Atelier



Le chœur est mort, vive le personnage

par Josefa Terribilini
(Doctorante à l'Université de Lausanne)


Extrait du chapitre 3 de À chœur perdu. Les traces du chœur antique dans la tragédie française du XVIIe siècle, Postface de Lise Michel, Lausanne, Archipel Essais, vol. 29, décembre 2020.



Ce texte est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.


Dossiers Théâtre, Personnage.





Le chœur est mort, vive le personnage


[…] Dans les versions grecques d'Iphigénie et des Phéniciennes d'Euripide, et de l'Antigone de Sophocle, le chœur, en tant que foule sur scène, remplissait une fonction politique dont l'abandon a d'importants effets dramaturgiques, voire philosophiques. En réalité, la suppression de cette figure collective dans les récritures des tragédies par Jean de Rotrou et par Jean Racine implique en elle-même un bouleversement de la dynamique entre individu et communauté, à la fois sur le plan de la fable (vis-à-vis des personnages) et sur celui de la représentation (vis-à-vis du public). Tandis que la tragédie attique mettait en scène des individus – les héros de l'action tragique – observés et conseillés par un groupe, les récritures du XVIIe siècle amenuisent progressivement l'élément collectif pour se concentrer principalement sur les personnages ; ceux-ci ne bénéficient plus alors du soutien moral et herméneutique que leur fournissait le chœur, et le spectateur lui-même est privé de son médiateur dans le cadre de son expérience théâtrale. Qu'il s'agisse des personnages ou du public, la disparition du chœur tragique implique ainsi une forme d'individualisation.


On a vu que, par sa nature plurielle, le groupe choral figurait une petite communauté qui s'opposait visuellement et dramaturgiquement aux héros. Cette opposition était aussi, selon Claude Calame, d'ordre idéologique, car le chœur représentait les principes « collectifs » de la citoyenneté, confrontés aux valeurs « individuelles » des protagonistes[1]. Ce dialogue entre la norme, dont le groupe choral se faisait le garant, et l'extraordinaire du monde des héros, organisait la dramaturgie grecque antique et conférait donc au chœur une fonction politique. Celle-ci venait en outre du rôle d'intermédiaire du chœur, de sa fonction d'écoute, du soutien qu'il apportait aux personnages et de son implication éventuelle dans l'action, qui avaient pour conséquence d'inclure le public dans la collectivité fictionnelle qu'il symbolisait. Cette fonction politique était par ailleurs renforcée par la nature rituelle de la représentation théâtrale, que le chœur portait et rendait saillante ; grâce à lui, le spectateur se sentait faire partie d'un acte collectif en prenant part au spectacle tragique et ne pouvait dès lors oublier sa propre intégration au groupe du public.


Or, sous l'influence d'Aristote, la dramaturgie classique se concentre sur l'action tragique et ses effets sur le public. Les personnages principaux et leur caractère, élaborés pour déployer cette action, prennent alors plus d'importance que dans les pièces grecques ; tandis que le théâtre attique interrogeait activement le rapport entre individu et communauté en mettant autant d'accent sur la perspective de l'un que de l'autre (d'ailleurs, la part dévolue aux stasima du chœur était à peu près aussi conséquente que celle consacrée aux epeisodia), la tragédie du XVIIe siècle, en supprimant le chœur, ne se focalise plus que sur le point de vue des personnages. Bien que la tragédie classique s'intéresse toujours à l'opposition entre domaine individuel et domaine public, cette opposition est désormais interrogée depuis la perspective des individus héroïques. Mais qu'implique concrètement la disparition du chœur sur le rapport du public au spectacle théâtral ? Et peut-on en percevoir une évolution, de Rotrou à Racine ?


