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Pour la psychanalyse freudienne comme «psychologie littéraire». Un point de vue, par Anne E. Berger (Professeur de littérature française et d'études de genre - Université Paris 8 et Cornell University).

Le journal Libération du lundi 3 mai 2010 publie une version abrégée de ce texte.



Pour la psychanalyse freudienne comme «psychologie littéraire»
Un point de vue

J'enseigne la littérature et les études de genre (gender studies). Je suis aussi une lectrice, non pas de «la psychanalyse» —il n'y a pas la psychanalyse: il n'y a que des psychanalyses et des psychanalystes— mais de Freud ainsi que de Lacan. C'est à ce triple titre que je voudrais à mon tour formuler quelques remarques sur ce qu'une certaine presse française a nommé le «déboulonnage» de Freud par Michel Onfray.

A côté des approximations, des erreurs factuelles, des faux «scoops», des raccourcis cavaliers et des extrapolations tendancieuses que les critiques de l'ouvrage d'Onfray ont eu raison de dénoncer, je soulignerai une aberration méthodologique de fond: en l'occurrence, la confusion entre l'«homme» Freud et l'œuvre de Freud. Admettons que Freud, comme tout être humain, ait eu des faiblesses et des petitesses, celles que croit découvrir Onfray, ou d'autres. Personne n'est irréprochable, et surtout pas les faiseurs de reproches. Mais une œuvre (une vraie) est toujours plus grande et plus forte que son «auteur». Et si Nietzsche, dont prétend se réclamer Onfray, dit à juste titre qu'une œuvre ou un système peignent toujours d'une certaine manière le portrait de leur auteur, il ne veut évidemment pas dire qu'ils racontent sa vie par le menu. «Je est un autre», constatait Rimbaud, né deux ans avant Freud, à propos du «sujet écrivant». Et c'est bien évidemment de cet «autre» que l'écriture philosophique ou littéraire trace le portrait en filigrane. Prendre la métaphore au pied de la lettre et la «vie du corps» — version nietzschéenne de la vie intérieure— pour la vie de tous les jours, comme le fait Onfray, est un contresens. Pire encore, l'«historicisme de trou de serrure» que pratique Onfray dans sa «biographie» de Freud, pour reprendre l'excellente formule de Patrick Declerck (Le Monde du 21 mai 2010), tire cette soi-disant biographie intellectuelle vers la «pipolisation», traitement éminemment mercantile des êtres et des idées typique de la «médiatique» contemporaine: on y retrouve tous les ingrédients dont se repaît le discours «people»: addictions (Freud «prenait de la cocaïne»), rumeurs de liaisons adultères, compromissions politiques et autres matières à «scandale». Baudelaire était opiomane; il était, contrairement à Freud, grossièrement misogyne: faut-il cesser de le lire pour autant? Le fait que Hegel ait eu un enfant naturel (fait que ses lecteurs comme le grand public ignorent généralement et font bien d'ignorer) compromet-il la valeur de la dialectique? Se soucie-t-on de la vie de Platon et a-t-on besoin de la connaître pour apprécier (ou critiquer) le platonisme? On peut utiliser certains matériaux biographiques pour éclairer une œuvre; pour en évaluer le mérite, non. Je m'étonne qu'on puisse faire un instant cas d'une telle ligne d'argumentation.

Plusieurs commentateurs ont remarqué qu'Onfray était pris dans une contradiction performative. Il met en question «l'affabulation» de Freud, mais il lui donne raison en faisant une lecture freudienne des motivations «oedipiennes» de l'homme Freud. Ou l'approche psychanalytique a une force d'explication, ou non. On ne peut pas à la fois la récuser et l'utiliser.

La conversion d'Onfray à l'anti-freudisme a tous les traits d'une conversion religieuse: retournement complet, logique de la «révélation», fanatisme du nouveau converti, rhétorique de l'anathème et manichéisme du point de vue («livre noir» pour les égarés, donc «livre blanc» par les éclairés) : on brûle l'idole (les journalistes ne s'y sont pas trompés, qui appellent son essai un «brûlot»), et on adore désormais la vérité nouvelle. Les grandes pensées — celle de Freud par exemple— pratiquent et enseignent le doute. L'absence de doute d'Onfray rend ses propos douteux. Athée, Onfray? Simone de Beauvoir, qui avait peu lu Freud au moment de la première publication du Deuxième Sexe, a aussi traité «la psychanalyse» de religion. Et comme Onfray, au moment où elle formule cette critique, elle le fait au nom de procédures de pensée bien plus religieuses que celles qu'elle attaque: unicité du sens et de l'origine des choses, nécessité de remonter à «la source ontologique des valeurs» etc. Mais au moins ses critiques, dont certaines étaient pertinentes, visaient les propositions de Freud, pas sa personne.

