Où l'on esquissera quelques réflexions fort provisoires à propos de l'invention plaisante d'un nouveau métier pour la communauté littéraire...
« Les livres sont ennuyeux à lire. Pas de libre circulation. On est invité à suivre. » Henri Michaux, lui-même auteur d'une poétique de l'intervention.
Dans le cadre de la théorie des possibles textuels, déployée par Marc Escola et Sophie Rabau (théorie littéraire et possible d'écriture), et en réponse à des propositions contemporaines provocantes de la critique telles que celle de Pierre Bayard Peut-on améliorer des oeuvres ratées ?, je souhaiterai faire retour sur la figure pleine de surprise de Bernardo Soares, auteur du Livre de l'Intranquillité, et contribuer au dépôt de son brevet: ne serait-il pas l'inventeur improbable et ironique d'une poétique de la perfectibilité des oeuvres littéraires, comme seule pratique véritablement littéraire de la littérature ?
On accompagne cet exposé théorique d'un florilège du perfectionneur où le lecteur pourra lire l'exposé de sa méthode par le perfectionneur lui-même.
PROPOS
Etrange narrateur que celui du Livre de l'Intranquillité Figure de l'écrit par excellence, il est à la fois ce comptable, figure ordinaire du Scribe qui aligne de jour des séries de chiffres, et cet auteur anonyme tant raté que génial, qui noircit indéfiniment chaque soir les pages d'une Autobiographie sans événements et déplore l'imperfection de son livre comme le propre de tout écrit. C'est plus singulièrement une figure de la fiction elle-même, qui ne cesse de s'énoncer et de se dénoncer par la première personne comme être de papier, métaphore baroque et personne désincarnée, faite de mots seuls et de souvenirs de lecture (Florilège VI). Soares se pense d'autant plus comme fiction qu'il est aussi une figure de lecteur, qui module et recompose ses émotions selon les pages qu'il lit. La somme des lectures et des oeuvres littéraires dont se compose le Livre de l'Intranquillité nous invite d'ailleurs à ne pas trop accorder de valeur à sa pose de petit lecteur, ou de lecteur lassé de la littérature : ce n'est qu'un autre pastiche d'un poète romantique, qui on le sait, a lu tous les livres et n'en peut plus rien tirer.
Et c'est ainsi en lecteur assidu, au « sens critique suraigu », qu'il est amené à doter le paysage littéraire d'une nouvelle figure d'homme de lettres : profession « perfectionneur », d'après le terme portugais « aperfeiçoador » (celui qui perfectionne). Elle serait la composée littéraire de deux intuitions poétiques : tout d'abord la reconnaissance tacite et critique par le lecteur insatisfait de l'imperfection essentielle de l'oeuvre (Florilège I), ensuite de sa propension imaginative à rêver autour de l'oeuvre d'une oeuvre meilleure à ses yeux c'est-à-dire selon sa propre subjectivité, meilleure pour lui (Florilège II). Nous touchant par son imperfection même, l'oeuvre imparfaite, mal bâtie, susciterait chez son lecteur critique un désir de retouche actif dans les marges imaginaires du Livre. Car selon Soares, le lecteur véritable est celui qui sait tirer de l'oeuvre la matière de son propre rêve, et ne se laisse pas guider passivement par ces vains songes. Enonçant là une théorie de la fiction comme vie parallèle à la vie réelle, Soares défend l'idée pessoenne que « l'art moderne est un art du rêve » (Ecrits esthétiques) et va jusqu'à renverser la primauté de la réalité : puisque la fiction est la seule création pleinement assumée par le sujet, elle est plus réelle, car inventée et vécue au plan imaginaire dans ses moindres détails par opposition à la vie quotidienne, passivement ressentie. De là Soares s'autorisera quelques petites interventions de transposition entre vie réelle et vie rêvée, qui nous vaudront de jolies variations sur les possibles textuels, à commencer par la non-tragédie de Roméo et Juliette : puisque si Soares était Roméo, Juliette idéale n'aurait pas désobéi à son père, et tout aurait continué comme avant, dans un tragique de l'inaction ce qui est fort dommageable précisément pour une tragédie... (Florilège VII) Il convient ici de se défier du sérieux apparent de Bernardo Soares, qui confine souvent dans la réception pessoenne à la figure désespérée du banal employé de bureau. Celui-ci nous défend lui-même de déduire de ses propos qu'il serait un rêveur et remarque avec ironie : « pour être un rêveur il me manque l'argent » (p. 439).
