"Pour une critique-fiction "
Extrait de : Jacques Dubois, " Pour une critique fiction ", dans : L'Invention critique, Éditions Cécile Defaut/Villa Gillet, 2004, p. 111-135.
" Qu'elle soit romanesque, théâtrale ou filmique, la fiction en appelle à une même adhésion confiante du lecteur ou spectateur. On distinguera cependant entre une crédulité qui incite à prendre les péripéties fictionnelles au pied de la lettre et à s'en tenir strictement à leur mise en place et une croyance qui se plaît à poursuivre sur la lancée imaginative des mêmes péripéties. Dans le premier cas, le lecteur se conforme à un vraisemblable mimétique qui l'enferme dans la leçon du texte; dans le second, il se fait le rêveur de la fiction qu'il lit et répond à ses sollicitations en les prolongeant. Or, la critique de fiction relève le plus souvent de la première formule et d'une pratique contrainte de la lecture. Elle hérite d'un respect du texte sans doute très honorable mais qui, ne tenant compte ni de la vie seconde de la fiction littéraire ni de l'investissement du lecteur dans sa lecture, fait de ce texte un usage figé et en quelque sorte dogmatique. Pour elle, les grands romans de la tradition, pour ne parler que de ceux-là, sont autant de textes sacrés et consacrés dont il n'est pas question de déranger le bon ordre et qui se prêtent tout juste à l'interprétation. ( )
Face à quoi, l'on peut envisager une autre critique qui, mettant en uvre la croyance active dont on parlait, se donne à tâche de faire fructifier le récit, de féconder l'imagination dont il est la trace vive. Cette critique de participation choisit de relancer les données de la fiction, d'en révéler les virtualités ou bien encore d'adapter les situations fictionnelles au contexte contemporain de la lecture, s'agissant d'uvres du passé. Pareille critique, doit-on le dire, est peu représentée dans l'institution littéraire, si ce n'est de façon spontanée ou accidentelle.
(J. Dubois mentionne ici la " lecture plurielle " défendue par R. Barthes dans Le Plaisir du texte, puis s'attarde à trois exemples d'interprétations sociologiques " qui attribue à des uvres de fictions un contenu autonome et plus ou moins dissimulé, allant jusqu'à se retouner contre le sens obvie et à le contredire : il s'agit des analyses de La Chute de Camus par R. Girard (Critiques dans un souterrain,1983), de L'Île mystérieuse de J. Verne par P. Macherey (Pour une théorie de la production littéraire, et de L'Éducation sentimentale de Flaubert par P. Bourdieu (Les Règles de l'art,1992).)
Les trois analyses relèvent de ce que l'on peut appeler une " critique critique " dont la préoccupation n'est pas prioritairement littéraire. Mettant l'accent sur le sérieux qui caractérise la fiction réaliste moderne et son souci de se prononcer sur la " question sociale ", elles font de cette fiction un instrument de connaissance. Attirant le roman à lui, le spécialiste de la science sociale se place dans une posture d'autorité qui revient à dire au romancier: je vais vous expliquer ce que, dans votre " docte ignorance " (Bourdieu), vous avez compris de façon perspicace mais confuse et rendre votre roman à sa portée véritable. C'est en un sens faire grand crédit au genre romanesque mais c'est en même temps escamoter toute une part de la complexité de son travail fictionnel.
Qui entend rendre à la fiction tous ses droits peut sans doute s'inspirer de la méthodologie évoquée à travers nos exemples et se soucier d'indexer sur des savoirs le sens renouvelé mis au jour. Mais il lui faut moins s'inquiéter d'établir une " vérité " centrale du texte que de faire surgir de sa trame les significations latérales qu'oblitère la structure narrative dans ce qu'elle a de contraignant. Par ces significations entendons tout ce qui, dans une fiction donnée, est resté à l'état embryonnaire et aurait pu être développé moyennant différentes bifurcations du récit de base. Mettre au jour ces sens divergents ne va pas sans une certaine conception de ce qu'est la fiction romanesque (mais aussi bien filmique ou théâtrale), de ce qui constitue son fonctionnement intime, des parts respectives que la fiction réserve à la figuration mimétique et à l'imaginaire. Bref, il s'agit de faire se rencontrer la critique avec ce que les romanciers contemporains nous ont appris de leur travail.
