, par ailleurs préfacier de notre Petit musée[27]. De son côté, Autobiographie des objets de François Bon évoque une vie à travers des objets familiers[28]. Ouvrage plus confidentiel, Apparitions. Inventaire de l'atelier de la poétesse québécoise Louise Warren nous livre un ensemble de méditations accompagnées de photographies des objets quotidiens[29]. Ces trois exemples, aussi disparates soient-ils, montrent combien il est difficile de s'en tenir, comme Ponge, à l'objet au sens strict. Il est toujours symptomatique d'une génération autant que d'un ancrage topographique chez Thomas Clerc, tandis que chez François Bon l'objet individuel rejoint souvent le collectif: l'appareil radio Telefunken ou le Kodak à soufflet qu'il évoque deviennent ainsi des objets littéraires et le texte qu'il consacre à la machine à écrire se termine sur l'évocation de «ces vieilles Remington si souvent utilisées, même sur le Web, comme symbole de l'écriture littéraire moderne»[30]. À mi-chemin entre l'écriture et la critique littéraires, citons aussi La Lampe de Proust et autres objets de la littérature de Serge Sanchez[31] qui se présente comme l'inventaire d'un entrepôt de brocanteur, brassant indistinctement toutes les époques.
Tout en s'inscrivant dans ce sillage, Petit musée de l'histoire littéraire s'en écarte aussi de plusieurs façons. Tout d'abord, il ne s'agit pas ici de suivre ici un fil directeur unique mais d'embrasser une pluralité d'objets afin de saisir l'esprit d'une époque, dans la lignée d'illustres devanciers comme l'Aragon du Projet d'Histoire littéraire contemporaine (sommaire publié dans Littérature en 1922) ou le Barthes des Mythologies (1954-1957). Si l'ouvrage espère séduire les curieux au-delà du cercle strictement universitaire, il ne s'agit pas simplement d'offrir un imagier de l'histoire littéraire. Notre démarche est analytique car elle entend proposer un panel d'objets emblématiques de leur temps, mais elle est aussi synthétique car les objets sont révélateurs de certaines tendances et de phénomènes d'époque. Les objets y offrent une porte d'entrée pour aborder d'importants moments et des problématiques essentielles de l'histoire littéraire.
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Dans toute exposition, quelque chose manque. Ce Petit musée n'échappe pas à la règle. Mais où sont donc la gomme, la TSF, la carte routière, la pipe à opium, le téléphone, le miroir, les bas de soie, les talons aiguilles, le verre de Suze, l'affiche de Bébé Cadum, les carnets de Proust, la moustache de Charlot, le masque de Fantômas, l'annuaire de Breton et tant d'autres encore ? Au lecteur d'ajouter à cette exposition les pièces qu'il aurait aimé y trouver. Et l'on espère qu'il sortira de ce livre comme Carlo Rim du cabinet de curiosité de Sacha Guitry, en imaginant tout ce qu'il pourrait contenir d'autre:
Trois vitrines regorgeant du plus touchant bric-à-brac: l'encrier de Flaubert, les gants de Clemenceau, le manuscrit de Boubouroche, le fanion de Joffre, la palette de Monet, les flambeaux de Molière... [ ] On sort de là abasourdi, euphorique et attendri, et l'on s'avise qu'il manque encore bien des reliques dans cette mirobolante châsse: le râtelier de Voltaire, le pilon de Sarah Bernhardt, le clairon de Déroulède, l'inhalateur de Proust, le moulin à café de Balzac, le chibre triomphant de Casanova (moulage), la pantoufle de Corneille, la clef de la chartreuse de Parme, la rose de Ronsard [32]
juin 2015
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Sommaire du Petit musée d'histoire littéraire, Nadja Cohen & Anne Reverseau (dir.), Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2015:
Préface: «Musée de la littérature» (Thomas Clerc)
1900: Le manuel scolaire (Guillaume Willem)
1901: Le canapé (Manuel Charpy & Léonor Delaunay)
1902: La pastille (Myriam Boucharenc)
1903: Le vélo (Sami Sjöberg)
1904: Le corset (Anke Gilleir)
1905: Le colt (Matthieu Letourneux)
1906: Le manège (Jan Baetens)
1907: La revue (Kristof Van Gansen)
1908: L'automobile (Pieter Verstraeten)
1909: L'avion (Sami Sjöberg)
1910: Le mouchoir (Marieke Winkler)
1911: La veste du dandy (Aleide Vanmol & Nadja Cohen)
1912: La médaille d'or de littérature(David Martens)
1913: La chaise de repos (Stijn De Cauwer)
1914: La robe rouge (Sarah Bonciarelli)
1915: Le masque à gaz (Bram Lambrecht)
1916: Le drapeau (Jan Baetens)
1917: Les toilettes (Pieter Verstraeten)
1918: La carte de visite (Anne Reverseau)
1919: Les brouillons de café (Anne Reverseau)
1920: Les ciseaux (Gaëlle Théval)
1921: L'écran de cinéma (Nadja Cohen)