Fonction politique : de l'espace collectif au lieu intime


Revenons à la nature du groupe choral. Celui-ci, en Grèce antique, était une figure collective qui symbolisait une communauté unanime et soudée, comme le remarque Patricia Vasseur-Legagneux :

Tous les membres du chœur antique portent le même costume et le même masque, et sont entraînés à chanter et danser à l'unisson. De plus, ils appartiennent soit à une catégorie sociale, soit à une classe d'âge […]. Ce groupe absolument solidaire d'une même opinion ne représente cependant pas l'addition de quinze individualités unies, mais plutôt une individualité multipliée par quinze.[2]

L'une des caractéristiques inhérentes à cette « individualité multiple » était alors de figurer la toile de fond sur laquelle se découpaient les actions des personnages. On l'a observé précédemment, le caractère ouvert du lieu scénique justifiait la présence du chœur qui mettait en lumière la dimension publique des pièces dans lesquelles ces héros étaient constamment placés sous le regard de la communauté[3]. Dans deux des trois textes de notre corpus, le chœur était constitué de jeunes étrangères en route vers un sanctuaire et attirées sur les lieux de l'action par l'envie d'assister aux combats (Les Phéniciennes) ou par la curiosité de découvrir le faste de l'armée grecque (Iphigénie à Aulis). Chacun de ces chœurs, dans son premier chant, établissait clairement un lien entre le monde ordinaire auquel lui-même appartenait et le monde extraordinaire des héros mythiques :

Pour m'amener à la plage d'Aulis, où la mer bat le sable, ma barque a dû franchir les courants du détroit où s'étrangle l'Euripe. Car je viens de Chalcis ma cité, que l'illustre Aréthuse nourrit près de la mer, afin de voir l'armée des Achéens, de voir aussi, prête à fendre la mer, la flotte des dix mille vaisseaux que ces demi-dieux, le blond Ménélas, le noble Agamemnon, (nos maris nous l'ont raconté) envoient à la quête d'Hélène.[4]

La proposition « nos maris nous l'ont raconté » soulignait la proximité du chœur euripidien avec la société athénienne (non fictionnelle) qui connaissait elle-même l'histoire du sacrifice d'Iphigénie par le biais de la tradition orale. De plus, à travers le récit de son voyage, le groupe choral élargissait le monde de la fable qui s'étendait alors au-delà d'Aulis. Par son identité et son intervention initiale, le chœur faisait donc résonner l'action fictionnelle par-delà les lieux dans lesquels se déployait le mythe, signalant ainsi que, au niveau de la fable, l'histoire des héros concernait une collectivité plus large que la seule armée des Grecs.


Si le chœur des Phéniciennes établissait un rapport similaire entre l'histoire des personnages et l'univers de la fable, étendu à une grande partie de la communauté méditerranéenne[5], celui d'Antigone ne figurait pas de jeunes étrangères mais de riches citoyens de la polis. Cependant, puisque la trame du mythe d'Antigone n'impliquait, du point de vue de l'action, que des membres de la famille des Labdacides, la présence sur scène d'un groupe de Thébains permettait d'ouvrir l'univers de la tragédie de la maison familiale à la ville tout entière. Le fait que Créon convoquât le groupe choral à l'extérieur de son palais ajoutait d'ailleurs à cet effet d'élargissement de l'univers tragique :

Thébains, après la dure houle qui l'avait secouée, les dieux ont fermement redressé notre ville, et j'en ai profité pour vous faire dire par mes envoyés de venir me trouver à l'écart de tous les autres.[6]

Aussi le chœur permettait-il de rappeler que les histoires des héros mythologiques intéressaient une grande collectivité.


Au XVIIe siècle, tout s'inverse. Avec le recentrement sur l'intimité des personnages, l'univers fictionnel est drastiquement réduit. Cette tendance à la privatisation, qui se développe au fil du siècle avec l'intérêt grandissant des dramaturges pour les « choses intimes »[7] est rendue visible par le choix des lieux scéniques. Les auteurs classiques élaborent en effet des dispositifs spatiaux dévolus uniquement aux personnages de haut rang. Aussi la présence d'une collectivité sur scène est-elle empêchée, le propos tragique se recentrant sur les personnages et leurs rapports interpersonnels.


