Atelier




Une bibliothèque philologique de poche («Philologie et liberté»), par Laurent Calvié.
Préface à Luciano Canfora, Le Copiste comme auteur. Toulouse, Marseille: Anacharsis, Série «Philologie», 2012 (p. 5-10).

Texte reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur et des éditions Anacharsis.




Une bibliothèque philologique de poche
(«Philologie et liberté»)


Que lit-on – ou plutôt qui lit-on –, lorsqu'on a sous les yeux le texte d'une œuvre littéraire (poétique, philosophique, historique, etc.) de l'antiquité classique, qui nous est parvenu au terme de mille mésaventures: tradition orale, dictée, remaniements d'auteur, mise en ordre de notes de cours, transcription en alphabet ionien, copies, corrections, corruption du support (incendie, inondation, pourrissement, rongeurs), passage du rouleau au codex, translittération en minuscules, accentuation et ponctuation, extraits, abrégés, citations et traductions, vulgates et éditions critiques? Et quel texte doit éditer le philologue qui se trouve au bout d'une telle chaîne? Telles sont les questions auxquelles Luciano Canfora, professeur de philologie classique à l'université de Bari, a consacré son Copista come autore (2002).

C'est tout d'abord un opuscule polémique. Avec la grande sérénité qui caractérise une pensée longuement mûrie, l'auteur y fustige en effet les «chasseurs d'archétypes», c'est-à-dire les adeptes du «monisme – ou monothéisme – textuel», dont la méthode, dite stemmatique, consiste à établir un arbre généalogique (stemma) des manuscrits conservés et à reconstituer leur ancêtre commun (l'archétype). L'ouvrage vise donc les sectateurs de la critique mécanique pour la première fois exposée more geometrico dans la Textkritik (1927) de Paul Maas[1]. Son «Prologue» s'ouvre ainsi sur une reformulation abrégée («Nous n'avons pas d'originaux des auteurs grecs et romains») du §1 de ce manuel: «Nous ne disposons pas de manuscrits autographes des classiques grecs et latins, pas même de copies des originaux, mais seulement de copies qui remontent aux originaux par l'entremise d'un nombre inconnu de copies intermédiaires et sont ainsi d'une fidélité douteuse[2]». Mais l'emprunt s'arrête là, car au lieu d'un petit traité de stemmatique, Canfora propose une analyse critique des six ou sept concepts fondamentaux de la critique textuelle que sont l'original, l'auteur, le copiste, la faute, l'archétype et la tradition (in)directe («Prologue» et ch. 1-3), au terme de laquelle la stemmatique apparaît comme une technique mécanique tout juste bonne à reconstituer un misérable plus-proche-commun-ancêtre-de-la-tradition, distant de quelques siècles à peine des plus anciens manuscrits conservés, mais séparé de l'original par un «abysse très tempétueux». Son exposé, fondé sur le témoignage des anciens eux-mêmes (ch. 5), bascule alors dans le domaine immense de l'histoire des textes antiques durant cette période tempétueuse et aborde différents aspects de leur tradition indirecte – l'ensemble des citations d'un texte présentées par d'autres textes– (ch. 4 et ch. 7-8), ainsi que les liens de l'histoire des textes avec celles du livre (ch. 6) et des bibliothèques (ch. 9).

Il copista come autore s'inscrit ainsi dans la tradition inaugurée par la Storia della tradizione e critica del testo (1934) de Giorgio Pasquali, qui, à l'aide d'une multitude d'exemples concrets, illustre l'idée que «la vie des textes est un domaine mouvant où la rigueur de la transmission mécanique intervient rarement» et cherche à «déterminer le bénéfice que la critique de texte peut tirer des travaux faits depuis plusieurs décades sur l'histoire des œuvres de l'antiquité»[3]. Loin d'être un simple «aspect de l'histoire de la culture[4]», l'histoire des textes ainsi conçue apparaît donc comme le nécessaire complément à apporter à la critique des textes. Canfora, qui a reconnu sa dette à l'égard de l'ouvrage de Pasquali[5], développe en particulier quatre des douze articles de ce que celui-ci appelait avec humour son décalogue de la critique: «la tradition des auteurs antiques n'est mécanique que là où le copiste se résigne à démissionner» (art. 6), «la transmission des textes n'est pas uniquement verticale, mais est souvent – et presque toujours, dans le cas des textes beaucoup lus et proprement scolaires– transversale ou horizontale» (art. 7), «les archétypes médiévaux peuvent avoir contenu des variantes alternatives, comme en présentent déjà les papyrus» (art. 9) et «dans l'antiquité, déjà, chaque exemplaire des auteurs beaucoup lus représente en quelque sorte une édition particulière, c'est-à-dire un mélange chaque fois ordonné différemment de variantes préexistantes, originales et bâtardes: dans l'antiquité, avait déjà commencé le processus de contamination, d'ajustement de différentes traditions, processus qui aboutit parfois à la formation d'une vulgate» (art. 10)[6].