Surtout, la littéraire que je suis s'offusque du traitement qu'Onfray réserve à la littérature dans cet écrit et dans ses déclarations diverses. L'épithète «littéraire» est une insulte dans sa bouche ou sous sa plume: La «psychologie» de Freud est une «psychologie littéraire», c'est-à-dire à la fois trompeuse et dupe de ses fictions. C'est grâce à — c'est-à-dire par la faute de— la «coterie littéraire» parisienne que la pensée freudienne aurait trouvé une implantation solide en France (Onfray cite Apollinaire, les surréalistes et la maison Gallimard). Enfin, c'est parce qu'elle serait une «affabulation littéraire» et non une «science» que la psychanalyse devrait être disqualifée: est-ce à dire qu'Onfray ne reconnaît de «science» qu'«exacte» ou «dure» (termes que même les scientifiques dont le travail relève des sciences ainsi désignées contestent)? En opposant littérature et science comme on oppose mensonge et vérité, Onfray s'inscrit ainsi dans une ligne— que je ne qualifierai pas de « pensée» car il faut n'avoir pas commencé à penser pour s'en tenir à des oppositions aussi faciles que convenues— qui dénie à la «littérature» la capacité de produire du savoir. Position bien peu nietzschéenne: car si le (gai) savoir que produit la littérature n'est pas du même ordre que celui que produit, disons, l'étude de la chimie, il n'en est pas moins un savoir. Comment peut-on à la fois se réclamer de Nietzsche et dénier ou dénigrer le pouvoir de la métaphore et ce travail de (et par ) la métaphore qu'est la littérature?

Freud voyait en la littérature «la voie royale» de l'exploration psychanalytique. Historiens, anthropologues, sociologues, tous reconnaissent à des titres divers que la littérature est porteuse de savoir. Quant à la philosophie moderne, elle n'a pas dédaigné de se mettre à l'école de la littérature. Avant Nietzsche, il y a eu Hegel (sans parler bien sûr de Rousseau); après lui, et entre bien d'autres, Heidegger et Derrida.

Je voudrais enfin porter témoignage de l'importance de l'apport de Freud et d'une certaine psychanalyse (pas la psychanalyse de boulevard ni celle des donneurs de leçons de comportement pour grand public) à la réflexion menée dans le champ de ce qu'on appelle les études de genre aujourd'hui (gender studies). On lit (encore) Freud dans ce domaine (peu développé en France mais très développé dans le monde anglophone occidental et extra-occidental); on l'étudie, on le commente, on l'utilise, on le critique bien sûr (une œuvre forte survit à la fois à sa critique et par sa critique). On fait tout cela, entre mille autres choses, parce qu'il est l'un des premiers penseurs à avoir accordé une place centrale à l'étude des différences de sexe et de sexualité dans leurs dimensions psychique, culturelle et sociale; parce qu'il a été l'un des premiers à proposer une distinction rigoureuse entre le sexe anatomique ou biologique et l'identité de genre; parce qu'il porte un coup décisif à la croyance en la naturalité de l'hétérosexualité; parce qu'il montre l'instabilité de la distinction entre le normal et le pathologique; parce qu'il propose des formulations originales et complexes du rapport entre soma et psyché, ou encore entre «pulsions» (qu'il ne faut pas confondre avec un quelconque «instinct naturel») et «culture». Et parce que sa pensée, quoi qu'en disent certains, n'est justement pas une doctrine. Freud s'est, toujours, offert à l'avenir comme à un temps qui pourrait être celui de sa réfutation—il l'envisageait lui-même sur certains points—, comme de sa confirmation, en tout cas de la modulation et de la révision (dans le bon sens du terme) de son œuvre grâce aux progrès du savoir et des pratiques sociales. Il a passé son temps à se raturer, se corriger, à passer d'une topique à une autre, d'une formulation à une autre, d'une interprétation à une autre, tout en maintenant le cap sur ce qu'il a appelé, d'un terme peut-être insuffisant et nécessairement provisoire au regard de l'importance de ce qu'il désigne, l'«inconscient». Signe d'une faiblesse théorique? (Selon Onfray, un penseur qui «se contredit» est un mauvais penseur!) Non, c'est le signe d'une pensée mouvante, ouverte, qui exhibe ses tâtonnements, en un mot, qui cherche.

Freud est «phallocentrique», comme l'en accusait son disciple, ami et biographe Ernest Jones? Il n'est pas loin de le reconnaître lui-même[1]. Mais sa pensée, y compris dans ses spéculations les plus aventureuses et les plus contestables, nous aide justement à comprendre la nature, la logique et les ruses du phallocentrisme.

L'œuvre de Freud, pour peu qu'on la lise librement, n'a pas fini de donner à penser.


Anne E. Berger
Professeur de littérature française et d'études de genre
Université Paris 8 et Cornell University


Pages associées: Etudes du genre, Etudes culturelles, Littérature et psychanalyse.



[1] «Si vous pensez», note Freud à l'attention de son auditoire présumé dans sa conférence sur la «féminité», «qu'en attribuant tant d'importance au rôle que joue, dans la formation de la féminité, le manque de pénis, je suis la proie d'une idée fixe, alors je reste désarmé.»



Anne E. Berger

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Dernière mise à jour de cette page le 1 Mai 2010 à 19h15.