Rappelons que le passage de la publicité à l'intimité des lieux scéniques se fait par paliers. Rotrou déploie de nombreuses scènes dans lesquelles les protagonistes sont retirés dans des cabinets qui ne peuvent, selon toute vraisemblance, accueillir de figures collectives. Mais l'auteur tend encore à déployer ses fables dans plusieurs espaces fictionnels, dont certains sont suffisamment publics pour qu'apparaissent de petits groupes, à l'image du couple Éphyte-Cléodamas à l'acte IV d'Antigone[8]. Le caractère public du lieu est d'ailleurs renforcé par l'arrivée, à la scène 3, de nouveaux intervenants qui accompagnent Antigone (le troisième garde, Argie et Ménète). Toutefois, ce genre d'« antichambre » relève surtout, d'après Lise Michel, d'une « convention théâtrale » qui ressemble en partie à l'espace public représenté dans le théâtre antique, mais […] s'en distingue sur un point essentiel : elle n'est plus un espace public, espace de la communauté, mais un espace privé partagé.[9]


La grande salle d'Antigone est effectivement plus cachée et donc moins collective que les lieux que choisissaient communément les auteurs grecs, des espaces ouverts où pouvaient circuler n'importe quel membre de la communauté hellène[10]. Malgré tout, un endroit comme celui-ci suggère que la dramaturgie de Rotrou n'est pas encore (ou pas entièrement) une dramaturgie de l'intimité.


Son traitement des lieux dans Iphigénie corrobore d'ailleurs cette lecture ; bien que les premières scènes se succèdent dans le « cabinet » d'Agamemnon, plusieurs dialogues se déroulent ensuite dans des espaces non privés, à l'instar du rivage lors de l'arrivée d'Iphigénie et de Clytemnestre (III, 1), et plus encore du bois du cinquième acte dévolu au sacrifice d'Iphigénie. En décidant de montrer cette scène qui était racontée chez Euripide, Rotrou trouve le moyen de se rapprocher au plus près du traitement public qu'en faisait l'auteur grec. Cet épisode, dans la pièce d'Euripide, acquérait en effet une dimension collective de deux façons ; d'une part, la princesse enjoignait le groupe choral à initier ainsi le rituel sacrificiel et, d'autre part, lorsque le messager relatait le déroulement de la cérémonie à Clytemnestre, le chœur en était le destinataire (second) :

LE MESSAGER : Le prêtre jette un cri, l'armée entière lui répond, à la vue du prodige, œuvre de quelque dieu […].
LE CORYPHÉE : Grande est ma joie d'entendre ce récit, de savoir que ta fille [à Clytemnestre] parmi les dieux réside.[11]

Le sacrifice d'Iphigénie était rendu doublement public, par la présence abstraite de l'armée dans la narration et par la présence concrète d'une communauté qui entendait cette même narration. Et Rotrou, en choisissant de représenter le sacrifice dans un lieu scénique ouvert, parvient précisément à lui conserver sa dimension collective. Tout l'acte V, nous dit-on, se déroule « dans un bois ». Espace on ne peut plus collectif, le bois peut accueillir non seulement un nombre illimité d'intervenants, mais encore des personnages extérieurs à l'action. C'est ainsi qu'on y retrouve presque tous les personnages de la pièce, accompagnés de nouveaux visages, comme le sonneur de trompette, Talthybie, qui donne le coup d'envoi de la cérémonie :

Soldats, prêtez l'oreille, et que rien de profane
Ne souille le respect des autels de Diane ;
Priez, et méritez par l'ardeur de vos vœux,
D'un fortuné succès des présages heureux. (V, 2, v. 1631-1634)[12]

Par son adresse officielle aux « soldats », Talthybie met d'autant plus en évidence le caractère public de la scène, autorisé par la nature du lieu. Évidemment, la décision de situer son dernier acte dans un espace peuplé de tant de personnages est aussi un moyen pour le dramaturge d'ajouter au pathétique du spectacle : comme le note Alain Riffaud, Rotrou exalte ainsi « l'abondance des larmes »[13]. Le déploiement d'une telle foule pourrait donner à penser que Rotrou ne s'attache pas uniquement à confiner les protagonistes dans des espaces clos pour les montrer seuls face à leurs dilemmes, mais préfère occasionnellement les présenter entourés d'une foule, de façon à accentuer l'étendue de leur dévouement.