Extrêmement lucide, Canfora ne partage ni l'optimisme de Pangloss, ni celui d'Edward Gibbon (ch. 9), ni même celui de Jean Irigoin, qui a soutenu avec quelque candeur que l'histoire des textes pouvait permettre de «remonter au-delà du texte alexandrin» et d'«atteindre un état beaucoup plus proche de l'original»[7]. Si le philologue italien écrit en 1999 qu'une enquête sur les phases initiales de celle-ci «pourrait apporter bien du neuf aussi sur le plan de l'édition critique», il sait déjà très bien que, même associée à la codicologie, à l'histoire du livre et à celle des bibliothèques, elle ne saurait atteindre «la chose en soi», qui est «au-delà de l'archétype», mais donne simplement les moyens «d'évaluer la qualité, l'importance historique, la provenance, etc., de cet exemplaire fortuit, dit archétype» et que «les plus grands dégâts s'étaient déjà produits, à diverses reprises, avant que les œuvres ne fussent prises en charge par les philologues alexandrins à l'époque hellénistique»[8]. Mais, dans Il copista come autore, il va encore plus loin: il y affirme en effet qu'en matière de textes antiques, il n'y a pas de chose en soi, parce que l'original est une illusion monothéiste, et qu'il n'y a pas non plus de tradition directe, parce que le texte que nous lisons est toujours, en définitive, l'œuvre du copiste, lequel n'est ni plus ni moins qu'un éditeur, c'est-à-dire un philologue. L'histoire des textes ne débouche donc pas sur la révélation de leur état originel, mais sur la reconnaissance de leur complexité en tant que produit d'une longue tradition: elle ne simplifie pas la tâche du critique, mais la complexifie au contraire, en inscrivant l'objet textuel dans la multiplicité et la mobilité du devenir historique.

Dans cette perspective immanente, les différences s'estompent et les frontières s'effacent: entre l'auteur et le copiste, entre le copiste et le philologue, entre la tradition directe et la tradition indirecte, entre la transmission des textes et leur histoire rétrospective, entre les textes anciens et modernes… Il copista come autore apparaît ainsi comme l'un de ces livres-bibliothèques, à l'étude desquels sont justement consacrés les chapitres 7 et 8 de l'opuscule. Comme la Bibliothèque de Diodore ou celle de Photios, dont il traite abondamment, c'est «un livre composé à partir d'autres livres». Canfora y a en effet rassemblé à peu près tout ce que les anciens ont écrit de la tradition de leurs propres classiques de la politique (historiens et orateurs) et y a joint d'abondants index, dont le plus long («Index des lieux cités») rassemble justement les références des passages des œuvres anciennes cités au fil de ses neuf chapitres: on y trouve réunis, «dans un seul et même entrepôt», les doux noms d'Anastase le Bibliothécaire, de Denys d'Halicarnasse, d'Épiphane de Salamine, de Jean Tzetzès, d'Isidore de Séville, de Nicétas David, de Zozime d'Ascalon et de tant d'autres… Conscient, comme Diodore de Sicile, «qu'on est en train de perdre quelque chose», Canfora fait de son livre une véritable bibliothèque philologique, qui forme comme le miroir de son objet d'étude. Car Il copista come autore a lui aussi son histoire… À l'exception de quelques remarques faites en passant sur la transmission du texte de l'Ancien Testament, des trois grands tragiques grecs ou d'Aristote, Canfora n'y traite que des auteurs qu'il a personnellement étudiés ailleurs à plusieurs reprises[9]: Thucydide, Démosthène, Xénophon, Diodore de Sicile, Photios, etc. Si, par une humilité qui l'honore, il n'y mentionne que quatre de ses travaux antérieurs (La Biblioteca scomparsa, La Biblioteca del patriarca, Conservazione e perdita dei classici et «Le cercle des lecteurs autour de Photius: une source contemporaine» (p.83, n.4), c'est indubitablement sur leur ensemble que repose pourtant son essai, qui apparaît ainsi comme un recueil d'excerpta ou un genre d'épitomé (un abrégé) de tout ce qu'il a précédemment écrit sur l'histoire et la critique des textes antiques: un épitomé tout à fait digne de ceux que les byzantins ont tirés de Diogène Laërce ou d'Athénée. Son chapitre 9 n'est par exemple qu'une seconde version des cinq dernières pages de sa conférence de Liège (1990) sur «La Bibliothèque d'Alexandrie et l'histoire des textes[10]». Voilà qui donne assurément du sel à ses affirmations sur «les variantes d'auteur» («Prologue» et ch. 1). À y regarder de près, l'opuscule de Canfora ressemblerait donc assez à une bibliothèque philologique de poche.

