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Projet de la case aveugle ou Pour une théorie potentielle

Les propositions qui suivent constituent un document de travail préparatoire à la semaine de travail sur la notion de case aveugle. Voir l'appel à communication sur Fabula Le texte est suivi d'un certain nombre de liens avec des pages en cours de constructions : questions à préciser et notes de lectures qui seront progressivement comblées.

« La poétique en général, et la narratologie en particulier, ne doit pas se confiner à rendre compte des formes ou des thèmes existants. Elle doit aussi explorer le champ des possibles, voire des impossibles, sans trop s'arrêter à cette frontière, qu'il ne lui revient pas de tracer. Les critiques n'ont fait jusqu'ici qu'interpréter la littérature, il s'agit maintenant de la transformer. Ce n'est certes pas l'affaire des seuls poéticiens, leur part sans doute y est infime, mais que vaudrait la théorie, si elle ne servait aussi à inventer la pratique. »

Les lignes finales de Nouveau discours du récit ont fait coulé moins d'encre que la question de la focalisation externe ou de l'intertextualité. Elles offrent pourtant sinon la clef de tout exercice de la théorie littéraire, du moins une réponse à la question souvent posée, comme en défi et menace de point final, à la théorie littéraire : « Et après ? ». Et après ? Il n'y aurait pas seulement des textes mieux commentés ou mieux compris — peut-être ne le seraient-ils pas, il n'y aurait pas non plus de retombées socio-politiques et rien ne sera changé dans ma rue, le matin, quand on aura remarqué qu'il n'existe pas à ce jour de récit homodiégétique en focalisation externe. Et après ? Il y aura seulement une voie nouvelle à explorer, une piste à suivre dans la bibliothèque ou dans la mémoire de chaque lecteur pour traquer le texte oublié qui justement, mais oui, fonctionne en focalisation externe et en régime homodiégétique, ou encore une page/écran blanc où l'on pourra s'essayer à l'écrire ce fameux récit en focalisation externe etc.

La théorie littéraire a aussi pour fonction de dégager des possibles littéraires, à traquer ou à écrire, telle est donc l'hypothèse qui fonderait notre réflexion. On ne chercherait pas à mieux lire les textes, mais à concevoir ce qui peut s'écrire ou ce qui a pu s'écrire et que l'on ne connaît pas. On prendrait donc acte du caractère rhétorique de la poétique contemporaine, non pas au service du texte mais au service de la production et de l'invention de discours, en aval plus qu'en amont des formes : « La poétique est la version acceptable de la rhétorique ; ou encore notre poétique est ce qu'une culture du commentaire peut intégrer en guise de rhétorique. »(M. Charles, L'Arbre et la source, p. 313).

Mais comment trouver une case aveugle ?

Le degré zéro et comme l'emblème de ce parti pris est sans doute la case blanche qui se rencontre, pour la jubilation du poéticien, dans certains tableaux à critères croisés. On se souvient que dans Le Pacte autobiographique, P. Lejeune définissait “une case aveugle” dans la typologie de l'autobiographie : “Le héros d'un roman déclaré tel, peut-il avoir le même nom que l'auteur. (...) Dans la pratique aucun exemple ne se présente à l'esprit d'une telle recherche ? » C'est pour répondre à ce vide compris comme un défi, Doubrovsky écrit, en 1977, son roman Fils qu'il qualifie d'“autofiction”. Mais la case blanche ou aveugle n'est sans doute que la face visible et spectaculaire de la prospection théorique des possibles. D'abord la quête du possible n'est sans doute pas uniquement quête de formes et de contraintes même si une part non négligeable du travail intéresse évidemment les formes littéraires. Car chercher le possible c'est également opérer sur le rapport du texte au sens et aux valeurs. Ensuite, il existe au delà du tableau à double entrée, d'autres pratiques théoriques propres à dégager des possibles d'écriture. On chercherait donc et à décrire d'autres « cases aveugles » dans l'esprit de la poétique mais aussi conjointement à définir d'autres champ théoriques propices aux possibles.

Quelques perspectives, dont la liste n'est pas exhaustive s'ouvrent alors.