Quoi qu'il en soit, avec Racine, les lieux scéniques deviennent des endroits plus cachés où seuls les héros et leurs serviteurs sont autorisés à pénétrer. Et lorsque l'auteur, pour des raisons pratiques, se voit contraint de situer ses tragédies dans des espaces plus vagues pour représenter des réunions politiques, ces espaces ne sont, en principe, qu'une convention qui maintient l'histoire des héros dans un espace « privé partagé », clairement séparé du monde ordinaire, à l'image de la rencontre d'Étéocle avec un soldat dans La Thébaïde (II, 4). Dans cette pièce d'ailleurs, où la voix populaire est pourtant régulièrement convoquée en tant qu'argument dans la bouche des protagonistes, le dispositif spatial est si intime qu'il n'autorise aucune intrusion de personnages extérieurs : « La Scène est à Thèbes dans une Salle du Palais Royal »[14] (I, 1). À l'inverse de Rotrou qui profitait de la malléabilité de ce même endroit pour faire intervenir des avatars du chœur, Racine lui ôte quasi toute dimension publique. N'y apparaissent que les membres de la famille royale, leurs confidents (Olympe et Attale) et éventuels subalternes (le soldat Grec). Suivant la logique racinienne d'un recentrement sur le drame intrafamilial, l'action des héros paraît donc être confinée loin de la collectivité.


Ce déplacement ne signifie pas pour autant que la dimension publique ne soit pas présente théoriquement dans les tragédies de Racine. Bien au contraire, la communauté est sans arrêt rappelée à l'esprit du public, mais elle ne l'est que par l'intermédiaire des discours des personnages, de manière à instaurer, selon Gilles Declercq, « le drame politique au sein des passions »[15]. Autrement dit, la collectivité, chez Racine, existe sur un plan abstrait, en tant qu'instance oratoire qui se « fait entendre par le truchement d'autrui, ces confidents et conseillers, omniprésents dans la tragédie racinienne ; ceux-ci se font l'écho de l'opinion publique, voix collective, avatar du chœur antique »[16] . Cette citation autorise une parenthèse : Gilles Declercq semble estimer que la voix populaire en question descendrait directement des chœurs. Or, dans la tragédie attique, chœur et opinion publique ne concordaient pas toujours. Dans Antigone, le groupe de vieillards thébains soutenait à la fois le point de vue de Créon et celui d'Antigone ; cependant, Hémon rapportait à Créon que le peuple décriait son édit et soutenait la princesse[17]. Le groupe choral paraissait donc diverger de l'opinion publique et constituer une communauté différente. Tandis que la voix populaire formait une collectivité politique, porteuse de la doxa qui permettait aux personnages de se situer par rapport à la cité, le chœur symbolisait plutôt la collectivité humaine au sens large, qui ne prenait pas parti dans les conflits des héros. Ainsi, alors que Rotrou remplace visuellement le rôle politique du groupe choral en ajoutant quelques personnages collectifs, Racine, dans ses versions des deux mythes, tend à ne reconduire que l'opinion publique en tant que voix « fondamentalement contrariante »[18].