Livre de haute érudition, le Copista come autore, précisément publié en Italie dans une collection de poche (c'est le n°552 de la coll. «La Memoria» de Sellerio Editore, à Palerme), n'est nullement destiné au seul public des savants: tout comme La véritable histoire de la bibliothèque d'Alexandrie (1988), ses qualités littéraires incontestables lui permettent en effet d'être lu aussi agréablement qu'un recueil de nouvelles. Au détour d'une page, le lecteur pourra ainsi y rencontrer le Ménard de Borgès, le cinéma de Kubrick, le caractériel Kirk Douglas, le cocaïnomane Stevenson, le bibliomane Nodier, l'humour de Stoppard et bon nombre d'anecdotes non moins légendaires que croustillantes relatives à l'histoire des livres et des bibliothèques de l'Antiquité et du Moyen âge byzantin. Canfora, c'est bien entendu de la science, mais c'est aussi de la littérature.


«Philologie et liberté»
Ambérieu-en-Bugey, le 13 août 2011,
Laurent Calvié


Pages associées: Auteur, Philologie, Texte.



[1] Canfora en a présenté la traduction italienne et traduit le «Rückblick (1956)» (P. Maas, Critica del testo, Firenze, Le Monnier, 19723, p. 63-68).

[2] Paul Maas, Textkritik (1927), 2., verbesserte und vermehrte Auflage, Leipzig, B.G. Teubner Verlagsgesellschaft, 1950, p.5.

[3] [Alphonse Dain], «Pasquali. Storia della tradizione», Supplément critique au Bulletin de l'Association Guillaume Budé 8 (1936), p.7 et p.22.

[4] André Wartelle, Histoire du Texte d'Eschyle dans l'Antiquité, Paris, Les Belles Lettres, coll. «Collection d'Études Anciennes», 1971, p.12.

[5] Luciano Canfora, «De la quête de l'archétype à l'histoire des textes. Note brève sur la critique des textes à la française», Diogène 186 (1999), p.35.

[6] Giorgio Pasquali, Storia della Tradizione et critica del testo (1934), Seconda edizione, Firenze, F.Le Monnier, 1952, p.xvii-xviii.

[7] Jean Irigoin, «La transmission des textes grecs de l'auteur à l'éditeur d'aujourd'hui», Diogène 186 (1999), p.33.

[8] Luciano Canfora, «De la quête de l'archétype», op. cit., 1999, p.34-36.

[9] Voir la «Bibliographie textualiste de Luciano Canfora», ci-après [bibliographie non reproduite dans l'Atelier de Fabula].

[10] Luciano Canfora, «La bibliothèque d'Alexandrie et l'histoire des textes» (1992), Cahiers du CeDoPal (1), 2004, p.26-30.



Laurent Calvié

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