1922: Le masque d'art primitif (Lancelot Arzel)
1923: Le maillot de Musidora (Nadja Cohen)
1924: L'objectif (Nadja Cohen & Carmen Van den Bergh)
1925: Les gants de boxe (Thomas Bauer)
1926: Le meuble d'archive (Stijn De Cauwer)
1927: La malle de voyage (Maéva Bovio)
1928: Le mannequin (Marcela Scibiorska)
1929: Le passeport (Matthias Somers)
1930: Le microphone (Cyril De Beun)
1931: Le menu (Bart Van den Bossche)
1932: L'enseigne lumineuse (Nadja Cohen, Anne Reverseau & Carmen Van den Bergh)
1933: L'Orient-Express (Dirk De Geest)
1934: La bibliothèque (Olivier Belin)
1935: La bouteille de Perrier (Myriam Boucharenc)
1936: La chaîne de montage (Sascha Bru)
1937: Le tract (Florian Mahot Boudias)
1938: Le bleu de travail (Robin Vogelzang)
1939: La machine Enigma (Tom Willaert & Cyril De Beun)
1940: La radio (Céline Pardo)
1941: Le gramophone (Tom Vandevelde & Tom Willaert)
1942: Le platane (Jan Baetens)
1943: Le tabac (David Martens)
1944: Le pain (Nadja Cohen & Anne Reverseau)
1945: La bombe (Tom Serpieters)
1946: Le disque de jazz (Robin Vogelzang)
1947: Les barbelés (Perrine Coudurier)
1948: Le mur d'images (Laurie-Anne Laget & Anne Reverseau)
1949: La télévision (Jan Baetens)
1950: L'horloge anglaise (Karel Vanhaesebrouck)
Postface: «La Fabrique du Petit musée d'histoire littéraire» (Nadja Cohen & Anne Reverseau)
juin 2015
Dossiers Histoire matérielle de la littérature, Chose.
[1] Pour un aperçu des développements contemporains de la question de Valéry, on pourra se reporter à La Littérature exposée, les écritures contemporaines hors du livre, Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel (dir.), Armand Colin, Littérature, n°160, 2010, et Ce que le musée fait à la littérature. Muséalisation et exposition du littéraire, Marie-Clémence Régnier (dir.), Interférences littéraires, n°16, 2015.
[2] Pierre Mac Orlan, préface de Atget photographe de Paris, Paris, Henri Jonquières, 1930, p.1-23, repris dans Pierre Mac Orlan, Écrits sur la photographie, Clément Chéroux (éd.), Paris, Textuel, «L'Écriture photographique», 2011, p.81-91. On trouverait des réflexions analogues chez les deux hommes de presse de l'entre-deux-guerres Carlo Rim ou Lucien Vogel.
[3] Louis Aragon, «Du Décor», Le Film (15 septembre 1918), repris dans Chroniques, t.1 1918-1932, Bernard Leuilliot (éd.), Paris, Stock, 1998, p. 23-28. Dans le même esprit, on lira la liste établie par Fargue d'«images qui forçaient de notre temps l'entrée des cerveaux». L'auteur y évoque notamment «l'apparition de la machine à écrire dans la république des lettres», «les sémaphores» ou «les frigidaires» (Léon-Paul Fargue, «Valery Larbaud», Portraits de famille: souvenirs, Paris, Janin, 1947, p. 101-102).
[4] Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012. Sur la question de l'iconographie de l'écrivain, voir les trois numéros de revue en ligne: Iconographies de l'écrivain, Nausicaa Dewez et David Martens (dir.), Interférences littéraires, n° 2, mai 2009 (http://www.interferenceslitteraires.be/nr2), Figurations iconographiques de l'écrivain, David Martens et Anne Reverseau (dir.), Image & Narrative, n° 13.4, 2012 (http://www.imageandnarrative.be/) ainsi que Le Portrait photographique d'écrivain, Jean-Pierre Bertrand, Pascal Durand et Martine Lavaud (dir.), Contextes, n°14, 2014 (http://contextes.revues.org/5916).
[5] Voir Groupe MDRN, «Pour une nouvelle approche de la dynamique littéraire (Pense-bête)», Fabula-LhT, n°11, «1966, annus mirabilis», décembre 2013, http://www.fabula.org/lht/11/modern.html, en particulier les points 4.1 et 8.
[6] Les ouvrages proposant des histoires matérielles de l'art, de la littérature, ou de la culture en général sont en effet beaucoup plus nombreux dans la tradition académique anglo-saxonne. Parmi de nombreuses références, on peut citer les travaux de Bill Brown, A Sense of Things: The Object Matter of American Literature, Chicago, University of Chicago Press, 2003 et ceux de Juli Highfill, Modernism and its Merchandise: The Spanish Avant-Garde and Material Culture, 1920-1930, Penn State University Press, 2014, ainsi que le collectif Things that talk. Object Lessons from Art and Science, Lorraine Daston (dir.), New York, Zone books, 2007 et le recueil de textes critiques The Object Reader, Fiona Candlin et Raiford Guins (dir.), Londres, New York, Routledge, 2009.
[7] Marta Caraion, «L'objet en représentation. XIXe-XXe siècles: une introduction», Usages de l'objet: littérature, histoire, arts et techniques: XIXe-XXe siècles, Seyssel, Champ Vallon, 2014, p.25-26.