Chez Racine, seul le sacrifice d'Iphigénie paraît finalement revenir à une certaine publicité, tant du point de vue du dispositif spatial que de celui de la représentation de la collectivité. Comme le remarque Georges Forestier, il abandonne « le cadre intimiste et même confiné de la plupart de ses tragédies depuis Andromaque »[19]. Dès l'ouverture du deuxième acte, il paraît en effet clair que « lorsque Racine écrit “dans la Tente d'Agamemnon”, il faut entendre à l'ouverture de la tente »[20], puisqu'Ériphile et Doris peuvent occuper seules l'espace fictionnel et qu'il serait étonnant qu'elles se retirent dans la chambre privée du roi quand celui-ci est absent. Ce lieu est donc bien un endroit malléable que l'auteur, au fil de la pièce, ouvre toujours davantage ; plus tard, il accueillera jusqu'à quatre intervenants (Clytemnestre, Iphigénie, Aegine, Eurybate) accompagnés de gardes. Aussi l'histoire d'Iphigénie acquiert-elle visuellement un cadre public grâce à la présence d'une collectivité fictionnelle sur scène. Cependant, le rôle politique du chœur n'est pas entièrement remplacé. Les gardes présents aux abords de la tente royale sont des subordonnés du roi, autorisés à pénétrer occasionnellement dans l'espace intime des héros. L'histoire de cette Iphigénie reste donc malgré tout moins publique que dans la pièce d'Euripide ; la récriture racinienne, même lorsqu'elle mobilise une foule, ne montre que des personnes directement concernées par l'action et faisant partie intégrante du mythe, confinant dès lors la fable à la plage d'Aulis.


Des personnages esseulés


Tant visuellement que moralement, le confinement des lieux scéniques au XVIIe siècle s'accompagne d'un esseulement des personnages de l'action tragique. En se privatisant, les espaces fictionnels ne peuvent plus accueillir de communauté concrète dans l'action, et les protagonistes semblent alors non seulement moins entourés (physiquement), mais ils ne bénéficient plus du soutien que leur prodiguait le chœur attique. Au niveau de la fable, ce dernier avait en effet pour fonction de venir en aide aux personnages ; non seulement par l'empathie qu'il exprimait à leur égard, mais il arrivait même qu'il assiste littéralement les protagonistes et prenne part à l'action. La première apparition de Clytemnestre et d'Iphigénie dans Iphigénie à Aulis en constitue un bon exemple :

LE CORYPHÉE : Arrêtons-nous, filles de Chalcis, recevons la reine au sortir du char, évitons qu'elle glisse en atteignant le sol. […]
CLYTEMNESTRE : Je prends comme un heureux présage votre accueil bienveillant, votre salut de bon augure. […] Jeunes femmes, prenez-la dans vos bras et faites-la descendre. Qu'une de vous m'accorde l'appui de sa main que je quitte ce siège comme il faut. Vous autres, tenez-vous au-devant des chevaux, qui s'effarouchent aisément si l'on manque à les rassurer.[21]

S'il n'est pas certain que les acteurs, au Ve siècle avant J.-C., aient vraiment effectué sur scène les mouvements décrits dans la didascalie interne de la reine[22], celle-ci avait néanmoins pour effet d'exciter l'imagination du public qui visualisait les étrangères de Chalcis assistant concrètement les deux héroïnes. L'importance du soutien choral est, en outre, accentuée par la précision « comme il faut » : en l'aidant à descendre de son char, le groupe choral préservait la dignité du personnage noble. En d'autres termes, le chœur grec, par son appui tant physique que moral aux héros, mettait en lumière leur dépendance à la communauté.


Lorsqu'Iphigénie et Clytemnestre arrivent dans le camp grec, chez Rotrou, aucune collectivité n'est là pour les accueillir. Même si les deux femmes sont accompagnées d'une suite de trois personnages (Ardélie, une suivante et un écuyer), ceux-ci ne peuvent remplacer le soutien choral étant donné qu'ils débarquent avec elles et n'interviennent pas dans la scène :

CLYTEMNESTRE : Enfin ce mal se passe, et l'air de ce rivage
A remis la couleur dessus votre visage,
Le mouvement du char vous l'avait excité.
IPHIGÉNIE : Je ne sais de quel mal ce cœur est agité,
Plaise au ciel qu'il soit vain, mais il ne me figure,
Rien ni de trop plaisant, ni de trop bon augure. (II, 1, v. 695-700)