Sous la plume de Soares, ces possibles expérimentations littéraires d'amélioration s'esquissent par de multiples opérations et propositions d'intervention. Il s'emploiera tout d'abord à définir son corpus dont on appréciera la générosité (Florilège III) avant de s'attaquer aux possibles procédés d'amélioration et de perfectionnement des grandes oeuvres ratées (Florilège IV). La rencontre esthétique entre la « sensibilité d'un Mallarmé » et la « plume d'un Vieira », l'interpolation d'une citation d'Amiel fondée sur une variation de la réécriture, qui la corrige et l'amende, ou la transposition entre plan de la diégèse et plan de la lecture (la fiction d'un lecteur qui aimerait Lady Mac Beth) sont quelques unes de ces propositions. Quant au cas des oeuvres que l'on ne peut rêver meilleures, Soares, à sa manière, interviendra ou n'interviendra pas. On les tramera dans son propre texte, en les réitérant et les louant, ou à l'inverse on cessera de les lire, puisque, sans doute, elles n'offrent plus de matière brute à tisser au rêveur Soares et paralysent par leur perfection les goût de l'intervention. Les poèmes de Caeiro, ou les Aventures de Mr Pickwick sont de celles-là, et ironiquement, Pessoa, qui pose en Soares le perpétuel insatisfait face à la création pour les critiques avides de la confession biographique, n'hésite pas à se sacrer par le même Soares l'auteur (certes indirecte, car il s'agit du poète hétéronyme Caeiro) de formules éternelles.
Juste retour des choses, nous confronterons les deux Soares (Soares écrivain et Soares le personnage de fiction) au Soares théoricien de l'art de perfectionneur, comme cas limite de schizophrénie fort intéressant. Que fera le perfectionneur maniaque face à sa propre oeuvre, dont l'imperfection lui est d'autant plus sensible qu'il en est aussi l'auteur ? (Florilège V) Et nous veillerons à lui appliquer sa propre théorie, en lui posant la question de sa propre fiction comme possiblement perfectible. Comment Soares se sachant pertinemment la fiction de Soares, personnage de Pessoa, envisage-t-il la possible postérité de sa figure, face à un lecteur futur potentiellement perfectionneur ? Une invitation à l'intervention se lit peut-être entre les lignes du texte 261 Florilège VI où il regrette son propre manque de consistance et se veut « le personnage d'un roman qu'il reste encore à écrire ».
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Art du pastiche et art mineur de la création dérivée : Pessoa est-il lui-même perfectionneur ? Afin de mesurer la « valeur » poétique que Pessoa lui-même consent à la proposition de Soares d'un art du perfectionnement, il serait sans doute instructif d'examiner les possibles pastiches, réécritures et révisions critiques opérés par l'écrivain dans l'espace littéraire. Par son voeu d'écrire un Faust portugais, qui serait le Troisième Faust transcendant le Faust goethéen, comme par ses listes bibliographiques des grands chef d'oeuvres européens à traduire, Pessoa ferait-il pas signe en ce sens ? Voulant prendre à son compte la traduction de l'Iliade, de l'Odyssée, de la Divine Comédie, de tout Shakespeare, du Paradis Perdu et de l'Enéide, dans un plan d'oeuvre éditoriale, Pessoa ne rêve-t-il pas à la manière de Soares, aux grands cycles de réécriture gommant les défauts des originaux ? Par ailleurs, dans un sens élargi, le perfectionneur ne pourrait-il pas être au fond ce créateur qui, par ses parentés littéraires, ses hommages esthétiques et ses désastreux silences quant aux autres qu'il ne goûte guère, recompose dans son oeuvre un paysage romanesque et littéraire neuf, d'élection et d'éviction. L'oeuvre promue serait ainsi la véritable amélioration subjective, proprement issue d'une lecture spéculative des grands textes, et rétroactive sur l'univers littéraire. Cette poétique romanesque d'une création ironique toujours dérivée d'une création antérieure, se donnant subtilement comme meilleure réécriture (plus moderne et plus perversive, car critique) est peut-être sous jacente à la conception pessoenne de la littérature. Elle est en tout cas le principe d'engendrement du personnage Bernardo Soares. Dans un ultime retournement possible, ce dernier pose d'ailleurs la prévalence de l'oeuvre que l'on créé sur celle qui nous est donnée déjà fabriquée et reconnaît la sagesse de celui qui écrit le roman dont il sera le lecteur : « Plus avisés et plus heureux ceux qui, voyant que tout est fiction, fabriquent le roman avant qu'on ne le leur fabrique, et, comme Machiavel, revêtent le costume de la Cour pour mieux écrire en secret. » (texte 91, p. 120) Il s'agirait ainsi d'intervenir rétroaction sur le paysage littéraire donné, pour faire de lui sa propre création romanesque, en secret, c'est-à-dire dans le silence de l'atelier imaginaire.
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