Quelques directions pour la traque

Ainsi toute description systématique d'un genre ou d'un ensemble de textes s'orienterait aussi vers ce qu'il n'est pas, chercherait à inverser les conventions que l'on observe et l'observation des « règles » aurait pour corollaire la tentative de les renverser expérimentalement. Du point de vue de la taxinomie discursive ou générique, on renoncera à chercher la pureté pour penser au contraire le croisement. D'une manière générale, le commentaire d'un objet individuel (genre, sous-genre, auteur, œuvre) aurait pour horizon la possibilité de quelques accouplements inédits : qu'aurait écrit Racine s'il avait été Euripide ? Que serait un roman qui serait à la fois policier et allégorique ? Ou sur un plan plus abstrait : existe-t-il un roman qui soit seulement et exclusivement romanesque ? À l'inverse peut-on concevoir une poésie qui ne soit absolument pas poétique ?. Les études hypertextuelles se trouveraient également infléchies : on n'étudiera un hypotexte que pour y définir de possibles réécritures non encore tentées et que pourtant le texte premier porte en germe : il est ainsi possible de démontrer que l'Odyssée appelle depuis presque trente siècles un roman policier où Télémaque serait le coupable et Ulysse la victime. On attend d'autres exemples. Plus largement, le genre du commentaire rhétorique ne lirait le texte que pour y découvrir ce qu'il aurait pu être et qu'il n'est pas finalement. Ou l'acte critique et l'invitation à la réécriture se rencontreraient, voire se confondraient, ou la faille herméneutique serait aussi le creuset où se cache un texte encore à écrire. Enfin la quête des possibles rencontrerait encore l'histoire littéraire. D'abord parce qu'elle peut se concevoir comme quête d'une forme. Plus radicalement, car la téléologie trouverait un nouvel intérêt, ne serait plus un défaut de la pensée historique, mais pourrait montrer qu' une forme romanesque n'apparut pas qui pourtant aurait dû naître et qu'il reste à écrire ou à traquer là où on ne l'attendait pas.

La Théorie comme « rhétorique spéculative » ?

En somme, et malgré la prudence de M. Charles, il s'agirait d'intégrer un davantage de rhétorique dans notre culture du commentaire qui est peut-être à même d'en supporter un peu plus. Ce qui n'a rien d'innocent : la quête théorique des possibles et des cases aveugles engage une réflexion générale. À inventer des pratiques à partir de la théorie, on aura donc à (re) poser la question de l'inspiration, à revenir sur la définition de la poétique comme rhétorique, à s'interroger sur l'autorité du texte littéraire mais aussi du discours critique. Plus radicalement on aura à se demander quel est exactement le rapport entre la poétique et les textes effectivement écrits. Il est possible qu'une approche théorique spécule sur ce qui pourrait s'écrire, pense des textes qui n'existent qu'idéalement beaucoup plus qu'elle n'induit des règles de l'observation des textes déjà écrits. Il faut peut-être la peine en tout cas de revenir au partage entre induction et déduction dans nos pratiques théoriques et conjointement de redéfinir plus clairement ce que l'on peut encore attendre, dans ces conditions, d'une pratique du commentaire.

Retour au réel : et après, donc ?

On aura aussi — et cela une autre forme de réponse à la question du « et après ? », à revenir au rôle de la théorie : Il faudrait repenser notamment la pédagogie du littéraire : car l'enseignement de la théorie littéraire n'aura de sens que lorsqu'elle ne sera plus réduite à une scolastique mais favorisera l'apprentissage des pratiques. Si nous ne voulons pas que des générations s'usent les yeux à chercher les marques du narrateur dans le texte (et à préciser s'il est homo ou hétéro) ou à démontrer que ce texte est bien une autobiographie après études de ses différents pactes, il est sans doute urgent de se souvenir que la rhétorique est une pédagogie de la production. Non que l'enseignement primaire, secondaire et universitaire ne reconnaisse pas déjà le caractère formateur de la production littéraire. Il suffirait de rappeler que la théorie littéraire sert aussi à cela, et de proposer quelques exercices scolaires qui ne seront pas plus amusants (un exercice scolaire ne l'est jamais) mais en tout cas différents.

On aura également, sur un plan théorique et plus pratique, à repenser la relation entre l'auteur et le critique, et la distribution de leurs rôles respectifs. Qu'ont à faire des écrivains des possibles ainsi dégagés ? Écrire est-ce aussi théoriser sans le dire, à la recherche d'une case blanche ? Est-il admissible que le critique intervienne en aval et non en amont du texte ? Et que l'écrivain commente les propositions du critique ? Autant de questions qui engagent une réflexion sur l'imaginaire du créateur et du critique, sur les rôles que la société leur assigne.

Bref, et pour rendre d'emblée hommage à des plagiaires par anticipation que le lecteur aura reconnus, on jetterait les bases d'une théorie potentielle. La théorie potentielle conduira-t-elle à une pratique ? Ce n'est pas impossible ….

Notes de lectures

  • [[L'Arbre et la source, de M. Charles]]
  • La notion de case aveugle chez P. Lejeune
  • L'affaire autofiction : Doubrovsky face à Lejeune?
  • [[La fin de Nouveau discours du récit]]
  • La notion de case blanche chez Deleuze et dans la théorie structuraliste?
  • Quelques lectures de la tradition rhétorique : Aristote, Hermogène, Quintilien etc?


=Questions en cours d'élaboration=

  • Possible, impossible et potentialité?
  • Question d'épistémologie : impossible et invérifiable?
  • La théorie potentielle est-elle un formalisme ??
  • Case aveugle et validation théorique.?
  • Le rapport entre l'écrivain et le théoricien?


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Sophie Rabau

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Dernière mise à jour de cette page le 17 Mars 2008 à 17h14.