Sans groupe pour recevoir les deux femmes, la tonalité de l'épisode est complètement inversée : tandis que la reine euripidienne adoptait un état d'esprit positif grâce à la présence du chœur, la princesse rotrouesque, confrontée à la solitude, est amenée à craindre l'avenir. En présentant la réaction d'Iphigénie comme celle d'une femme lucide, l'auteur français se donne ainsi les moyens de valoriser immédiatement la vertu de son héroïne. Et l'auteur de poursuivre cette logique plus loin encore, la protagoniste repoussant avec véhémence toute forme d'assistance, allant même jusqu'à sermonner sa confidente pour son empathie :

Hé ma chère Ardélie épargnez ma constance,
Considérant ma mort regardez ma naissance,
Et combien il importe à ma condition,
De ne commettre pas une lâche action. (IV, 1, v. 1946-1054)

Dans son Iphigénie, Rotrou prend donc à revers la fonction de soutien du chœur grec, soit en la faisant disparaître, soit en la faisant dénigrer par les personnages, de manière à augmenter la grandeur d'âme de son héroïne tragique : celle-ci ne se repose plus ni physiquement ni moralement sur la communauté fictionnelle mais elle se passe au contraire de tout soutien pour mieux exhiber son dévouement.


Quant à Racine, sa récriture de l'arrivée d'Iphigénie se rapproche de la version euripidienne du mythe. Mais son traitement dramaturgique de l'épisode est en lui-même tout à fait nouveau ; parce que la fable racinienne doit se confiner aux abords de la tente du roi pour respecter l'unité de lieu, le débarquement des deux femmes n'est plus montré mais raconté. C'est Eurybate qui vient en apporter la nouvelle à Agamemnon et Ulysse :

Déjà de leur abord la nouvelle est semée.
Et déjà de soldats une foule charmée,
Surtout d'Iphigénie admirant la beauté
Pousse au ciel mille vœux pour sa félicité.
Les uns avec respect environnaient la Reine.
D'autres me demandaient le sujet qui l'amène. (I, 4, v. 349-354)[23]

Ce récit rappelle fortement la pièce grecque ; les arrivantes sont instantanément entourées par une communauté qui, par sa bienveillance, donne à la scène une tonalité ironiquement tragique. Mais, le traitement du rapport entre individus et collectivité diffère de façon signifiante chez Racine. Non seulement cette dernière n'est pas montrée, mais elle n'est plus la même que chez le dramaturge grec. Alors qu'Euripide mobilisait un groupe d'étrangères pour accueillir Clytemnestre et Iphigénie, Racine nous apprend que seuls les soldats leur apportent leur secours. Ce n'est donc plus toute une région qui vient en aide aux héroïnes mais uniquement l'armée située à Aulis, qui ne tardera pas, d'ailleurs, à se retourner contre elles. Cette petite communauté, bien qu'elle rappelle le chœur tragique par sa nature collective et que sa présence a bel et bien pour effet d'ancrer visuellement l'histoire des héros dans un contexte plus ordinaire, diverge du groupe choral par son rôle dramaturgique ; les gardes font partie intégrante de l'« opinion publique » et figurent un prolongement de l'armée grecque (son modèle réduit). Ils représentent dès lors sur scène la pression à laquelle sont soumis les personnages de l'action. Cette pression sera actualisée plus tard, lorsque la reine tentera d'empêcher le sacrifice de sa fille :

Ah ! vous n'irez pas seule, et je ne prétends pas…
Mais on se jette en foule au-devant de mes pas.
Perfides, contentez votre soif sanguinaire. (V, 4, v. 1667-1669)

Puisque la didascalie initiale de la scène indique que seuls sont présents Clytemnestre, Aegine et les gardes, ces derniers paraissent être les seuls susceptibles d'être les destinataires de la réplique. Quelle ironie, pour Clytemnestre et sa fille, que ceux qui les avaient accueillies si chaleureusement soient les mêmes qui précipitent le sacrifice d'Iphigénie au cinquième acte ! Chez Racine, la présence de la communauté produit ainsi l'effet inverse du chœur vis-à-vis des personnages : les gardes, dans Iphigénie, commencent par soutenir les deux héroïnes pour que leur volte-face, à la fin de la pièce, paraissent plus cruel encore.