(Parmi les ressorts de la fiction qui donnent immédiatement prise à l'invention critique, J. Dubois signale l'importance de la composition, soit de " l'ordre qui préside à la narration " et de tous les phénomènes de hiérarchisation, susceptibles d'être réévalués ou amendés :)
Un ordre préside à la narration romanesque (qui) est censé en contrôler les lignes de fuite. S'agissant des personnages, il prend même la forme d'une hiérarchie à l'intérieur d'un système où toutes les positions textuelles ne sont pas sur le même plan. Accordant priorité à un héros et à son point de vue, ce système contraignant ne peut entièrement dissimuler son arbitraire. Pourquoi Madame Bovary est-il le roman d'Emma et pas celui de Charles (le roman commence par mettre ce dernier en évidence) ? Pourquoi ne serait-il pas aussi bien le roman d'Homais en une sorte d'anticipation de Bouvard et Pécuchet ? Un roman est donc tissé d'autres romans qui restent à l'état d'ébauches et peuvent se faire tremplins du rêve. Et ce qui vaut par excellence pour les personnages peut aussi s'appliquer à des séquences narratives ou à des scènes qui auraient pu mériter, elles aussi, un traitement plus ample ou plus détaillé. En puissance, tout roman s'étoile en direction d'autres récits possibles.
La fiction romanesque est donc dispositif en mouvement, littérature en acte et, en dépit des prescriptions de lecture qui invitent à la prendre au pied de la lettre, elle invite aux jeux de l'imagination. C'est ce que certains grands pratiquants du genre ont d'ailleurs fait valoir à même leurs uvres, que ce soit Diderot et Sterne au XVIIIe siècle, Proust et Joyce au XXe. Les premiers ont mis en évidence tout ce qui fait l'arbitraire du récit fictionnel et donc la fragilité de ses choix. Les seconds ont distendu à l'extrême la plasticité de la forme narrative, faisant apparaître que son domaine de compétence et son aire d'accueil étaient sans limites. Ainsi, à différentes étapes de l'histoire du genre, les romanciers ont suggéré que la trame romanesque n'avait rien d'intangible et que le lecteur n'avait pas à craindre d'en agir librement avec sa structure narrative, son imaginaire, ses représentations. Le moment n'est-il pas venu pour une critique créatrice de suivre leur exemple ?
De cette critique, on attend en premier lieu qu'elle prenne en compte les caractères de base de la fiction: conjonction d'une imagination et d'un imaginaire, ambivalence ironique, hybridité des matériaux constitutifs. Il lui revient d'accorder une attention toute spéciale à la construction narrative et à ses failles de façon à débusquer les romans virtuels qu'elle contient. Plus largement et de façon plus décisive, on attend d'elle qu'elle épouse le mouvement de la fiction jusqu'à se faire fiction elle- même. Ici l'écriture joue tout son rôle dans l'intervention critique. Car, puisqu'il est toujours question de récrire quelque peu le roman commenté, l'opération passe aussi par quelque tentative stylistique de participer au travail du romancier.
On conçoit que certaines grandes uvres de Robinson Crusoé à Madame Bovary aient inspiré la rédaction de " suites ", toujours quelque peu parodiques il est vrai. Tout roman accompli contient une invitation à poursuivre. Sans aller jusque-là, on veut ici défendre un mode de lecture critique qui prenne sur lui de parler du texte de fiction sans craindre d'en relancer le propos, d'en remodeler le dispositif de narration, d'en libérer les sens retenus. Travail orienté sans doute par la ligne générale du texte comme par son cadre de pensée mais qui procède par déplacements, dilatations, prolongements. Une telle opération réclame du critique qu'il offre une résistance à la leçon dominante du roman comme à ce que l'on peut appeler l'autorité d'auteur et que tout autant il se soucie de servir le texte dans le sens d'une interprétations plus ouverte. ( ) Nous pensons ici à une lecture qui prend le récit de biais, l'attaque en oblique et profite des trouées de son sens. Or, pour que la fiction se déplie en significations neuves, il en faut peu : un signe que l'on inverse, un accent que l'on déplace, un détail que l'on grossit. Dans tous les cas, il s'agit d'un exercice euphorisant qui libère le texte de ce qui le fige ou le momifie en n'hésitant pas à solliciter son sens, à procéder à de légères méprises à propos de ce qu'il raconte.
[J. Dubois renvoie, pour un exemple de ce type de lecture, à son Pour Albertine. Proust et le sens du social,, Paris, Le Seuil, coll. " Liber ", 2000), puis s'essaye, dans les limites de la fin de l'article, à une " critique-fiction " de La Chartreuse de Parme, avant de conclure :]
Réduire le clivage entre fiction et critique : voilà une ambition toute actuelle. À l'heure où de nombreux romans enferment leur propre métadiscours, il n'est pas anormal que, de son côté, l'opération critique paye son tribut à l'uvre d'imagination et réinvente dans certaines limites le roman dont elle traite ( ). "
On peut lire un commentaire de cette page à l'entrée "Critique et création" de l'Atelier :
"L'imagination critique. Sur un précepte de Jacques Dubois", par Marc Escola.
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