[8] Voir l'introduction du numéro 2 du Magasin du XIXe siècle sur «Les choses» (2012), dirigé par José-Luis Diaz, mais aussi le collectif Usages de l'objet, op. cit.
[9] Julien Gracq, En lisant en écrivant, Paris, José Corti, p.50. L'auteur y évoque la «densité étouffante» des intérieurs d'époque et confronte le rapport aux objets des grands auteurs réalistes: «le mobilier en vrac de Balzac, à peine extrait de ses caisses attend encore d'être trié par l'exigeante parcimonie flaubertienne» (p.32).
[10] http://www.actes-sud.fr/lobjet-de
[11] Louis Aragon, Projet d'histoire littéraire contemporaine [1923], Paris, Digraphe, 1994, p.3.
[12] Mac Orlan, «Vénus internationale», Poésies documentaires complètes, Paris, Gallimard, «Poésie», 1982, p.19-20.
[13] Lorraine Daston (dir.), Things that talk, op.cit.,p.12 et p.45 («loquaciousness» et «effective generator of discourse»).
[14] Marta Caraion, Usages de l'objet, op. cit., p.9-10. Voir aussi du même auteur «Objets» dans Le Magasin du XIXe siècle, op.cit. p.31-37.
[15] Voir les points 8 et 9 de «Pour une nouvelle approche de la dynamique littéraire (Pense-bête)» art. cit. http://www.fabula.org/lht/11/modern.html, et le projet interuniversitaire Literature and Media Innovation: http://lmi.arts.kuleuven.be/
[16] L'Histoire littéraire des écrivains, Vincent Debaene, Jean-Louis Jeannelle, Marielle Macé et Michel Murat (dir.), Paris, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2013, p. 17. Voir aussi Les Écrivains auteurs de l'histoire littéraire, Bruno Curatolo (dir.), Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2007, et le dossier critique «Histoires littéraires», Acta Fabula, vol.13, n°1, janvier 2012, http://www.fabula.org/revue/document6760.php
[17] Voir par exemple Ludmilla Jordonova, The Look of the Past. Visual and Material Evidence in Historical Practice, Cambridge, Cambridge University Press, 2012.
[18] Neil MacGregor, A History of the World in 100 objects, New York, Viking Adult, 2011. Voir l'émission de la BBC, http://www.bbc.co.uk/podcasts/series/ahow/all
[19] Gary Sheffield, The First World War in 100 Objects, Londres, Carlton Books, 2013.
[20] «10 inventions that owe their success to World War One», http://www.bbc.com/news/magazine-26935867.
[21] Alain Corbin, La Douceur de l'ombre. L'arbre, source d'émotions de l'Antiquité à nos jours, Paris, Fayard, 2013.
[22] Michel Pastoureau, Le Cochon: histoire d'un cousin mal aimé, Paris, Gallimard, «Découvertes», 2009. Du même auteur, L'Ours: histoire d'un roi déchu, Paris, Seuil, 2007.
[23] Invité à plusieurs reprises à l'émission de France Culture «Concordance des temps» de Jean-Noël Jeanneney, Anthony Rowley, auteur de Une histoire mondiale de la table, Paris, Odile Jacob, 2006, y a ainsi évoqué la pomme de terre.
[24] Coutumière du fait, elle a aussi proposé une exposition sur la cuillère en 2014 (http://www.paris-bibliotheques.org/histoires-de-cuilleres/ ou http://www.paris-bibliotheques.org/brosse/).
[25] Manuel Charpy, Le Théâtre des objets. Espaces privés, culture matérielle. Paris, 1830-1914, thèse de doctorat en histoire (2010). Voir aussi «L'Ordre des choses. Sur quelques traits de la culture matérielle bourgeoise parisienne, 1830-1914», Revue d'histoire du XIXe siècle, n°34, 2007.
[26] Andrea Del Lungo, La Fenêtre. Sémiologie et histoire de la représentation littéraire, Paris, Seuil, 2014. La fenêtre y est étudiée comme un «hypersigne» dans la perspective d'une «sémiologie historicisée» (p.18-19).
[27] Thomas Clerc, Intérieur, Paris, Gallimard, 2013.
[28] François Bon, Autobiographie des objets, Paris, Seuil, 2012.
[29] Louise Warren, Apparitions. Inventaire de l'atelier, Québec, Nota bene, 2012.
[30] François Bon, Autobiographie des objets, op. cit, p. 47. Voir la version numérique légèrement différente: http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article2783.
[31] Serge Sanchez, La Lampe de Proust et autres objets de la littérature, Paris, Payot, «Essais», 2013. L'auteur n'y prétend nullement repenser l'histoire littéraire par ce biais mais plutôt partager sa passion pour la littérature à travers une série de vignettes portant sur les vêtements, les coiffes, les chaussures, les bancs et chaises ou encore les crânes humains utilisés comme objets décoratifs.
[32] Carlo Rim, Le Grenier d'Arlequin, Journal 1916-1940, Paris, Denoël, 1981, p. 133.