Rotrou et Racine, en général, ne reconduisent donc jamais entièrement la fonction de soutien du chœur tragique ; lorsqu'ils semblent la reprendre, en se servant d'une confidente (Ardélie) ou de la communauté fictionnelle (les gardes), c'est pour mieux isoler leurs protagonistes. Qu'il s'agisse d'un commentaire empathique rejeté par un personnage ou de l'appui d'un groupe qui ensuite se retourne contre ce même personnage, les deux auteurs préfèrent donc représenter des héros affrontant seuls leur déchirement, peut-être pour apitoyer davantage leurs spectateurs.



Josefa Terribilini (Université de Lausanne) 2020.


Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en janvier 2021.





[1] Voir Claude Calame, La Tragédie chorale : poésie grecque et rituel musical, Paris : Les Belles Lettres, 2017, p. 49.

[2] P. Vasseur-Legagneux, Les Tragédies grecques sur la scène moderne : une utopie théâtrale, Villeneuve d'Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2004, p. 119.

[3] Jacqueline de Romilly note que le chœur avait pour rôle de signaler « le retentissement que [les] drames individuels ont sur les groupes humains auxquels appartiennent les héros » (La Tragédie grecque, Paris : PUF, 1973, p. 53).

[4] Euripide, Iphigénie à Aulis, dans Tragédies complètes, II, M. Delcourt-Curvers (trad.), Paris : Gallimard, 2014, parodos, p. 599.

[5] « LE CHŒUR : Si la ville aux sept portes subit quelque malheur, la cité de Tyr en sera atteinte » (Euripide, Les Phéniciennes, dans Tragédies complètes, II, trad. M. Delcourt-Curvers, Paris : Gallimard, 2014, parodos, p. 343-344).

[6] Sophocle, Antigone, dans Tragédies, trad. P. Mazon, Paris : Gallimard, 1992, épisode 1, p. 91.

[7] Voir B. Louvat-Molozay, Poétique de la tragédie classique, Paris : SEDES, 1997, p. 49.

[8] Rotrou, Antigone, dans Théâtre complet, II, éd. B. Louvat-Molozay (éd.), Paris : STFM, 1999.

[9] L. Michel, Des Princes en figure : politique et invention tragique en France (1630-1650), Paris : PUPS, 2013, p. 97.

[10] Les conditions de représentation influencent aussi les choix de lieux. Les tragédies attiques se jouant en plein air, il était sans doute plus évident pour les dramaturges grecs de situer leurs fables dans un lieu ouvert, l'espace théâtral facilitant ainsi la mise en contexte de leur action. Le fait que les théâtres français du XVIIe siècle soient fermés prédisposait peut-être à des fables confinées à l'intérieur d'un bâtiment.

[11] Euripide, Iphigénie à Aulis, exodos, p. 668.

[12] Rotrou, Iphigénie, dans Théâtre complet, t.II, éd. A. Riffaud, Paris : STFM, 1999.

[13] A. Riffaud, « Introduction » à l'Iphigénie de Rotrou, dans Théâtre complet, II, Paris : STFM, 1999, p. 393.

[14] Racine, La Thébaïde ou les Frères ennemis, éd. G. Forestier, Paris : Gallimard, 2015.

[15] G. Declercq, « Une voix doxale : l'opinion publique dans les tragédies de Racine », XVIIe siècle, n°182, 1994, p. 105.

[16] Ibid., p. 106.

[17] Sophocle, Antigone, épisode 3, p. 109-114.

[18] G. Declercq, art. cit., p. 106.

[19] G. Forestier, « Notice » d'Iphigénie, dans Racine, Œuvres complètes, I, Paris : Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1999, p. 1557.

[20] Ibid., p. 1582.

[21] Euripide, Iphigénie à Aulis, épisode 2, p. 617.

[22] Voir P. Vasseur-Legagneux, op. cit., p. 7-16.

[23] Racine, Iphigénie, éd. M. Escola, Paris : GF-Flammarion, 1998, rééd. 2019.



Josefa Terribilini

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Dernière mise à jour de cette page le 8 Janvier 2021 à 14h57.